Ceausescu : Noël de sang

En 1989, alors que les  » révolutions de velours  » se succèdent à l’Est, le  » Conducator  » dirige toujours la Roumanie d’une poigne de fer. Mais les émeutes de Bucarest, le 21 décembre, font tout basculer : le 25, le dictateur et sa femme sont fusillés au terme d’un procès expéditif.

E st-ce la rage, l’impuissance ou la peur ? Un frisson parcourt l’échine de Nicolae Ceausescu, ce 21 décembre 1989. Son visage, éclairé par un pâle soleil d’hiver, n’est plus qu’un masque pétrifié. Seule l’extrémité de son nez, tranchante comme un carreau d’arbalète, rappelle encore les traits du Conducator, cet homme aux pouvoirs de demi-dieu qui conduit la Roumanie communiste depuis un quart de siècle.

Quatre jours plus tôt, des émeutes ont éclaté à Timisoara, dans l’ouest du pays, en riposte à l’expulsion de son église du pasteur Laszlo Tokes. Les forces de sécurité ont tiré sur la foule. Un carnage. A peine rentré d’un voyage en Iran, le chef de l’Etat convoque un meeting, retransmis en direct à la télévision, devant le siège du comité central, à Bucarest. Au pied du balcon : la claque ouvrière. Mais une clameur monte, impossible à étouffer :  » Timisoara ! Timisoara ! Timisoara !  » Avant de se retirer précipitamment, Ceausescu peut apercevoir ces drapeaux roumains, bleu-jaune-rouge, dont les manifestants ont énucléé les armoiries communistes. Cet étendard cyclopéen devient le symbole d’une révolte sur le point d’emporter l’une des dernières dictatures staliniennes d’Europe.

Le septuagénaire ne fait plus confiance qu’à sa femme

Prague, Varsovie, Berlinà Les révolutions de velours se succèdent depuis que l’URSS de Gorbatchev tente de rénover le système communiste. Ceausescu, lui, a toujours entretenu le ressentiment nationaliste de ses compatriotes envers les Russes : sa condamnation de l’intervention à Prague en 1968 lui a même valu une certaine estime en Occident.  » Ceausescu était le produit du conflit entre deux mondes. Dès lors que les deux acteurs se tendaient la main au-dessus de la Roumanie, il devenait inutile « , analyse ainsi Gelu Voican Voiculescu, ministre dans le premier gouvernement post-Ceausescu. En s’arc-boutant sur les dogmes les plus rigides du stalinisme, en imposant le culte de la personnalité, le dictateur s’est isolé, rudoyant les affidés et brutalisant les opposants livrés à la Securitate (police politique). Désormais, le septuagénaire ne fait plus confiance qu’à sa femme, Elena, n° 2 du régime : il rechigne à affronter la réalité, à commencer par ses problèmes de prostate.

Après son meeting calamiteux du 21 décembre, Ceausescu refuse toujours de voir les choses en face.  » J’étais la dernière personne à le rencontrer ce soir-là, témoigne l’ancien ministre Stefan Andrei, qui aujourd’hui vit au milieu de ses plantes et de ses souvenirs. Il était calme, inconscient du danger. Jamais il n’a envisagé de se mettre à l’abri. Sinon, pourquoi serait-il allé se coucher à 23 heures ?  » Dehors, dans les rues de Bucarest, une soldatesque déchaînée mitraille et tue.

A 5 heures, le lendemain, la capitale s’éveille, alors que les balayeurs nettoient à grande eau le sang versé sur les barricades place de l’Université. Cette journée du 22 décembre sera décisive.

Vers 9 h 30, la radio annonce le  » suicide du traître Milea « , ministre de la Défense. Nicolae Ceausescu fait alors appel au général Victor Stanculescu, avec lequel il entretient des rapports ambigus. Brillant officier, amateur de cinéma occidental (il ne cache pas son admiration pour l’acteur britannique James Mason), Stanculescu tranche avec la fadeur des cadres militaires roumains. Mais le Conducator se méfie de ses succès féminins qui pimentent les rapports du KGB. Et de son ambition (voir l’encadré page suivante).

Le chef de l’Etat l’ignore encore mais Stanculescu a déjà pris ses distances avec la répression : en fin de matinée, il donne secrètement l’ordre aux régiments de regagner les casernes et propose au couple présidentiel de l’exfiltrer par les airs, espérant, dit-il, un exil en Bulgarie. A 12 h 09, une fois les antennes du toit cisaillées, le pilote de l’héli-coptère arrache les Ceausescu et ses gardes du corps à une foule menaçante. L' » oiseau  » (son nom de code à la radio) cherche un abri sûr. Nicolae Ceausescu opte pour Targoviste, ville industrielle, dans le piémont des Carpates.

Finalement, l’hélico se pose le long de la nationale 7, à Salcuta. Pour la première fois, le couple se frotte au pays réel, dont les biens sont systématiquement exportés pour rembourser les dettes. On y crève de faim. Ce 22 décembre, vers 13 heures, Marius Popescu, directeur d’une unité agricole d’Etat, son chef comptable et une caissière rentrent en tracteur d’une bourgade proche. A la banque, ils ont appris à la radio la fuite du dictateur. Et voilà que Popescu aperçoit ce gros hélico, en plein champ. Il découvre bientôt un Ceausescu  » démoli « .  » Son menton tremblait. Elle, faisait meilleure figure, relate aujourd’hui l’aimable retraité, encore abasourdi par cette rencontre. Il y avait un plan grandiose pour les empêcher de fuir en fermant les frontières. Et ils étaient là, deux vieux, sur le bord d’une route, en train de faire du stopà « 

Le tyran déchu attendu à coups de pierres

Vingt-trois minutes après l’atterrissage, les Ceausescu sautent dans la voiture d’un automobiliste avec leur garde du corps. Le tyran déchu espère se mettre sous la protection des ouvriers du combinat de Targoviste. Il se berce encore d’illusions : on l’attend à coups de pierres depuis que Popescu a donné l’alerte en appelant laà télévision.

A Bucarest, le studio 4 est en effet devenu l’épicentre du Front de salut national, le QG de l’insurrection. L’Histoire se noue en direct et en mondovision, alors que, des rues adjacentes, des snipers tiennent sous le feu ce pouvoir fragile. A 100 kilomètres de là, de caillassages en fuite dans les bois, les Ceausescu finissent dans une caserne militaire de Targoviste, quartiers de l’unité antiaérienne 01 417.

Le lieutenant-major Iulian Stoica se souvient parfaitement de leur arrivée discrète dans une Aro (4 x 4 roumain) blanche, peu après 18 h 30.  » Pour lui, la fouille a révélé un agenda vierge et un stylo. Pour elle, un sac de femme. C’est tout « , souligne l’officier. Malgré des ordres destinés à prévenir tout suicide concerté, le couple passe la nuit du 22 au 23 dans le même lit.  » A 2 heures du matin, ils avaient trouvé le sommeil, enlacés « , témoigne Stoica, désigné avec un camarade pour les surveiller. Le lendemain, Ceausescu se reprend. Il menace, promet de l’argent et des honneurs à ses geôliers en échange de sa liberté. Le dictateur refuse de manger le gras de porc qu’on lui sert, à cause de son diabète. Les soldats déplacent le couple de bâtiment en bâtiment pour parer à un lynchage ou à une opération de libération.

Le destin des Ceausescu se joue le 24 décembre, lorsque le Front de salut national, divisé sur le sort à leur réserver, opte pour un  » procès « . On improvise un tribunal à la hâte. Le procureur du parquet militaire, Dan Voinea, alors âgé de 39 ans, rédige le réquisitoire, le 25 décembre au matin.  » Je n’avais reçu aucun ordre, assure-t-il. Mais étant donné les charges retenues – génocide, crime contre l’humanité, destruction de l’économie nationale -, l’issue s’imposait : c’était la peine de mort. « 

En cette période où rien n’est sûr, pas plus les gens que le ciel, le général Stanculescu impose la fermeture de l’espace aérien. Le 25 décembre au matin, il saute dans l’un des cinq hélicos qui décollent du stade de Ghencea. Cette petite armada de juges, de greffiers et de militaires emporte un long ruban de soie jaune qu’on jettera à l’approche de la caserne, à main droite, pour éviter toute méprise. Les engins frôlent les lignes à haute tension et les puits de pétrole. Les c£urs battent au rythme des pales : Apocalypse Now, la trouille au ventreà

Les cadavres du couple exécuté sont égarés

Le tribunal, à qui le dictateur dénie toute légitimité, a remisé les Ceausescu derrière deux tables en bois qui ressemblent férocement à quatre planches de cercueil. Moins d’une heure plus tard, les derniers mots des condamnés se perdent dans les rafales, lâchées à la hâte. Sur les images, on aperçoit de vagues silhouettes mordre la poussière, au pied d’un mur. Les corps sont ensuite promptement enveloppés dans des toiles de tente. Au retour à Bucarest, laissés sans surveillance, les cadavres seront égarés plusieurs heures, provoquant un affolement généralà En songeant aux conditions du jugement, Dan Voinea, l’ex-procureur devenu professeur d’université, dénonce avec force une  » révolution confisquée  » par des apparatchiks :  » Ceausescu a été sacrifié pour préserver l’administration du pays. Ainsi, on dédouanait le système. Nous avons perdu l’occasion d’un procès historique, celui du communisme, qui reste à faire. « 

Alors que la nuit gagne, ce 25 décembre, la situation se stabilise enfin (on compte plus de 1 100 tués dans le pays). Le patron du Steaua, club de foot emblématique de Roumanie, invite même le général Stanculescu à se restaurer. Mais, dans cette ville ouverte qu’est devenue Bucarest, l’eau est coupée. A la guerre comme à la guerre : l’officier s’empare d’une bouteille de whisky et se lave les mains.  » Comme Ponce Pilate, lâche le général dans un sourire triste. C’est seulement en rejoignant la table que j’ai réalisé : nous étions le jour de Noëlà  » Cinq jours plus tard, dans le cimetière de Ghencea, des soldats recouvrent deux cercueils d’une terre noire et grasse. La neige, qui commence enfin à tomber, les ensevelit comme un linceul.

MARION GUYONVARCH ET ÉRIC PELLETIER, À BUCAREST

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