» Ce sentiment que l’épidémie prendrait ma vie « 

Qui aurait cru, en 1981, que huit Californiens gays malades du sida formeraient, trente ans plus tard, l’avant-poste des 60 millions de personnes infectées dans le monde ? Peter Piot, premier directeur de l’Unaids, l’agence de l’ONU créée en réponse à la pandémie, en avait pourtant vu d’autres, lui qui venait de risquer sa peau au Zaïre, pour isoler l’origine de la fièvre hémorragique foudroyante Ebola… Chasseur de virus, Piot ? Pas seulement. Ce Belge impavide, aimable, efficace et tenace, publie aujourd’hui, à 63 ans, de palpitants Mémoires intitulés No Time to Lose, qui se lisent autant comme un thriller d’aventure qu’un manuel diplomatique. Car l’extrême complexité des infections virales qui jalonnent sa route l’a toujours forcé à se frotter aux dures lois des réalités politiques. Devenu expert en global health (la santé publique dans le monde), Piot, qui a déjà écrit une quinzaine d’ouvrages, partage ici ses rencontres décisives au sommet (avec Mobutu, Clinton, Bush, Mandela, Mbeki ou Castro), comme ses propres angoisses devant la propagation du fléau. No Time to Lose n’est pas une histoire définitive du sida. C’est un livre où l’auteur en inclut plusieurs, à la découverte des virus… et de lui-même.

Le Vif/L’Express : L’histoire débute en 1976. Vous avez alors 27 ans et venez de recevoir, à l’Institut de médecine tropicale d’Anvers, un prélèvement de sang d’une missionnaire flamande décédée au Zaïre d’un agent pathogène inconnu…

Peter Piot : Oui. Le flacon est accompagné d’une petite note manuscrite où figurent les mots  » Fièvre jaune ? « . Alors on applique à cet échantillon la routine habituelle pour cette maladie. Ensuite, on pense plutôt avoir affaire à un virus proche de celui de Marburg. Mais non… Puis on s’inquiète :  » Oh mon Dieu, c’est quoi ce truc ?  » C’était très excitant et assez effrayant à la fois. Jusqu’à ce que les Centres de contrôle des maladies, à Atlanta, nous confirment, avec certitude, qu’il s’agit bien d’un virus neuf : il sera baptisé Ebola, d’après une rivière congolaise avoisinant la localité d’où sont issues les premières victimes.

Et donc, avec une équipe internationale, vous mettez immédiatement le cap sur la zone épidémique de Yambuku, en RDC, où la rumeur affirme que des centaines de cadavres jonchent les rues, et que même les oiseaux qui la survolent meurent infectés…

C’est ça. Le pilote nous dépose sans même éteindre les moteurs, au milieu de nulle part, en plein c£ur de la forêt. Et les trois choses que nous voulons directement savoir sont : combien de personnes sont touchées, où, et comment tout ça a commencé. Mais il apparaît vite que personne n’a survécu à la contamination, excepté deux infirmières. Et qu’on n’a aucun indice sur le mode de propagation du virus : se transmet-il via l’air ? la nourriture ? l’eau ? le sexe ? la toux ? une simple poignée de main ? Il nous a fallu encore du temps avant de le découvrir…

A l’époque, vous couriez des risques. Vous rappelez-vous votre état d’esprit ?

Pour être honnête, c’était un mélange de curiosité scientifique et d’appel à sauver des vies. Quand vous êtes témoin d’un tel désastre, il n’y a pas une minute à perdre. C’est votre mission d’y mettre le holà. C’est aussi pour ça que j’avais choisi la médecine et l’épidémiologie…

Et pourtant plusieurs de vos professeurs ont tenté de vous dissuader d’entreprendre une carrière dans le domaine des maladies infectieuses !

Exactement ! Le sentiment qui prévalait au début des années 1970, c’est qu’aucune épidémie n’était plus en vue, que tout était résolu. Puisqu’on disposait désormais d’antibiotiques et de vaccins, pourquoi perdre encore son temps dans cette voie ? Mais je suis quelqu’un de têtu, et j’avais vraiment développé un grand intérêt pour les microbes et les gens. Et voilà : rien que dans ma courte existence, j’ai vu émerger Ebola puis d’autres virus… dont le sida, évidemment.

Ebola, à côté du VIH, c’était juste… un débutant.

En 1983, des patients africains se mettent à converger à l’hôpital Saint-Pierre, à Bruxelles, puis à y décéder, au service des maladies infectieuses du Pr Nathan Clumeck. Ils meurent également dans leurs pays d’origine (Zaïre, Rwanda), et par milliers, là-bas. Alors, six ans après Ebola, une équipe se remet en route pour Kinshasa. Nous y découvrons cette immense épidémie hétérosexuelle. Là, j’ai compris que l’heure était grave. Parce qu’à l’époque on n’avait aucune piste. On ne savait même pas la cause de tout ça, puisque le virus n’avait pas encore été isolé. Bien sûr, c’était excitant. Mais on a tout de suite perçu que la lutte se mènerait à une autre échelle qu’avec Ebola…

Qu’est-ce qui rendait le virus du sida si exceptionnel ?

Il était invisible, incontrôlable. Surtout, sa très longue période d’incubation prenait par surprise. Avec Ebola, vous mouriez deux semaines après l’infection. Ici, au début, on ne savait même pas que les individus contaminés pouvaient être asymptomatiques, c’est-à-dire porter le virus en eux pendant dix ans, en restant en parfaite santé… En Afrique, nous constations en outre que la plupart des personnes infectées étaient des femmes. Ça aussi, c’était très neuf. Parce qu’en Occident la maladie touchait d’abord les homosexuels. Enfin, le fait que le virus soit tellement lié au sexe et aux drogues, qu’il frappe des catégories de personnes moins  » populaires « , le rendait également très particulier.

Quand, devenu expert en santé publique universellement reconnu, vous prenez la tête de l’Unaids, en 1995, vous pensez que c’est  » mission impossible  » ?

Oui et non. Non. Sinon je n’aurais pas mené ce combat. Mais j’imaginais que les complications, à ce poste, viendraient surtout des aspects organisationnels et culturels. Or c’est vraiment un combat politique que j’ai dû mener, durant toutes ces années.

Oter votre tenue de scientifique pour enfiler celle d’un pur négociateur, c’était cela ?

Oui, de 1995 à 2008, j’ai l’impression d’avoir passé toute ma vie dans des réunions ! Le plus dur fut de convaincre sans répit les chefs d’Etat de mettre le sida à leurs agendas. Depuis les années 1980, beaucoup de leaders niaient farouchement que le sida puisse exister dans leurs propres frontières. Ils avaient des yeux, mais ne voulaient pas voir… Thabo Mbeki, le président sud-africain qui a succédé à Nelson Mandela, fut un des plus coriaces : il a longtemps rejeté le lien entre le virus et la maladie, à une époque où elle faisait chaque jour 800 morts dans son pays. Il s’obstinait à prétendre que c’était la pauvreté… Mais j’ai toujours eu une vision à long terme : ça ne marchait pas aujourd’hui ? Je recommençais le lendemain ! J’étais plus fâché que découragé, en fait.

Vous avez aussi passé une soirée à discuter avec Fidel Castro, dans son palais présidentiel. Et vous l’avez convaincu…

Cuba avait alors des troupes stationnées en Afrique, dont pas mal de militaires revenaient contaminés. Une fois testés, les soldats séropositifs étaient envoyés dans des  » sanatoriums « , qui étaient en réalité des sortes de prisons. Et… on ne discute pas facilement des droits de l’homme avec Castro. Mais il a quand même accepté d’ouvrir ces geôles, et de faire de ces ex-soldats infectés des éducateurs dispatchés dans les écoles pour parler de prévention.

Quelles sont vos victoires qui vous paraissent les plus remarquables, aujourd’hui ?

Elles se sont produites quasi simultanément, au tournant de 2000 et 2001, quand quarante chefs d’Etat décident d’unir réellement leurs efforts, aux Nations unies. Ce fut aussi la baisse (de plus de 90 % !) du prix des médicaments anti- rétroviraux, pour laquelle on se battait depuis tant d’années. Sans elle, il était impossible d’offrir un traitement à grande échelle. Et aussi la création d’un Fonds mondial pour canaliser les moyens disponibles, grâce à l’engagement de George Bush, qui a vraiment étonné tout le monde, là.

Avec le recul, auriez-vous agi différemment ?

Je reste hanté par la question de ce qu’on aurait pu faire plus tôt et plus vite. On a perdu beaucoup de temps, au début. J’aurais dû mener un combat politique plus rapidement. Aller directement secouer les chefs d’Etat.

Sait-on combien de vies auraient pu être épargnées si vous aviez eu, face à vous, des dirigeants responsables ?

Des chercheurs de Harvard ont tenté d’estimer ce coût en termes de vies humaines. Le refus initial de Mbeki d’admettre autant la transmission verticale du virus (de la mère à l’enfant) que l’efficacité du traitement antirétroviral a probablement entraîné 300 000 morts superflues. En Russie aussi, la lenteur et le déni ont emporté des centaines de milliers de vies. Mais la lutte contre le sida a quand même porté ses fruits. Si sept millions de personnes sont actuellement sous traitement dans les pays en développement (elles étaient 200 000 il y a dix ans !), c’est grâce à nos actions.

On a donc quand même tiré des leçons du passé ?

Oui ! Beaucoup ! Mais est-ce qu’on va les appliquer ? C’est toujours la question ! Le monde a beau être terriblement sophistiqué et technicisé, il est, paradoxalement, devenu plus vulnérable qu’avant. De nouveaux virus sont découverts en permanence, en particulier chez les animaux qui sont eux-mêmes en contact avec les humains : jadis, quand votre basse-cour attrapait une salmonellose, ça infectait quelques volailles et puis basta. Maintenant, avec les fermes d’élevage et la mobilité accrue, ce sont des millions de poulets malades qui risquent d’être disséminés à travers toute la planète. Faire en sorte que notre nourriture soit absolument sûre est un des grands défis de la production alimentaire globalisée. Mais je retiens aussi, comme leçon, que la solidarité peut faire des miracles. Et que la science change parfois complètement la donne : contracter le sida n’implique plus d’être d’office condamné à mort, de nos jours.

Qu’est-ce que la science ignore encore, à propos du sida ?

On n’a toujours aucun vaccin, après plus de trente ans. Et on n’en guérit toujours pas. On ne sait pas encore parfaitement comment il pénètre dans un hôte ni comment éliminer les virus dormant dans le cerveau. On entend parfois dire que c’est la fin du sida. Moi, je ne suis pas si optimiste. Encore maintenant, le virus tue presque deux millions de personnes par an (essentiellement en Afrique subsaharienne). Et deux millions de nouvelles infections s’ajoutent chaque année : principalement dans les pays de l’ex-bloc de l’Est, mais le taux augmente aussi en Belgique, en Grande-Bretagne, etc. Il y a une baisse généralisée de la vigilance dans toute l’Europe occidentale.

La pandémie suivante, quelle sera-t-elle ? Et saurons-nous l’anticiper ?

Non. La dernière épidémie de grippe est partie du Mexique. Alors que tous les scientifiques guettaient la Chine ou, du moins, l’Asie… Il est absolument certain qu’on aura un jour une terrible pandémie de grippe mondiale. Sans oublier que les vieux problèmes sont toujours présents : la polio existe encore au Pakistan, en Afghanistan et dans certaines régions du Nigeria. Mais la plus grande menace vient actuellement du véritable tsunami des maladies chroniques, comme le diabète et l’obésité. Certes, elles ne sont pas contagieuses. Mais elles présentent toutes les caractéristiques d’une épidémie. Les Etats-Unis ne sont plus les seuls touchés : ces maladies se sont maintenant étendues à l’Europe, à l’Asie, au Moyen-Orient, à l’Amérique latine, aux Caraïbes… Dans toutes ces régions-là, maintenant, la première cause de mortalité est directement liée aux mauvaises habitudes alimentaires, au style de vie sédentaire, à la cigarette et à l’absence d’exercices…

Quel conseil donnez-vous régulièrement à vous-même ? Et aux autres ?

Un : toujours s’adapter à des environnements changeants. Deux : être persévérant, ne jamais renoncer à ses objectifs. Trois : avancer prudemment, pas à pas. En fait, j’applique la  » théorie du caméléon « , celle que préconise mon successeur et ami malien Michel Sidibé, l’actuel directeur exécutif d’Unaids.

No Time to Lose. A life in Pursuit of Deadly Viruses, par Peter Piot, WW Norton & Company. Le livre a été traduit en néerlandais sous le titre Geen tijd te verliezen, chez Lannoo.

Propos recueillis par Valérie Colin

 » Le monde a beau être terriblement sophistiqué et technicisé, il est, paradoxalement, devenu plus vulnérable qu’avant « 

 » Le sentiment qui prévalait au début des années 1970, c’est qu’aucune épidémie n’était plus en vue « 

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