Bush et Kerry dans le bourbier

Le crédit du président américain est entamé par la tourmente irakienne, mais ses compatriotes ne réclament pas encore un retrait des troupes, et son rival John Kerry s’avoue aussi perplexe que lui

« Mais où sont donc les fleurs dont les Irakiens devaient couvrir leurs libérateurs américains ?  » John Kerry, invité d’une radio, le 7 avril, semble décidé à ne plus faire dans la dentelle.  » Depuis le Vietnam, je n’ai jamais vu une politique étrangère si arrogante.  » Mais, dans les heures suivantes, le candidat démocrate à la présidentielle américaine de novembre prochain modère le ton lors d’un meeting à Washington, pour en appeler à la solidarité avec les GI et s’interroger, presque froidement, sur la promesse réitérée par George W. Bush de rendre le 30 juin û quatre mois avant l’élection américaine û sa souveraineté à un pays en pleine guerre civile. Le sénateur parle de calendrier électoral cynique, de vide stratégique, de solution multilatérale, et sa colère s’estompe, mesurée par la crainte de sembler tirer bassement profit politiquement d’un chaos irakien chaque jour plus insondable.

Un chaos des armes en Irak, et des esprits aux Etats-Unis, bouleversés par les cadavres mutilés de Fallouja et l’hilarité haineuse des profanateurs, ou encore par le meurtre d’un des otages italiens û les ravisseurs exigeant le retrait des troupes envoyées par Silvio Berlusconi. Un drame international, et une nouvelle plaie américaine, qui conduit Ted Kennedy, petit frère de John, à déclarer au Sénat que l’Irak sera le  » Vietnam de George Bush « . Kerry, blessé, médaillé cinq fois et converti au pacifisme par une  » guerre absurde « , n’a jamais, lui, recouru en campagne aux souvenirs de Saigon que pour se parer de vertus guerrières et démentir l’étiquette de mauviette qui colle aux démocrates. Si le mot  » Vietnam  » lui revient, ces dernières semaines, tandis que l’Amérique assiste au retournement massif des  » amis civils et chiites  » d’hier, c’est pour rappeler un mode de fonctionnement du pouvoir Bush, une présidence de guerre régalienne et infatuée,  » manipulatrice et butée « , que même Al Gore, récemment, comparait  » non pas aux années Reagan « , mais à  » la mouvance sournoise et mensongère d’un Nixon « .

Kerry n’évoque les vieux démons que pour stigmatiser un leadership opaque et û surprise û inopérant sur son terrain de prédilection, les champs de bataille. Car, loin de préconiser un retrait des troupes au moment où la coalition menace de se morceler, le candidat démocrate en exige le renforcement, sous l’égide d’une large alliance internationale légitimée par l’ONU, sans préciser, cependant, comment ce projet pourrait être mené, un an trop tard, face à l’hostilité grandissante des principales factions irakiennes. Lui-même reconnaît avoir des doutes sur sa propre solution, en raison des  » dégâts déjà commis par la politique de Bush « . Ses réponses sont bien évasives pour un prétendant à la Maison-Blanche, décrit comme la version de gauche d’un exécutif viril et déterminé. Et un peu courtes pour un chef d’Etat potentiel, finalement aussi perplexe que l’actuel occupant de la Maison-Blanche quant aux effarantes conséquences géostratégiques d’une possible défaite occidentale.

Bush, même s’il affirme sa volonté de  » maintenir le cap  » en Irak et d’y envoyer des renforts û en attendant, Washington a prolongé de trois mois le séjour de 20 000 soldats û trahit aussi des états d’âme : après avoir refusé d’accorder aux Nations unies un rôle primordial, il ne cesse de courtiser l’ONU. Il encourage enfin Paul Bremer, l’administrateur américain en Irak, à rencontrer le Conseil de sécurité, dans le seul dessein de donner davantage de légitimité à ce conflit qui empoisonne sa présidence.

Ces beaux gestes ne réduisent pas les divergences, au sein de l’administration Bush, entre un Pentagone hostile, autant par idéologie que par pragmatisme, à tout transfert du commandement militaire au  » machin  » onusien et un Département d’Etat enclin à des compromis tactiques. Mais lesquels ? Même l’idée de fondre les forces américaines dans une expédition de l’Otan apparaît illusoire, au moment où les autres troupes de la coalition sont réduites à défendre leurs positions dans des dizaines de villes insurgées. La France, contactée par les Américains, n’est pour l’instant prête,  » au mieux « , qu’à assurer la formation des forces de sécurité irakiennes. Des  » forces  » déjà volatilisées, ou ralliées aux rebelles.

Et le temps presse. Car, aujourd’hui, même les experts évoquent, à leur tour, le Vietnam, moins pour comparer les deux conflits que pour préparer le commandement, et l’opinion, à une nouvelle humiliation historique. John Mearsheimer, historien et professeur de sciences politiques à l’université de Chicago, affine ses références :  » Bush est dans la situation de Johnson après l’énorme offensive du Têt, en 1968 : perdant s’il renforce la pression sur l’ennemi, car il prend le risque de s’aliéner plus encore les civils ; perdant également s’il relâche sa poigne ou maintient le statu quo face aux insurgés, car toute faiblesse les encouragera.  »

L’opinion est tout aussi déboussolée. Dans les heures suivant les premières images des cadavres mutilés de Fallouja, une mère de famille du Midwest, invitée dans un panel de la chaîne Fox News, proposait de  » laisser sortir tous les innocents de cette ville, avant d’y larguer notre plus grosse bombe « . Des propos heureusement rares. Mais les Américains, habitués à tracer une nette différence entre les  » truands nostalgiques de Saddam  » et  » les Irakiens épris de liberté  » voient maintenant dans les  » news  » le nouveau spectre d’une Intifada géante, et insoluble, qui vouerait leurs soldats, partis en libérateurs, au rôle et au sort des troupes d’occupation israéliennes.

Bush, à quelques mois des élections, s’en trouvera-t-il discrédité, ou, au contraire, peut-il apparaître comme un Sharon de la dernière chance ? Mystère. Le conflit reste encore lointain dans une Amérique où la flambée des prix de l’essence reste la préoccupation principale des ménages, suivie, certes, de près, par la question irakienne.

Surtout, deux ans de propagande fondée sur l’amalgame entre le terrorisme et l’Irak ont marqué durablement les esprits ; et le chaos actuel, le spectacle quotidien de la haine arabe confirment plus que jamais à l’opinion que la sécurité intérieure des Etats-Unis dépend aussi de l’issue des combats à Kout, à Fallouja ou à Karbala. Mieux que le réflexe patriotique, ou le souvenir d’un dictateur sanglant, cela explique pourquoi 57 % des Américains considèrent toujours l’entrée en guerre comme une bonne décision et pourquoi la moitié des sondés (au lieu, certes, de 64 % en septembre 2003) souhaitent le maintien des troupes au front. Le nombre des partisans d’un retrait américain est, lui, passé en trois mois de 32 à 44 %, mais cette ligne de partage, qui traverse pareillement les partis républicain et démocrate, ne suffit pas à mesurer le soutien ou l’opposition au président.

John Kerry en est conscient. Ses convictions, son vote au Sénat en faveur de l’offensive (suivi, certes, d’un autre vote opposé au financement de l’occupation) et son image de présidentiable lui interdisent de se compromettre avec la frange pacifiste de son parti et d’exploiter imprudemment les déboires militaires de Bush. Le président voit effectivement sa cote baisser, l’approbation de son  » travail  » passer de 47 à 43 % en un mois et le désaveu croître de 44 à 47 %. Seuls 4 Américains sur 10 apprécient la manière dont Bush gère l’Irak. Mais les reproches visent moins son choix fondamental de l’occupation que son actuelle inaptitude à le mettre en £uvre et à rassurer les Etats-Unis.

Décidée à ternir un peu plus l’image du défenseur de la nation, au c£ur de la campagne de Bush, les tenants de l’opposition au Congrès attaquent, eux, de biais. Ils profitent, en plein affrontement en Irak, des auditions de la commission du Sénat surà les attentats du 11 septembre 2001 pour stigmatiser l’incompétence des faucons de Washington et, à défaut, souligner sa culture du secret, son arrogance dangereuse et son refus d’admettre ses torts.

Les failles de l’antiterrorisme

Résultats mitigés : Richard Clark, ancien expert en contre-terrorisme de la présidence, accuse Bush d’incurie face à Al-Qaida avant les attentats de 2001. Mais l’audition, longtemps refusée par la Maison-Blanche, de Condoleezza Rice, conseillère à la Sécurité nationale de Bush, lui ravit la vedette. Rice, tout en admettant la somnolence et les failles du système antiterroriste, datant aussi de l’ère Clinton, réaffirme pourtant le bien-fondé de la politique de Bush contre Al-Qaida et, toujours, celui de l’assaut préventif contre le régime irakien.  » Grâce à nos efforts, nous sommes plus en sécurité, assure-t-elle. Mais nous ne sommes toujours pas en sécurité.  »

Bush, qui doit sa stature de président au drame du 11 septembre, pourra-t-il rester l’homme providentiel dans la nouvelle tempête irakienne qu’il a contribué à créer ? Kerry, faute d’arguments constructifs à propos de l’Irak, mise également sur l’autre anxiété américaine : un chômage qui perdure malgré la croissance et vaut à Bush des sondages aussi bas que ceux attribués à sa politique en Irak. Il a pourtant suffi d’une embellie de l’emploi, en mars, pour que le leader démocrate, pris en défaut, revoie à la hâte ses discours et présente la lutte contre le déficit budgétaire comme sa nouvelle priorité.

 » Lorsqu’un président sortant est en lice, le scrutin est avant tout un référendum sur ses qualités et son bilan, explique Charlie Cook, politologue réputé. L’autre candidat n’importe que lorsque la confiance a vraiment disparu.  » L’élection n’aura lieu que le 2 novembre. Dans la tourmente, c’est une éternité.

Philippe Coste

ôNous sommes plus en sécurité. Mais nous ne sommes toujours pas en sécurité »

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