» Cannibalisés par la peur « 

Dans le sud chiite de l’Irak, maintes fois meurtri par le régime, ceux qui se battent le font sous la menace du parti Baas et les autres se taisent. Mais, dans la cité portuaire d’Oum Qasr, les langues commencent à se délier

La peur. Brute. Nue. Terrifiante. Elle se lit dans les yeux des cinq déserteurs irakiens. Ils se présentent, habillés en civil, samedi 29 mars au soir, à l’entrée de la base militaire américaine d’Oum Qasr, la cité portuaire du sud de l’Irak. Ils ont marché depuis Bassora, la deuxième ville du pays, située à une cinquantaine de kilomètres de là. Ils veulent se rendre. C’est l’heure bleue, après le coucher de soleil. Les hommes craignent pour leur vie et parlent à voix basse :  » Croyez-vous que les Américains accepteront de nous prendre ? Si nous devons retourner à Bassora, les agents de Saddam nous tueront.  »

Décidé à livrer jusqu’au bout sa dernière bataille, le régime de Bagdad terrorise ses propres troupes. Selon les témoignages de réfugiés et de prisonniers de guerre, recueillis dans le sud du pays, les soldats qui refusent de prendre les armes sont exécutés. Pour l’exemple. S’ils prennent la fuite, les membres de leur famille sont arrêtés et torturés, affirment certains, jusqu’au retour du déserteur. C’est ce règne de la terreur, au sens littéral de l’expression, qui explique la ténacité des troupes de Saddam Hussein. Une endurance imprévue à Washington, qui prend de court les forces de la coalition. D’où l’attentat suicide contre un barrage routier américain, à Nadjaf, samedi 29 mars, et les incessantes attaques de guérilla dans les régions  » libérées  » du Sud.

Agés de 19 à 35 ans, les cinq déserteurs cherchaient à quitter Bassora depuis trois jours.  » C’était très difficile, explique l’un d’eux. Il y a un mois environ, des Fedayin sont arrivés de Bagdad. Dès le début de la guerre, ils ont dressé des barrages le long des routes, en particulier au nord. Si un homme est en âge de se battre et qu’il voyage sans ses papiers civils, les Fedayin l’abattent sur-le-champ.  » Ces troupes d’élite au service du raïs se déplaceraient la nuit, selon ces témoins, habillés en civil. Dans la journée, ils se fondent dans les quartiers résidentiels.  » Autrefois, explique un soldat irakien, ils se cachaient dans les écoles et les mosquées. A présent, ils s’installent chez les habitants. Parfois, les Américains les repèrent ; ils tirent sur la maison et des civils sont tués.  » Un autre déserteur raconte que ses trois frères ont été arrêtés, à Bassora, deux jours avant son propre départ :  » Les membres du parti Baas ont donné à chacun d’eux des motocyclettes et des explosifs. Leur mission est de foncer sur un checkpoint britannique, à la sortie de la ville, et de tout faire sauter. S’ils refusent, les Fedayin menacent de tuer leurs femmes et leurs enfants.  »

La véracité de ces témoignages est impossible à vérifier. Tout comme cette anecdote, entendue à plusieurs reprises… Dans les jours qui ont précédé le début de la guerre, Saddam Hussein a nommé son cousin Ali Hassan al-Majid au poste de gouverneur de la région du Sud-Est. Proche conseiller du président irakien, le nouvel homme fort de Bassora est surnommé  » Ali le chimique  » pour son rôle dans l’emploi des gaz chimiques contre les habitants du village kurde de Halabja, en 1988. A peine arrivé dans la ville, Ali Hassan al-Majid aurait tué d’une balle de revolver le leader d’une des tribus du Sud, qui refusait d’engager ses hommes dans la lutte contre les Américains. Puis il aurait  » nommé  » un nouveau leader tribal, jugé plus conciliant.

Même dans les agglomérations tombées aux mains de la coalition, les hommes restés loyaux à Bagdad poursuivent le combat avec une frénésie suicidaire. A une vingtaine de kilomètres à l’ouest de Bassora, par exemple, une semaine après l’entrée des troupes britanniques à Al-Zoubaïr, les soldats de Sa Majesté n’avaient guère sécurisé que la route principale. Il suffisait d’emprunter une rue perpendiculaire pour rencontrer, à 100 mètres de là, des baasistes qui se promenaient les armes à la main. Après une embuscade contre deux militaires britanniques, une opération  » coup de poing  » a bien été menée contre le siège du parti. Mais les irréductibles de Saddam Hussein restent, semble-t-il, plus déterminés que jamais :  » Hier soir, raconte un habitant, un membre du Baas lançait des appels, un mégaphone à la main. Il ordonnait à la population de manifester dans les rues contre les Américains.  » Il resterait quelque 500 Fedayin dans la cité, selon ce témoin, qui sèmeraient la terreur à la nuit tombée.

A quoi bon chasser l’armée irakienne par la porte, dira-t-on, si les nervis du parti Baas reviennent par la fenêtre et terrorisent la population locale ? En fait, les troupes de la coalition engagées sur le terrain semblent trop peu nombreuses pour intervenir avec l’énergie nécessaire dans chacune des villes qu’elles traversent. Seule Oum Qasr, en début de semaine, faisait exception à la règle. Les quelque 35 000 habitants de la cité frontalière sont les premiers, en Irak, à profiter d’une administration municipale  » post-Saddam « . Après une période de scepticisme et de méfiance, leur confiance nouvelle en l’avenir semble de bon augure.

Après une semaine d’échanges plus ou moins vifs, l’interminable  » bataille pour Oum Qasr  » est devenue un symbole de la capacité de résistance du régime de Saddam Hussein. A Bagdad, des ministres ont même appelé le reste de la nation à s’inspirer du courage des  » héros de la  »petite » Oum Qasr « …  » En fait, raconte un habitant, Américains et Britanniques ont remporté la victoire en moins de deux jours. Mais les partisans du président irakien refusaient de lâcher prise.  » Soir après soir, quelques dizaines de baasistes ont harcelé les troupes de la coalition, jetant des grenades du toit des immeubles ou tirant à l’occasion sur des soldats. Forts de leur expérience en Irlande du Nord, les commandos britanniques sont enfin venus à bout des derniers inconditionnels (le sujet fait grincer des dents les officiers américains d’origine irlandaise). Le bilan des combats est à porter à leur crédit : la coalition a mis une semaine pour  » sécuriser  » la ville, certes, mais les victimes civiles amenées à l’hôpital n’ont pas dépassé quatre tués et une trentaine de blessés. C’est peu, pour une agglomération de plusieurs dizaines de milliers d’habitants.

A présent, qu’en est-il ? Les fantômes des derniers combattants de Saddam Hussein rôdent toujours. Mais la peur a changé de camp. Vendredi 28 mars, les troupes britanniques ont effectué, en plein jour, une rafle chez deux frères soupçonnés d’avoir participé aux combats. Sur place, les Anglais ont trouvé un fusil d’assaut AK-47 et des stocks de munitions. Dès le lendemain, cependant, Ali et Hadi Lazem ont été libérés, faute de preuves.  » Tous les Irakiens cachent des armes à leur domicile « , soupire un officier de l’armée britannique. A présent, ses hommes sont à la recherche de Fadhil Lazem, frère des précédents :  » C’est lui, confie un habitant, le mouton noir de la famille.  »

Oum Qasr est devenue, à son insu, une ville-symbole.  » Gagner cette guerre sera relativement facile, prédit le major Simon Wilkinson, de l’armée britannique. Le vrai défi consiste à gagner la paix.  » Et à gagner la confiance des Irakiens.

Dans le sud du pays, à majorité chiite, cela n’ira pas de soi. En 1991, un soulèvement de la population, encouragé dans un premier temps par Washington, a fait ensuite l’objet d’une répression sanglante, sans que les Etats-Unis interviennent. Dans les rues de Bassora et les villages alentour, un amoncellement de cadavres et de membres mutilés serait resté exposé, plusieurs jours durant. Entre 30 000 et 60 000 chiites et Kurdes auraient trouvé la mort. Huit ans plus tard, le meurtre de plusieurs dignitaires religieux chiites provoqua de nouvelles manifestations, sauvagement écrasées, à Bagdad, Bassora, Nadjaf et Karbala.

Dans ces conditions, comment s’étonner que le soulèvement des villes du Sud, anticipé par les faucons de l’administration américaine, n’ait toujours pas eu lieu en début de semaine ?  » La majorité des habitants sont contre Saddam, confie un responsable de l’hôpital d’Oum Qasr. Depuis que les Américains nous ont lâchés en 1991, toutefois, beaucoup sont devenus prudents.  » Pas moins de 45 personnes ont disparu depuis la dernière vague de répression, en 1999 :  » Ils ont été arrêtés alors qu’ils se trouvaient à Bassora ou dans la capitale, confie un natif de la ville. Leurs familles restent sans nouvelles.  »

 » Vous ne pouvez pas comprendre ce que nous avons vécu ici pendant trente ans, soupire un prof d’anglais. Des habitants d’Oum Qasr ont été tués. Certains d’entre eux ont été pendus. Et plusieurs centaines ont disparu. Nous sommes cannibalisés par la peur. Elle coule dans nos veines. C’est un sentiment qui nous est aussi intime que la faim ou la soif. Il n’y a pas de prison, ici, à Oum Qasr. C’est inutile. Elle est dans nos têtes. Et, sous chacun de nos pas, il y a un cimetière.  »

Un autre enseignant nous prend à témoin :  » C’est quoi, cet objet ?  » Il tend un bloc-notes.  » C’est une voiture. Et ma chemise blanche ? Elle est noire. Vous-même, vous êtes une table. C’est compris ? Maintenant, apprenez-le par c£ur et dites-le à tout le monde :  »Je suis une table. » Voilà. Nous évoluons depuis trois décennies dans cet univers absurde. Comment voulez-vous que nous en sortions du jour au lendemain ?  »

Fidel Ghazi, 26 ans, doit son prénom à l’admiration de son défunt père pour le président cubain.  » Nous espérons beaucoup des changements qui s’annoncent, explique-t-il. Au départ, Américains et Britanniques suscitaient la méfiance : personne n’aime voir des étrangers déferler dans son propre pays. Ce sont des envahisseurs, après tout. Mais les Américains prétendent qu’ils veulent  »libérer » l’Irak. Alors on espère que c’est vrai. Nous les voyons à l’£uvre, et nous commençons tout juste à reprendre confiance.  »

Le siège municipal du parti Baas a été pillé dès les premiers jours. Des papiers ornés de la photo de Saddam Hussein jonchent le sol et s’envolent dans le vent. Intrigué par la présence d’un journaliste étranger, un homme s’approche, poussant son vélo d’une main.  » Je connais une cache d’armes, chuchote-t-il. Des fusils ont été enterrés tout près de chez moi. Mais je ne peux pas m’approcher des Américains pour leur dire. J’ai peur. Les agents de Saddam sont toujours dans la ville. J’en ai reconnu deux, à proximité du camp britannique.  » A l’approche d’autres Irakiens, il remonte sur son vélo et disparaît.

Au passage d’une voiture étrangère, les gamins accueillent les visiteurs le pouce en l’air, un sourire aux lèvres. A la guerre armée succède une bataille des graffitis.  » Pas de vie sans soleil ; pas de dignité sans Saddam !  »  » Mort aux baasistes ! « , répond un autre.  » A bas Saddam, USA bien « ,  » Saddam, ton jour arrive « … Chaque jour, les habitants se pressent plus nombreux devant le quartier général des forces de la coalition, installé dans un ancien hôtel. Celui-ci cherche du travail. Celui-là propose son aide. Ce troisième, un médecin à la retraite, propose ses services comme traducteur.  » Ce serait formidable, répond le major Angus Henderson. Et vous pourriez m’apprendre quelques mots d’arabe. Comment dit-on :  »Je suis de l’armée britannique » ? Ana min el jech el britanie ?  »

Pendant ce temps-là, un autre habitant fait part de sa requête :  » Il faut absolument libérer mon ami qui a été fait prisonnier. Il n’est pas pro-Saddam ; au contraire, c’est un communiste !  » Le major Henderson se veut rassurant et demande un peu de patience.  » Vous ne comprenez pas, intervient un autre. Dans ce pays, depuis trente ans, un homme arrêté signifie un homme mort.  »

Très vite, afin d’inspirer la confiance, les soldats de Sa Majesté ont abandonné le casque pour le béret. Les Américains, quant à eux, ont créé une radio en langue arabe. Diffusée sur la bande FM et inaudible pour la plupart des Irakiens, en l’absence d’électricité, elle alterne les séquences d’information avec des succès de la musique irakienne et des tubes californiens.  » Chaque fois que les civils irakiens ont été confrontés à des soldats en armes, résume le capitaine Rhys Hopkins, de l’armée britannique, ils étaient ici pour détruire et s’imposer. Nous, nous voulons aider à reconstruire et partir dès que ce sera possible. Ce n’est pas toujours évident à expliquer.  » Un comité consultatif d’une dizaine d’habitants a été créé pour assister les officiers de la coalition chargés des affaires civiles.

Peu à peu, les langues se délient. Sous couvert d’anonymat, certains habitants se disent membres du Parti communiste :  » La plupart des enseignants sont sympathisants !  » s’exclame un prof, qui estime à 200 le nombre des communistes présents à Oum Qasr. Ancien grutier, Saadoun Manchek, 50 ans, se sent rajeunir depuis l’arrivée des forces de la coalition :  » Je veux être libre. Je veux voyager, visiter le monde entier. J’ai passé toute ma vie dans cette région et je ne sais rien des autres pays !  » Sa première femme l’a dénoncé pour une remarque critique contre Saddam Hussein :  » J’ai passé cinq ans en prison. Nous étions jeunes mariés. Dès que j’ai été libéré, j’ai demandé le divorce !  » Au visiteur étranger on raconte même la dernière blague du moment :  » Un Koweïtien, un Egyptien et un Irakien discutent entre eux : que faut-il penser de la crise de la viande ? Le Koweïtien demande ce que veut dire  »crise ». L’Egyptien ne comprend pas le mot  »viande ». Et l’Irakien s’interroge :  »Penser, c’est quoi ? »  »

A Oum Qasr, le maire est parti. Les membres du conseil municipal ont pris la fuite. Les équipements portuaires, la cimenterie et l’usine de tubes ont été pillés. Les 18 écoles sont fermées. Avant l’embargo, imposé par les Nations unies à l’issue de la guerre du Golfe, en 1991, la cité était plutôt prospère. A présent, il est urgent de relancer la machine économique. Et de rétablir, surtout, l’électricité et l’eau.

Chaque jour, une vingtaine d’hommes environ sont embauchés pour travailler au port. Dès que le bassin aura été déminé, leur tâche consistera à décharger les premiers convois d’aide humanitaire.  » Nous sommes obligés de tout reprendre à zéro, constate le lieutenant-colonel Ken Knox, de l’armée américaine. Les distributeurs étaient des membres du parti Baas et ils ont pris la fuite.  » Hormis les grues et les rails de chemin de fer, la plupart des infrastructures ont disparu, emportées par des pillards. Partout, le long des routes, des hommes et des femmes poussent des carrioles qui débordent d’étagères, de portes, de câbles ou de composants électriques. En quelques jours, l’ancien bureau des Nations unies a perdu tout son mobilier, tous ses appareils électriques et, aussi, l’un de ses deux WC. Même les pneus des pièces d’artillerie irakienne sont récupérés par les pilleurs. Les appels au civisme, diffusés par haut-parleur, n’ont guère eu d’effet…

L’avenir dira si l’expérience d’Oum Qasr pourra être répétée à travers l’ensemble du pays ou si l’importance stratégique du seul et unique port en eau profonde de l’Irak explique, à lui seul, un quelconque traitement de faveur. En attendant, alors que les guerriers de Saddam Hussein livrent leur dernier combat, plus au nord, pour la première fois depuis une génération, des Irakiens n’ont plus peur. l

De l’un de nos envoyés spéciaux

ôIl y a un mois environ, des Fedayin sont arrivés de Bagdad »

ôIl n’y a pas de prison, ici. C’est inutile. Elle est dans nos têtes »

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