Cadavres exquis à Charleroi

Guy Gilsoul Journaliste

Une exposition vit de la qualité de chaque pièce mais aussi des liens établis entre chacune d’elles. Cette fois, à la manière d’un jeu, trois conservateurs complices ont inventé un cheminement à partir de leur collection.

Il existe mille et une façons d’imaginer une exposition. En voici une, pour le moins originale. Au départ, prenez trois joueurs. Ils se connaissent et fréquentent les mêmes stades et les mêmes messes culturelles. Le premier, Pierre-Olivier Rollin, directeur du BPS 22 à Charleroi, invite en ses murs les deux autres dont un, Bart De Baere, travaille au musée d’Art contemporain d’Anvers et l’autre, Enrico Lunghi, dirige le musée d’Art moderne à Luxembourg. Tous sont à la fois des conservateurs et curateurs en vue. Cerise sur le gâteau, ils partagent des idées voisines concernant la fonction de l’art qui est moins de séduire que d’induire l’interrogation sur le monde, son fonctionnement et la place de l’individu dans cette société.

Les règles sont simples. Chacun, dans son sac à malices, apporte un certain nombre d’£uvres appartenant à ses collections. Ce sont les  » pions  » du jeu. Reste à les disposer sur le tapis vert. A tour de rôle, chacun aura la possibilité de réagir au coup précédent et de placer  » sa  » pièce au c£ur de l’espace industriel du BPS, pour l’occasion divisé en quatre nefs. Si la première £uvre déposée appartient au meneur, Pierre-Olivier Rollin, c’est l’artiste lui-même, en l’occurrence Ian Gillick, qui choisit de la positionner sur la case départ. A la manière d’un obstacle, elle s’impose dès que le visiteur aura parcouru le couloir d’entrée. Le ton est donc donné. La sculpture, une structure très colorée, évoque, par sa composition, l’art abstrait géométrique et, par sa réalisation, le côté industriel du design, voire de l’architecture. Or, on sait que depuis peu, dans les grandes foires, l’art et le design aiment confondre leurs limites. Le débat est donc d’actualité. Mais comment réagir à ce premier appel, comment lui donner sens par une £uvre voisine ? Comment rebondir, poursuivre dans la même voie ou au contraire, bifurquer, provoquer un dérapage ? Voilà bien l’enjeu… du jeu. Au suivant donc.

L’intrus

Enrico Lunghi pose alors un de ses atouts : un lit métallique verdâtre avec, non loin, une porte en contreplaqué, un lavabo et une armoire aux formes arrondies très sculpturales. Il s’en dégage un malaise. La couleur est écaillée, le bois vieilli et la couverture pliée ne rassure pas. On songe à Beuys sauf qu’il s’agit d’un ensemble d’une grande pureté imaginé pour un sanatorium par le grand architecte moderniste finlandais Alvar Aalto. Entre les deux £uvres, des liens se tissent autour du langage des formes, la rigueur de la composition, la dérision de l’un, propre au présent, et l’utopie contenue dans la seconde, caractéristique d’une époque révolue.

Que va faire Bart De Baere, l’Anversois ? Son tempérament le conduirait à un premier coup d’éclat. Il va patienter. La peinture de John Kormerling qu’il choisit reprend la simplicité et l’orthogonalité chère au modernisme. Sauf qu’entre les deux rectangles de couleur primaire posée en à-plat (on songe à Mondrian), s’étire un paysage nu, légèrement embrumé. Du coup, tout en gardant la simplicité des formes modernes, un intrus s’immisce dans ce début d’histoire : la nature. Haut perché alors, et monumental quoique percé de nombreux cercles parfaits, voici alors, choisi par Rollin, un nichoir géant signé Michaël Dans. Cet écho tout à la fois à l’architecture et à la nature va alors être associé à une £uvre circulaire et noire faite à partir de morceaux de charbon de bois par l’artiste anglais Richard Long, acquise par le musée deLuxembourg. La suite ? Impossible d’évoquer toutes les £uvres mais à ce jeu, se tisse un début de récit interrogatif qui, au fond de la première nef, se termine par un immense paysage pixélisé. Xavier Veilhan, son auteur, parle d’une plage. On la devine avec peine. Lunghi l’a posée en une courbe qui, peu à peu, nous entraîne vers la deuxième nef. On cherche une Ariane ou au moins son fil. On tombe sur un nu androgyne peint avec grâce par Jan Van Imschoot. En face, une photo d’une adolescente (signée Altghea Thauberger) nous rappelle le narcissisme navrant mais plein de vitalité d’une jeunesse scotchée à Facebook. En levant la tête, un costume de femme brillant de ses mille scarabées (Jan Fabre, of course) fait basculer le rêve dans la mort. Inaccessible, en hauteur, on voit quelques-unes des icônes de notre temps passées à l’acide de la critique façon russe (Vlad Monroe) : Hitler, Charlot, Mona Lisa, Jean Paul II… Où poser les yeux ? Si on continue, on tombe sur Lolo Ferrari, ses seins démesurés et ses lunettes noires (Wang Du). Sa silhouette se reflète un peu plus loin dans le miroir noir de Yves Lecomte (intitulé Les images ne nous parviennent plus) posé aux côtés d’un autre, signé Pistoletto, qui fait écho au bleu miroir de Jan Vercruysse posé sur le dos d’un piano inutilisable. Le lien ? Cherchez à votre tour, disent les organisateurs.

Les pertinences poétiques

Oui, il y a bien des passerelles, des tremplins entre les £uvres et entre les quatre espaces du musée. Mais, comme toujours dans l’art contemporain, il est ici moins question d’habileté technique que de pertinences, poétiques parfois, conceptuelles le plus souvent. Entre les trois curateurs aussi, les liens sont évidents. Ils semblent même inclure des paramètres très personnels qui font du jeu une sorte de  » cadavre exquis  » des surréalistes. En effet, s’ils partagent les mêmes idées de départ, chacun reste singulier et la réussite de l’ensemble sera directement dépendante de facteurs implicites et, pour tout dire, moins rationnels qu’il ne pourrait apparaître. Après tout, l’exposition s’adresse aussi au visiteur qui peut à son tour jouer la carte de l’intuition. Certes, on devine bien l’une ou l’autre thématique. Oui, il est ici question des limites de ce qui est communicable, des certitudes bousculées, de l’impact des images sur notre comportement social et individuel ou encore de la manipulation politique. Mais il y a aussi d’autres dimensions qu’il appartient à chacun d’investiguer. Le visiteur connaîtra des haltes plus apaisantes (comme devant l’ensemble bleu de Marthe Wéry), des moments forts (l’opposition entre un  » chantoir  » de Thierry De Cordier, une ligne d’alphabet signé Rombouts-Droste et une vidéo du jeune Paul Kirps) et des insistances un peu lourdes. Mais pour le BPS 22, le pari est gagné au moins sur deux fronts : il renforce l’amitié (et donc les possibilités de collaborations futures) entre trois acteurs importants du monde muséal de nos régions. Ensuite, il hisse la collection du Hainaut au niveau des deux autres déjà bien notées par le milieu. Bingo !

Charleroi, BPS 22. T-Tris , un jeu entre les collections de la Province du Hainaut, du Mudam et du M hka. Site de l’université du travail Paul Pastur. 22 boulevard Solvay. Jusqu’au 29 novembre. Du mercredi au dimanche, de 12 à 18 heures. http://bps22.hainaut.be

GUY GILSOUL

 » Cherchez les liens  » : la surprise des £uvres qui se répondent

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