Castrat Diva !

Ses ventes de CD classiques soutiennent la comparaison avec celles des stars du rock et de la variété. Cela, sans jamais renier ses orientations musicales ni son approche rigoureuse des oeuvres. A Naples, rencontre avec la mezzo-soprano Cecilia Bartoli, à l’occasion de la sortie de son album Sacrificium qui raconte l’âge d’or des castrats.

Le Vif/L’Express : Par la fenêtre, juste devant nous, on peut voir la baie de Naples et le Vésuve. Il n’y a pas de hasard. Un volcan, cela correspond bien à votre tempérament, non ?

> Cecilia Bartoli : Oui… Sauf que le Vésuve est éteint, moi ça m’arrive rarement. Notez que les gens d’ici s’inquiètent : il devrait se réveiller un de ces jours… Regardez, on devine aussi Capri, la douceur d’une île. Naples, c’est le mariage de la terre, de l’eau et du feu. Mais si je l’ai choisie pour le lancement de mon projet Sacrificium, c’est surtout parce que la ville était, au début du xviiie siècle, la capitale des castrats, grâce à la fameuse  » Scuola dei castrati  » fondée par Nicola Porpora.

Ce compositeur baroque (1686 -1768), contemporain de Bach et Haendel, occupe une place de choix dans votre nouveau CD. Il faut dire que sa musique vous va à merveille. De l’éruption multicolore de  » In braccio a mille furie  » au déchirement sensuel de  » Parto, ti lascio, o cara « , la palette expressive est impressionnante. Et ce sont des inédits, des découvertes discographiques que vous nous présentez là.

> Porpora est un créateur magnifique qui, au c£ur du baroque, annonce à sa façon Rossini et le bel canto. C’est pourquoi je l’ai placé au centre de mon album et de mon concert de présentation au château de Caserta, dans les environs de Naples. N’oubliez pas que George Sand qualifiait Porpora de  » premier maître de chant de l’univers « , tant sa renommée de créateur de voix s’est imposée à travers les générations. C’est de son école que sortirent des élèves surperstars comme Farinelli, Caffarelli, Appiani, Poroporino. Il ne mérite pas que le public d’aujourd’hui l’ignore à ce point, même s’il a pu subir l’ombrage de contemporains aussi monumentaux que Bach et Haendel. Ce dernier devint d’ailleurs son ennemi lorsque Porpora tenta de s’imposer à Londres avec l’aide de son magnifique castrat Farinelli. Des compositeurs de la trempe de Joseph Haydn ont aussi profité de son enseignement. Dans l’album, nous avons aussi placé, au côté de Porpora, des £uvres de compositeurs tels que Francesco Araia ou Leonardo Leo, qui étaient tous fascinés par les possibilités vocales des castrats.

C’est drôle, à vous entendre, on en oublierait presque que vous êtes chanteuse, tant vous connaissez votre dossier historique

> Eh oui, je me plonge avec autant de passion dans le chant que dans la recherche documentaire, la chasse aux partitions anciennes. N’oubliez pas que j’ai travaillé avec des chefs férus d’authenticité historique comme Harnoncourt, Rousset ou Minkovski. Pour moi, la recherche de textes, de partitions est palpitante, même si elle reste dans l’ombre des feux des grands concerts.

C’est donc vous qui avez décrypté ces étonnants inédits, qui avez choisi de les exhumer, de les révéler ?

> Oui. Bien sûr, je me fais aider par des musicologues, mais c’est moi qui sélectionne ce qui me semble le plus en adéquation avec mon projet. Lorsque j’ai sorti en 1999 les arias des opéras de Vivaldi avec Il Giardino Armonico dirigé par Giovanni Antonini, c’était le même challenge. C’est la même équipe qui m’accompagne pour Sacrificium. Sans être présomptueuse, personne ne s’intéressait alors aux opéras de Vivaldi. On se contentait du succès de sa musique instrumentale et, dans une moindre mesure, de sa musique religieuse. Mais rien ou à peu près sur les opéras. J’ai relevé ce défi. A l’époque, c’était risqué, mais mon public a suivi. L’album reste une des meilleures ventes du secteur classique. Et d’ailleurs, j’étais très heureuse d’avoir contribué à ouvrir une nouvelle veine discographique qu’un label comme Opus 111 a fort bien suivie.

Cette prise de risque, cette audace dans vos projets thématiques, voilà qui casse le ronronnement parfois fort convenu de l’actualité du disque classique. Est-ce là une des raisons de votre succès ?

> C’est fort possible, mais il faut comprendre que cela ne relève pas d’une stratégie dans le sens artificiel du terme. Ces projets sont mes enfants et je m’y investis totalement, autant dans les enregistrements que dans les tournées qui les suivent. C’était le cas pour Maria, pour Opera proibida et tous les autres. L’important pour moi, c’est aussi de toujours préserver un regard neuf sur le répertoire. J’y parviens par la découverte de nouvelles £uvres mais aussi en passant d’une époque à l’autre. Avec Sacrificium, je reviens au baroque après avoir voyagé dans le bel canto et le xixe, avec notamment La Sonnambula de Bellini que j’ai enregistrée avec le ténor Juan Diego Flores. Ce va-et-vient entre les époques et les styles musicaux me permet de renouveler constamment mon regard. C’est comme une découverte perpétuelle.

Dans votre album Maria, justement, vous avez incarné la féminité la plus radicale en vous glissant dans la peau de la cantatrice Maria Malibran, cette pasionaria romantique, cette  » Madonna de l’art lyrique « , selon votre propre formule. Vous qui vous êtes si bien identifiée à cette femme diva, voici que vous vous immergez dans la musique des castrats, ces virtuoses éclatants mais ces hommes mutilés, diminués pour devenir de formidables instruments de musique. Est-ce pour vous une façon d’exprimer la féminité ambiguë et forcée de ces chanteurs ?

> Il faut se replonger dans l’histoire : au xviie et au xviiie siècle, il existe des documents convaincants évoquant des chanteuses dont la voix était comparable et même supérieure à celle des castrats pour le même répertoire. On peut expliquer l’essor des castrats par le fait que, pendant quelque deux siècles, les femmes ont été privées de scène dans le monde catholique dominant. Et ce depuis l’édit du pape Clément IX leur interdisant de se faire engager comme chanteuse, sur une scène théâtrale. Mais ce n’est pas la seule raison qui explique le succès des castrats : si une fille voulait s’imposer dans le chant, il fallait attendre que sa voix soit fixée, à la fin de la puberté, pour commencer une véritable formation vocale. Alors qu’un garçonnet fraîchement castré pouvait entamer sa formation beaucoup plus tôt, tout en restant plus docile et malléable à cause de son jeune âge.

Aujourd’hui, le répertoire des castrats a surtout été remis au goût du jour par des contre-ténors. Ils sont parvenus à redonner vie à cette musique, je pense au travail d’Andreas Scholl avec Arias for Senesimo ou de Philippe Jaroussky (qui vous adore !) avec son portrait musical de Carestini. Vous, c’est le parcours inverse : le retour des femmes sur le territoire  » intermédiaire  » des castrats ?

> Ah, la vengeance des femmes ! C’est vrai que jusqu’ici la  » preuve  » a surtout été faite par les hommes, moi j’essaie d’apporter la preuve par la femme… Je tente de montrer qu’une voix de mezzo-soprano comme la mienne s’accorde bien avec ce répertoire, pourvu qu’on le travaille sérieusement. On sait à peu près que la tessiture des castrats s’étendait du soprano à l’alto. Et puis de toute façon, c’est simple : je lis ce qui est écrit sur les partitions. Si je peux tout chanter, c’est que ma voix de mezzo convient. Dans Sacrificium, je ne cherche pas à faire revivre tel ou tel castrat particulier. Je souhaite plutôt que l’auditeur d’aujourd’hui puisse se faire une idée de la richesse de cet univers sonore. Cette musique constitue un genre musical passionnant avec des merveilles, des couleurs inouïes. Tous les compositeurs se bousculaient pour écrire à l’intention des castrats vedettes. Et le public italien en raffolait tellement qu’il criait dans les salles de concert :  » Evviva il coltellino « ,  » vive le petit couteau « , allusion à l’instrument chirurgical qui permettait la castration.

Vous insistez beaucoup, ne serait-ce que par le titre de votre album Sacrificium, sur cet envers du décor, sur cette cruauté de mutiler un enfant pour le sacrifier au nom de la musique, pour le transformer en  » précieuse marchandise vocale « . Vous écrivez dans le livret qui accompagne le CD :  » Italie : 4 000 garçons sacrifiés chaque année au nom de la musique. » Un titre que certains tabloïds ne refuseraient pas…

> Mais c’est pourtant la stricte vérité ! Dans la fabrique napolitaine, on produisait les castrats à la chaîne… Je passe sur la douleur physique, les problèmes de cicatrisation etc. Mais pensez au drame moral et social. Les familles très pauvres qui étaient nombreuses dans l’arrière-pays napolitain rêvaient de s’enrichir en mutilant leurs enfants pour satisfaire le goût de la noblesse et des dignitaires ecclésiastiques. Mais pour peu que les castrats ne trouvent pas le succès, c’était la galère : leur constitution physique engendrait la raillerie surtout lorsqu’ils vieillissaient. En plus, ils devenaient souvent gras et potelés avec une gorge et une croupe d’allure féminine. On les traitait de mutants, d’eunuques, de chapons, d’hommes du troisième sexe, de monstres de la nature humaine.

Bref, ils devaient être star ou mourir ? Pas d’entre-deux possible, si on peut dire…

> Oui, ils se trouvaient dans une situation sans issue : il fallait foncer vers cette splendeur inégalée sur le plan du spectacle musical ou alors croupir. En cas d’échec, il n’y avait guère d’échappatoire. Impensable pour eux de retrouver une carrière normale dans l’administration, l’armée, l’Eglise. Par déficience hormonale, les travaux physiques ne leur convenaient guère. Impossible aussi de trouver un épanouissement personnel dans le mariage et la fondation d’une famille.

On croirait que vous défendez une cause, que vous menez un combat, comme vous l’avez fait d’ailleurs pour beaucoup de vos disques thématiques. Dans Opera proibida, vous revenez sur ces £uvres interdites par l’Eglise. Dans Maria, vous vous battez avec passion pour faire revivre musicalement la vie de Maria Malibran. Dans l’album Salieri, vous vous insurgez contre l’injuste mauvaise réputation du compositeur…

> C’est vrai que j’aime débusquer les interdits et les tabous, les dénoncer. En même temps, cet engagement personnel qui est sincère donne, je crois, une cohérence forte à mes CD. Ce qui intervient aussi sans doute dans leur succès. Concernant les castrats, j’assume un paradoxe : c’est à la fois scandaleux et fascinant sur le plan musical.

Fascinant aussi sur le plan de la scénographie, de la mise en scène du chanteur, un domaine qui ne vous laisse pas insensible ?

> Les castrats étaient aguerris pour le show. Lorsqu’ils réussissaient, ils devenaient des idoles, de vraies pop stars. Avec toute l’exubérance et les caprices qui accompagnent ce statut. Certains chanteurs exigeaient qu’on leur construise une colline sur scène au sommet de laquelle ils paradaient. D’autres faisaient leur entrée à cheval. Et les décors, les tenues, les bijoux… Rien ne leur était refusé. Mais n’oublions pas la musique elle-même : ils ont inspiré un répertoire parmi les plus sensuels, les plus acrobatiques et virtuoses jamais écrits pour la voix humaine.

Vos visuels sont souvent alléchants, un brin provocateurs, en tout cas depuis Opera proibida où l’on vous voit épouser la posture mythique de l’actrice Anita Ekberg dans la fontaine de Trevi. Ici, vous utilisez un photomontage où votre visage prolonge le corps d’une statue dénudée et émasculée. Provocation ?

> Ce n’est pas un montage, c’est moi qui suis nue… Non, je blague. J’adore réfléchir et concocter les visuels des médias qui me sont consacrés ; cela fait partie de mon travail. Un disque, c’est tout un concept. Un coffret, c’est comme un cadeau que j’offrirais aux personnes qui m’applaudissent au concert. Mais le visuel a aussi la mission de refléter la musique qu’il accompagne. Ici, j’ai voulu évoquer les castrats en montrant les statues mutilées par la censure. Mais aussi la froideur de la pierre lézardée, le froid de la castration même s’il est démenti par mon visage bien vivant.

C’est un risque que vous prenez avec votre image, non ?

> Pour moi, c’est surtout du second degré, de l’autodérision. Je trouve que cela manque trop souvent dans mon milieu classique.

Qu’avez-vous pensé du film de Gérard Corbiau Fari-nelli (1994) ? Auriez-vous pu jouer le rôle du castrat si le film était à refaire ? Ou au moins prêteriez-vous votre voix au personnage ?

> Ah oui, qu’est-ce que j’aurais aimé relever ce défi. Montrer que ma voix de femme pouvait fort bien épouser les parties chantées de Farinelli sans avoir recours à l’habile mixage vocal auquel Corbiau s’est livré. Et puis j’aurais pu y approcher pour du faux le personnage de Haendel, le séduire, le fasciner à la manière de Farinelli.

L’album Sacrificium de Cecilia Bartoli, avec Il Giardino Armonico, dirigé par Giovanni Antonini (Decca), sera disponible en Belgique dès le 2 octobre 2009. Cecilia Bartoli sera en concert au palais des Beaux-Arts de Bruxelles les 15 et 17 novembre 2009.

Propos recueillis par philippe marion

 » JE ME PLONGE AVEC AUTANT DE PASSION DANS LE CHANT QUE DANS LA RECHERCHE DOCUMENTAIRE « 

 » LORSQUE LES CASTRATS RéUSSISSAIENT, ILS DEVENAIENT DES IDOLES, DE VRAIES POP sTARS « 

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