Ce que cache l’affaire Mitterrand

Les écrits du ministre français de la Culture sur le tourisme sexuel ont déclenché la polémique. Certains non-dits – et des propos oubliés – interpellent. Si l’extrême droite a été à la manouvre, Nicolas Sarkozy, lui, est pris à contre-pied. Histoire d’une séquence qui marquera le quinquennat.

Montpellier, 3 mai 2007. Nicolas Sarkozy sera élu, il le sait déjà, à la tête de l’Etat français, trois jours plus tard. Tous les sondages concordent. Le discours qu’il tient pour le dernier meeting de sa campagne n’est donc pas comme les autres. Car il énonce le testament du candidat en même temps que le portrait du président. Et que dit-il, ce jour-là ?  » Je veux être le candidat de cette France qui souffre et non celui des appareils, celui des notables, celui des élites. Je veux être le candidat du peuple.  » Il définit là l’une des clés de sa réussite : il a joué la France d’en bas contre Saint-Germain-des-Prés, il a joué l’électorat ouvrier contre  » le café de Flore « . Il a joué, il a gagné.

C’est ce choix politique fondateur, et donc fondamental, de Nicolas Sarkozy, que remet en question l’affaire Mitterrand. Une certaine idée de l’égalité, une justice accusée de fonctionner à deux vitesses, notamment sur les affaires de m£urs, qui alimentent volontiers l’imaginaire d’une opinion traumatisée par une série de faits divers.  » Selon que vous serez puissant ou misérable, Les jugements de cour vous rendront blanc ou noirà  » Le 27 septembre, le ministre de la Culture juge  » absolument épouvantable  » l’arrestation du cinéaste Roman Polanski en Suisse,  » pour une histoire ancienne qui n’a pas vraiment de sens « . En réalité, une procédure, ouverte en 1977, pour des  » relations sexuelles illégales  » avec une mineure de 13 ans. Il précise qu’il a évoqué le sujet avec le président. Le lendemain, un proche conseiller du chef de l’Etat raconte que Nicolas Sarkozy a appelé Frédéric Mitterrand pour le féliciter du choix de ses mots et qu’il a demandé au ministère des Affaires étrangères français de suivre le dossier de très près.

Coup médiatico- politique

Le cas Polanski rend le terrain propice aux attaques contre le neveu de l’ancien président socialiste. Mais un élément va rendre un immense service à Frédéric Mitterrand : l’identité de celui -celle, en l’occurrence – par qui le scandale arrive. Marine Le Pen, élue du Front national, va réaliser son premier coup médiatico-politique. Tout commence par un courriel reçu par la  » cellule observatoire et riposte Internet  » du Front national. Une petite structure, créée en mai 2008 par Jacques Vassieux, membre du comité central du FN, à la demande de Louis Aliot, secrétaire général du parti d’extrême droite. Elle comprend une cinquantaine de correspondants, qui traquent tout ce qui se dit (rumeurs, calomnies, infos, intoxà) dans les médias et sur la Toile, notamment de la part des adversaires du FN. La cellule alimente un site, Nation presse info (NPI), qui relaie les communiqués du Front et une partie de ces éléments. Une vingtaine de sites d’informations sont ensuite alimentés par des internautes sympathisants, masqués derrière des pseudonymes.

L’un d’eux transmet ainsi à la cellule du FN, vers le 28 septembre (juste après les déclarations du ministre de la Culture sur Polanski), les passages incriminés de La Mauvaise Vie. Le parti se procure aussitôt le livre de Frédéric Mitterrand, pour vérifier les propos. Personne, apparemment, ne l’avait lu. Marine Le Pen décide de lancer une pétition demandant la démission du ministre, qui est rendue publique le 1er octobre, avec des extraits tronqués du chapitre intitulé  » Bird « , qui n’en modifient pas, toutefois, le sens général. Sauf qu’un mot a été ajouté. Alors que Mitterrand évoque des  » garçons « , le FN écrit  » jeunes garçons « .

Dans le même temps, ces extraits se répandent sur des sites d’extrême droite, et aussi généralistes : dès le 29 septembre, un texte, diffusé sur Agoravox, reprend mot pour mot l’extrait figurant dans la pétition. Le lendemain, NPI publie un article intitulé  » Quand Frédéric Mitterrand payait pour des jeunes garçons « . Plusieurs sites et blogs prennent le relais. Ces passages tiendront lieu de version officielle pendant une semaine : l’extrême droite est alors prescriptrice d’opinion sur le Net. Le Service d’information du gouvernement (SIG) relève la multiplication des attaques à l’encontre de Mitterrand. Des commentaires sur un court-métrage, Mon copain Rachid, consacré à des liens troubles entre deux garçons adolescents, datant de 1997, auquel Frédéric Mitterrand avait participé comme narrateur dans la version cinéma (selon la biographie officielle mise sur le site du ministère de la Culture le jour du remaniement gouvernemental), circulent sur la  » fachosphère « .

L’affaire éclate le lundi 5 octobre. L’émission Mots croisés, sur France 2, consacre le second de ses débats aux crimes sexuels et aux méthodes pour empêcher la récidive. Le porte-parole de l’UMP, Frédéric Lefebvre, cherche à placer Corinne Lepage (MoDem) et André Vallini (PS) devant leurs contradictions, vante l’action de Nicolas Sarkozy et joue les fiers-à-bras :  » Je ne comprends pas les responsables politiques qui ne veulent pas être clairs.  » Il ne va pas être déçu. Il est minuit et quart, Marine Le Pen demande la parole. L’émission s’achève dans moins de vingt minutes. Une mise en cause de la  » corruption morale des élites « , une allusion à l’affaire Polanski, puis l’attaque contre Frédéric Mitterrand. Elle a préparé sa sortie.  » Je n’aurais pas quitté le plateau sans avoir lu la citation « , confie-t-elle. Les invités sont abasourdis. Lefebvre, que l’on a connu plus disert, répond qu’il n’a  » pas lu le livre « . A deux reprises, Marine Le Pen parle de  » petits  » et de  » jeunes  » garçons. Avant de lire un extrait de La Mauvaise Vie, elle déclare que Mitterrand  » décrit par le menu la manière dont il effectue du tourisme sexuel et le plaisir qu’il a à aller payer des petits garçons thaïlandais, tout en sachant les conditions dans lesquelles ils vivent, tout en sachant la perversité de ce système, l’ignominie qui est fait (sic) à ces jeunes garçons.  » Ce soir-là, elle a, sous les yeux, une feuille de papier sur laquelle figure la pétition de son parti, avec le passage du livre. Dans les jours suivants, elle lira directement des extraits du livre en édition de poche. Marine Le Pen ne parlera jamais de  » pédophilie « , mais la sous-entend – seul son père emploiera le mot.

Propos sidérants

La bombe est lancée : elle sera à fragmentation lente. Si elle l’avait été par une association de lutte contre le tourisme sexuel dans les pays pauvres, quel eût été le sort du ministre ? Car Frédéric Mitterrand a souvent tenu des propos sidérants sur le sujet. Interrogé sur  » le voyage qui a changé sa vie « , il répondait, en 2005, au journal Libération :  » Si j’étais honnête, je dirais la Thaïlande, avec sa disponibilité sexuelle  » – en précisant qu’il n’en a profité que  » de manière très parcimonieuse « . Parce que l’attaque vient de l’extrême droite, elle suscite, dans un premier temps, une grande réserve. Les médias et Internet avaient poussé sur l’accélérateur dès que la vidéo du dérapage verbal du ministre de l’Intérieur, Brice Hortefeux, sur  » les Arabes « , était apparue ; cette fois, ils appuient sur le frein.

Dans la journée du 6 octobre, le buzz commence néanmoins à s’amplifier. Le mercredi 7, pas un homme politique n’est interrogé au cours des interviews du matin, à la radio ou à la télévision. Lors du compte rendu du Conseil des ministres, le porte-parole du gouvernement, Luc Chatel, n’a à répondre à aucune question sur le sujet. Il avait prévu de répliquer qu’il n’avait pas lu le livre, qu’il ne souhaitait pas s’exprimer sur la vie privée, pas davantage sur des faits écrits dans un livre paru quatre ans plus tôt. A l’heure du déjeuner, des ministres comme des parlementaires assurent n’être au courant de rien. Dans les minutes qui précèdent la séance à l’Assemblée nationale, à 15 heures, certains journalistes refusent encore d’aborder la polémique, arguant qu’elle émane de Marine Le Pen.

Un homme va faire sauter les digues : Benoît Hamon, porte-parole du Parti socialiste. Il n’a pas vu l’émission, mais, alerté, s’est procuré le livre et a vérifié sur le site de la Fnac qu’il était présenté comme  » une autobiographie « .  » Je trouve choquant qu’un homme puisse justifier, à l’abri d’un récit littéraire, le tourisme sexuel « , déclare-t-il, ne parlant pas d’  » apologie « , comme le fera à tort, par exemple, Manuel Valls – de fait, le livre ne montre aucun prosélytisme – et ne réclamant pas la démission du ministre. Il n’a consulté personne avant de s’exprimer, ce qui lui sera fortement reproché en interne.  » Depuis que je suis porte-parole, jamais je n’avais eu un n£ud pareil dans le ventre, jamais les attaques contre moi n’ont été aussi violentes « , racontera-t-il. Il échange quelques mots avec Martine Aubry : la première secrétaire du PS lui indique ne pas avoir lu le livre et gérera le dossier au minimum. Bien qu’une conférence de presse l’attende sur la rénovation du parti, elle n’a rien prévu pour répondre aux questions sur la controverse.

La polémique est devenue publique, tous les responsables sont dorénavant sommés de réagir. Et certains se prennent les pieds dans le tapis.  » Se servir de la vie privée des gens pour en faire des attaques politiques ou politiciennes, cela me rappelle les pires heures de l’Histoire « , assène Xavier Bertrand, rangeant ainsi la pratique du tourisme sexuel au rayon de la  » vie privée « . Contrairement à ses habitudes, le secrétaire général de l’UMP n’a pas préparé son argumentaire avec ses collaborateurs :  » Ils ne m’auraient pas laissé faire.  »  » ça tangue « , ajoute-t-il devant un proche. Le lendemain, c’est le ministre de l’Intérieur qui coule, en direct, sur RTL. Il vient d’expliquer son combat contre la délinquance sexuelle quand Jean-Michel Aphatie l’interroge sur Frédéric Mitterrand. A cet instant, Brice Hortefeux regarde l’horloge, dans le studio. Il veut connaître le temps qui reste. En quatre minutes, il ne tient pas un seul propos clair. Dans la foulée, il se rend au petit déjeuner de la majorité, à Matignon, et relate qu’il a été cuisiné sur l’affaire pendant la moitié de l’entretien. Il n’a même pas pu annoncer le début de son tour de France contre l’insécurité. Aux dirigeants de la droite François Fillon transmet deux messages : tout le monde doit dire la même chose ; le président et lui conforteront fortement le ministre de la Culture dans la journée. En réalité, aucun des deux ne s’exprimera publiquement ce jour-là.

Pendant que la Toile s’affole, les médias restent réservés. Les journaux télévisés de 20 heures ont traité le sujet, pour la première fois, le 7. Dans leur édition du jeudi, Le Monde ne consacre pas une ligne à l’affaire, Le Figaro ne l’évoque qu’au détour d’un billet d’humeur et à l’intérieur d’un article consacré… au Grand Paris ! Sur Europe 1, la tranche matinale accumule les commentaires favorables à Mitterrand. Tout le monde attend son explication au JT de TF 1, ce 8 octobre, qu’il prépare à l’Elysée avec Nicolas Sarkozy et François Fillon. La droite est aux abois. Le secrétaire général de l’UMP, Xavier Bertrand, et le président du groupe à l’Assemblée, Jean-François Copé, appellent l’un et l’autre le ministre. Le socialiste Benoît Hamon, lui, téléphone à la présentatrice du journal, Laurence Ferrari. Déjà ulcéré par les propos de Bertrand Delanoë, qui a dénoncé  » ceux qui se font manipuler par le FN « , il prévient qu’il réclamera un droit de réponse s’il est assimilé à l’extrême droite.

Devant 8,2 millions de téléspectateurs, Frédéric Mitterrand montre une réelle émotion :  » Beaucoup de Français me connaissent, ils m’ont vu à la télévision.  » Il condamne clairement la pédophilie et le tourisme sexuel. Sur un point, en revanche – l’âge de ses partenaires -, ses propos se révèlent d’une grande ambiguïté, en tout cas en décalage total avec ses écrits et la date, assez récente, de son voyage en Thaïlande :  » Vous reconnaissez quelqu’un qui a 40 ans ! (à) Ces gens avaient mon âge ou cinq ans de moins  » (voir l’article de Jérôme Dupuis page 74).

Comment croire que l’affaire pourrait se terminer ainsi ? Le traumatisme de la droite se révèle profond, même si chacun ne réagit que sous le couvert de l’anonymat.  » Nous dépassons nos contradictions en les aggravant, dit un proche de Nicolas Sarkozy. Nous prônons la castration chimique et montrons, en même temps, de la tolérance vis-à-vis des élites qui, circonstance aggravante, donnent l’impression de s’auto-protéger. Ce peut être l’un des tournants du quinquennat.  » Un ministre :  » Mitterrand est indéfendable. La vérité, c’est qu’être sauvé par le FN est honteux.  » Un responsable UMP :  » Si c’était arrivé à un ministre de droite, il dégageait. Mais lui, c’est autre chose.  » Un député :  » Aux Etats-Unis, il n’aurait jamais franchi le stade des auditions parlementaires de confirmation.  » Un autre, pointant l’influence de la première dame :  » Nous avons voté pour Nicolas, pas pour Carla.  » Comme si la droite ne reconnaissait plus son président, celui qui avait fait de la transgression des élites l’une de ses marques de fabrique. Aux responsables de l’UMP, il indique, le 12 octobre, qu’il a lu deux fois le livre : à sa parution et avant le remaniement. Au c£ur de la polémique, lui si souvent prolixe reste toutefois muet.  » Au moins, il sera difficile de le présenter comme un parangon de l’ordre moral « , constate un ami du chef de l’Etat. Celui-ci affine sa contre-attaque –  » Pour rassurer son camp, il va donner des gages : une loi contre la burqa, par exemple « , parie un élu – mais il demeurera marqué par cet épisode.

Critique excellente, accueil chaleureux D’autant que le Front national ne lâchera pas ce qu’il appelle une  » affaire d’Etat « . Les militants sont invités à déposer un tract dans les boîtes aux lettres des élus UMP, sur le thème  » Comment pouvez-vous tolérer cela ? Prenez vos responsabilités « . Le FN prévoit de harceler le ministre lors de tous ses déplacements et de lancer une action en direction des associations familiales et catholiques. C’est, pour ce parti, une occasion inespérée de se refaire une santé.  » La pétition nous permet de récupérer des gens que nous avions perdus de vue, qui sont intéressés par autre chose que l’immigration « , glisse un dirigeant.

A l’époque de la sortie du livre (qui s’écoulait à 1 000 exemplaires par mois avant le déclenchement de l’affaire), en 2005, la critique avait été excellente et l’accueil, chaleureux. C’était alors un saltimbanque qui décrivait sa vie, pas un ministre de la République. Le seul incident avait éclaté au cours d’une émission où la parole était donnée aux auditeurs : l’un d’eux avait dit à quel point il était choqué. Les élites, le peuple. Au standard de l’UMP, ces derniers jours, tous les appels ne portaient que sur un homme : Frédéric Mitterrand.

éric Mandonnet et Romain Rosso, avec élise Karlin, Ludovic Vigogne et Marcelo Wesfreid

le voyage qui a changé sa vie ? La thaïlande, avec sa disponibilité sexuelle

Libération (2005)

nicolas sarkozy dit avoir lu deux fois le livre : à sa parution et avant le remaniement

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