Ce Russe qui monte sur le rocher

Propriétaire de l’AS Monaco, Dmitry Rybolovlev veut faire de son club de foot un grand d’Europe. Ce milliardaire très secret a mis son immense fortune au service de cette ambition. A moins que ses problèmes conjugaux ne compliquent ses affaires…

De la terrasse circulaire, agrémentée d’une immense piscine et d’une quinzaine d’arbres, la vue sur Monaco est imprenable. Au pied de l’immeuble la Belle Epoque, dont il occupe les deux derniers étages – les quatre autres accueillent des banques -, voici la marina et son armada de yachts rutilants. A gauche, le palace l’Hermitage est mitoyen, et la célèbre place du Casino se trouve à deux pas. A droite, à quelques encablures, le Rocher et le palais du prince Albert II se dessinent dans l’azur. Quand il a racheté, en 2010, ce penthouse de 2 000 mètres carrés pour la somme de 240 millions d’euros, Dmitry Rybolovlev est sorti du lot des richissimes Russes qui fréquentent la Principauté. Car cette demeure est l’appartement de trois chambres le plus cher du monde : d’un luxe inouï avec aussi une  » panic room « , pour se réfugier en cas de danger. C’est d’ailleurs dans cette chambre forte inviolable que le banquier libanais Edmond Safra, un ancien propriétaire des lieux, avait trouvé la mort, asphyxié lors d’un incendie criminel en 1999.

Mais Dmitry Rybolovlev n’est pas superstitieux. Cet homme de 46 ans, en instance de divorce et père de deux filles, croit en sa bonne étoile. Il faut dire que sa richesse est évaluée à 7 milliards d’euros, ce qui lui confère la 119e fortune mondiale en 2013, selon le magazine Forbes. Ce cardiologue de formation, devenu oligarque grâce au potassium de l’Oural, est un homme secret.  » Distant, voire glacial « , d’après quelques personnes qui l’ont approché et acceptent de parler de lui, sous le sceau de l’anonymat. Il est vrai qu’il ne parle que le russe, et ne se déplace jamais sans un interprète. Les rares fois où il regagne la Belle Epoque par l’entrée principale, on l’entrevoit escorté par ses gardes du corps.

Résident monégasque, aspirant à en décrocher la nationalité pour des raisons essentiellement fiscales, Rybolovlev n’assiste qu’aux événements mondains de premier choix. L’année précédente, il était à la table de la princesse Caroline, à l’occasion du traditionnel bal de la Rose. Le 5 juillet dernier, le milliardaire figurait parmi les invités du pique-nique gastronomique orchestré par Alain Ducasse, à l’occasion des 150 ans de la Société des bains de mer (SBM), l’entreprise d’Etat qui gère les casinos et les principaux lieux de villégiature de Monte-Carlo. Plus inattendu : trois jours plus tard, il assistait au show très hot de Rihanna, la star du R’n’B. Cela dit, le prince Albert II, Charlène Wittstock et Charlotte Casiraghi étaient aussi de la party…

Le milliardaire russe briserait-il la glace, lui qui n’accorde presque jamais d’interviews et exige de ses collaborateurs la plus grande discrétion ? Ou met-il soigneusement en scène son influence croissante sur le Rocher ? Une chose est sûre : sa prise de contrôle, en décembre 2011, de l’AS Monaco, le club de football au maillot rouge et blanc, l’a projeté en pleine lumière : pour la première fois, l’Etat monégasque renonçait à sa mainmise sur l’équipe professionnelle.

Les milliardaires russes n’ont pas toujours bonne presse dans la Principauté. L’origine de leur fortune suscite parfois de troublantes questions. Lorsqu’il a une première fois tenté sa chance en avril 2011, Rybolovlev s’était vu opposer un refus poli. Tirant les leçons de son échec, il a aussitôt pris attache avec deux hommes d’influence, Willy de Bruyn, l’un des administrateurs de la puissante SBM, et Jean-Marc Goiran, agent sportif et ami d’Albert II. Grâce à ces intermédiaires bien choisis, le Russe obtient l’accès au prince. Il peut lui exposer son projet.

Les Qataris du PSG n’ont qu’à bien se tenir

Dans le courant de l’été, la solution est entérinée, sans doute au soulagement d’Albert. Le club coûte beaucoup d’argent à l’Etat monégasque pour des résultats sportifs alors catastrophiques. N’est-il pas à ce moment en passe d’être rétrogradé en national pour jouer avec des clubs amateurs ?  » La Principauté ne souhaitait plus financer totalement le club, confirme Willy de Bruyn. M. Rybolovlev est un passionné de football. Résident monégasque, il a logiquement souhaité investir dans l’ASM.  »  » Il a su convaincre que son projet s’inscrivait dans la durée « , ajoute Jean-Marc Goiran. La preuve ? Avant même son arrivée à la tête d’un club encore en Ligue 2, il s’engage à investir 100 millions d’euros en quatre ans. Le 23 décembre 2011, le rachat est conclu pour 1 euro symbolique.

La remontée en Ligue 1 acquise en juin dernier fait furieusement flamber les ambitions… et les dépenses. En quelques semaines, le président Rybolovlev lâche au moins 166,2 millions d’euros pour le mercato le plus luxueux de la saison (seul le Real Madrid a dépensé plus cet été : 173,5 millions d’euros). Sa tête d’affiche lui coûte 60 millions d’euros. En provenance de l’Atletico Madrid, Radamel Falcao est l’un des attaquants les plus convoités d’Europe. Le nouveau boss de l’ASM s’est impliqué lui-même dans la négociation, en discutant directement avec Jorge Mendes, le représentant de la star colombienne et homme clé du recrutement monégasque. Ce dernier défend aussi les intérêts de Joao Moutinho et James Rodriguez, arrachés à Porto pour 45 et 25 millions d’euros. Les Qataris du Paris Saint-Germain n’ont qu’à bien se tenir. Monaco vise la Ligue des champions dès la saison prochaine et le gotha européen.

Iles, yacht géant, chalets suisses et tableaux de maîtres

Aujourd’hui, il n’y a plus aucun doute. Le grand patron, c’est Rybolovlev. Son pouvoir excède même ses 66 % de participation dans le capital de l’ASM. Il a mené à la tête du club une campagne de russification : les directeurs exécutif, administratif et sportif sont désormais des compatriotes du président. Avec une coloration plus internationale donnée au reste du personnel. L’entraîneur, Claudio Ranieri, au savoir-faire reconnu, est italien. Un Anglais, un Belge (Filips Dhondt, directeur général opérationnel), et bien sûr quelques Français, se trouvent aussi dans l’organigramme. Du coup, des figures historiques de l’ASM ont dû quitter la place ou être mises sur le banc de touche.

Dmitry Rybolovlev compte bien voir son équipe briller dès la première journée. Même si, pour lui, Monaco ne se résume pas à 11 joueurs sur un terrain. Le prestige de la  » marque  » explique aussi son engagement. La Principauté  » renvoie une image d’élégance et de luxe unique au monde « , souligne un Monégasque influent. L’ASM, dont le logo a été redessiné pour faire ressortir en toutes lettres  » Monaco « , veut se hisser au rang des plus gros vendeurs de maillots, à la manière des Anglais de Manchester United ou des Espagnols du Real Madrid.

L’essentiel des avoirs de Rybolovlev a été placé dans des paradis fiscaux, dont au moins deux trusts chypriotes, Aries et Virgo. Le premier contrôle Odella Resources, une société enregistrée aux îles Vierges britanniques. Par son intermédiaire, le patron de l’ASM a acquis en septembre 2010 9,7 % du capital de Bank of Cyprus, pour un montant de 223 millions d’euros. C’est aussi grâce à Aries trust qu’il a offert à sa fille Ekaterina, en avril dernier, les îles de Skorpios, ancienne propriété de l’armateur Aristote Onassis, et de Sparti, au prix de 117 millions d’euros. Virgo, quant à lui, gère entre autres le yacht My Anna, du nom de la fille cadette du milliardaire. Long de 67 mètres et immatriculé aux îles Caïmans, le somptueux navire est estimé aujourd’hui entre 60 et 68 millions d’euros. Le même trust, par le biais d’une autre société immatriculée aux îles Vierges britanniques, abrite également une collection de tableaux de maître : Degas, Van Gogh, Modigliani, Picasso, Chagall, etc., et des meubles d’époque. Leur valeur avoisine les 500 millions d’euros. A tous ces avoirs il faut encore ajouter un patrimoine immobilier colossal, disséminé dans une demi-douzaine de pays et dans les endroits les plus chics. Outre la Belle Epoque, à Monaco – détenue par un autre trust chypriote, Domus – Rybolovlev a acquis, pour lui-même ou pour le compte de ses filles, la Maison de l’Amitié, à Palm Beach (Floride), pour 71 millions d’euros en 2008, une villa à Hawaii (15 millions d’euros), deux chalets de grand luxe à Gstaad (Suisse). Cette dernière opération lui a coûté 158 millions d’euros. A Paris, il s’est offert un hôtel particulier rue de l’Elysée, avec vue sur le palais présidentiel, sous couvert de la SCI Ankatel. L’enfant de Perm, sa ville natale, au pied de l’Oural, n’a pas totalement oublié la Russie. Il possède en effet toujours un appartement dans l’hôtel Moskva en face de la place Rouge, ainsi que le centre commercial Voentorg, à Moscou.

Cet immense patrimoine, dont l’étendue n’est même pas entièrement connue, est devenu un souci pour son propriétaire. Il y a presque cinq ans, alors que le couple réside encore en Suisse, son épouse, Elena, demande le divorce. Lassée des incartades de son richissime époux, l’ex-étudiante en médecine exige la moitié de sa fortune pour en finir avec une union vieille de dix-huit ans. Ses soupçons avaient été éveillés dès 2005, lorsque son mari lui avait demandé de signer un document la privant d’une partie de ses droits. Au même moment, Dmitry Rybolovlev avait constitué les deux trusts chypriotes sans l’en informer…

La procédure de divorce est toujours en cours. Elena, qui vit en Suisse avec sa cadette, Anna, tente par tous les moyens d’obtenir gain de cause. Un cauchemar pour son futur ex-mari ? Il est vrai que les sommes en jeu sont bien supérieures à ce que lui réclame la ligue professionnelle de football pour régulariser la situation de l’AS Monaco. Le club bénéficie en effet depuis 1933 d’un statut fiscal dérogatoire, un avantage conséquent par rapport à ses 19 concurrents en première division. Les salaires versés aux joueurs en rouge et blanc sont exonérés d’impôt. Faute de négociation, le différend sera tranché à l’automne par le Conseil d’Etat. D’ici là, Dmitry Rybolovlev aura peut-être encore agrandi son patrimoine monégasque. La rumeur locale le voit déjà propriétaire d’un penthouse de 3 300 mètres carrés, perché à 170 mètres de hauteur, au dernier étage de la tour Odéon. Estimé à 300 millions d’euros, il est l’appartement le plus cher du monde.

Par Pascal Ceaux et Boris Thiolay

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