Bruxelles Le scandale des subsides

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Certaines communes de la capitale accumulent les subsides régionaux et fédéraux. D’autres reçoivent peu, et de moins en moins. L’octroi des subventions repose souvent sur des données non actualisées depuis plus de vingt ans et des ministres favorisent leur fief électoral. Voici, en exclusivité, les chiffres du constat.

Il y a les bien servies et celles qui se contentent des miettes. Celles qui accumulent les contrats de quartier et autres subventions régionales et fédérales, et celles qui reçoivent peu, voire de moins en moins.

Toutes les communes bruxelloises ne sont pas égales devant les subsides. Rien de plus normal : des communes qui comptent des quartiers en difficulté et une population précarisée doivent rester prioritaires dans l’octroi des aides publiques. De même, la solidarité entre communes  » aisées  » et autres socialement défavorisées est un principe qu’aucun élu ne songerait à remettre en cause. Les autorités locales se félicitent par ailleurs du soutien financier croissant de la Région bruxelloise : la  » dotation générale aux communes « , l’une des principales recettes pour les budgets communaux, augmente chaque année de 3 %, soit plus que l’inflation.

Une dotation  » générale  » qui ne l’est pas

Mais cette dotation n’a plus rien de  » générale  » : la clé de répartition est de plus en plus défavorable à certaines communes de la  » seconde couronne « , qui ont vu leurs moyens stagner ou même régresser. L’écart entre la commune la moins bien servie et celle qui reçoit le plus était de 1 pour 3 en 1989. Il est aujourd’hui de 1 pour 7 (65 euros par habitant et par an à Woluwe-Saint-Pierre, pour 460 euros à Saint-Josse). D’autres subsides, liés aux contrats de quartier, aux agents contractuels subventionnés, à la politique des grandes villes, à la prévention de la criminalité ou à la construction de logements sociaux, ciblent presque toujours les mêmes communes.

 » Certaines sont tellement subventionnées qu’elle accumulent, impôts locaux inclus, plus de moyens que les communes « nanties », estime le député régional FDF Emmanuel De Bock, conseiller communal à Uccle. A Saint-Josse, Saint-Gilles ou Molenbeek, les subsides régionaux font, à eux seuls, plus que combler le handicap d’une population payant moins d’impôts. Résultat : dans ces communes  »défavorisées », on dispose d’un chef de cabinet par échevin et de voitures de fonction, avantages que nous nous refusons. En revanche, on voit peu les effets de cette manne régionale et fédérale sur le terrain. En cause : l’éparpillement des aides et l’absence d’évaluation. « 

Des communes peu subventionnées ont été contraintes d’augmenter la pression fiscale. D’où une concurrence accrue avec les Brabants flamand et wallon, qui favorise l’exode urbain. De plus, augmenter les recettes fiscales pour compenser la perte de subsides revient à diminuer encore la dotation, le revenu par habitant étant l’un des critères de répartition de la dotation générale aux communes. Conscient des effets pervers de la clé de distribution, le ministre-président Charles Picqué (PS) a accepté l’idée de corriger le tir. Mais rien n’a été entrepris à ce jour.  » Il faudrait ajuster les critères, plaide le député De Bock. Notamment en intégrant les taxes sur les bureaux, le stationnement ou les hôtels, recettes dont bénéficient surtout des communes du centre-ville. « 

Les mêmes critères d’octroi depuis vingt ans

De même, les critères d’octroi de la manne déversée depuis une vingtaine d’années sur des quartiers à réhabiliter n’ont jamais fait l’objet d’une actualisation. Les mêmes règles restent en vigueur dès lors que ne sont pas pris en compte les investissements déjà réalisés. Comme si les autorités régionales négligeaient de redessiner la carte de la pauvreté dans la capitale. En revanche, l’influence de certains ministres semble déterminante dans l’attribution de contrats et subventions.

Comment objectiver et clarifier un tel bilan ? Homme de chiffres, De Bock a calculé et nous a fourni, en exclusivité, les montants des principaux transferts régionaux et fédéraux aux communes bruxelloises. Pour la clarté de la démonstration, nous avons mis en exergue, sous forme de carte, diagramme et tableaux (voir en pages suivantes), les données les plus significatives et les plus surprenantes.

CONTRATS DE QUARTIER : 408 MILLIONS DEPUIS 1994

Depuis 1994, la Région finance la revitalisation de certains quartiers fragilisés. Les interventions sont ciblées dans le temps (quatre ans) et dans l’espace (un quartier). Le programme prévoit de réhabiliter ou de créer des logements et des équipements collectifs, de réaménager les espaces publics, de soutenir des actions contre la précarité et l’insalubrité. Depuis 2009, les contrats de quartier sont devenus  » durables « , afin de prendre en compte les performances énergétiques des bâtiments et de soutenir des projets pilotes en matière énergétique.

Ces programmes constituent l’instrument majeur de la rénovation à Bruxelles. Or la  » carte interactive des contrats de quartier durables « , qui figure sur le site www.quartiers.irisnet.be, montre que la plupart des zones retenues se situent à proximité de l’axe du canal, depuis le quartier Van Volxem-Pont de Luttre, à Forest, jusqu’à la jonction Helmet-Lambermont, à Schaerbeek.

En fait, seules 10 communes sur 19 bénéficient de la manne régionale, qui atteint un total de 408 millions d’euros sur près de vingt ans. En chiffres absolus, Bruxelles-Ville est la commune la mieux servie : 14 contrats de quartier, soit 84 millions d’euros (plus d’un cinquième de la manne totale). Molenbeek suit de près, avec 12 contrats, soit 72 millions d’euros (voir carte ci-dessous).

Neuf communes ne reçoivent rien

Plus significatifs sont les montants octroyés à chaque commune par rapport à son nombre d’habitants. Saint-Josse passe alors largement en tête : la petite commune a empoché 7 % des moyens alors qu’elle représente seulement 2,4 % de la population bruxelloise. Une fois de plus médaille d’argent, Molenbeek accapare 18 % du budget et constitue à peine 8 % de la population régionale. Puis vient Saint-Gilles, avec 8 % des moyens pour 4 % de la population bruxelloise. Jette, Ixelles et Anderlecht sont les moins favorisées des dix communes dotées. Les 9 autres, situées en  » seconde couronne « , ne reçoivent rien. La rénovation de quartiers est à leur charge.

Un ministre, plus de contrats…

Certaines communes sont, de toute évidence, favorisées par l’action d’un ministre qui a pour fief électoral l’une de ces entités. Saint-Gilles, la commune dont le ministre-président Charles Picqué (PS) est bourgmestre en titre depuis vingt-sept ans, a obtenu 3 contrats de quartier au cours des cinq dernières années. L’influence politique du sénateur et ministre d’Etat Philippe Moureaux (PS) n’est sans doute pas étrangère au fait que Molenbeek, la commune qu’il dirige depuis un quart de siècle, a raflé pas moins de 11 contrats de quartier en 13 ans, soit presque un par an. Depuis qu’Ecolo est dans la majorité régionale, Forest, la commune d’Évelyne Huytebroeck, ministre de la Rénovation urbaine, est bien servie : 4 contrats de quartier lui ont été accordés au cours des six dernières années. Le CDH, lui aussi dans la coalition au pouvoir depuis 2004, a décroché, en 2006, un contrat de quartier pour Jette, la commune du bourgmestre CDH Hervé Doyen. Jette ne figure pourtant pas sur les cartes officielles de la pauvreté régionale.

Pas d’actualisation des règles

Aucun mandataire politique ne remet en cause le principe de solidarité entre communes et le soutien financier de la Région bruxelloise aux communes défavorisées. Toutefois, les règles d’attribution des contrats de quartier, fixées voici près de vingt ans, posent question.  » Elles ne font l’objet d’aucune actualisation ni évaluation « , déplore le député bruxellois Emmanuel De Bock.

En cause : la territorialisation de l’aide. En centre-ville, le quartier Dansaert, l’un des plus chers de Bruxelles, célèbre pour ses boutiques branchées, est toujours inscrit parmi les zones à protéger ! La revitalisation y a provoqué une forte hausse du coût de l’immobilier au mètre carré.  » Autant une intervention ponctuelle permet de remédier à la désindustrialisation et à l’appauvrissement, commente De Bock, autant cette opération doit être balisée dans le temps pour éviter la gentrification urbaine, donc l’exode des moins riches du quartier qui ne peuvent suivre la hausse des loyers. « 

AGENTS CONTRACTUELS SUBVENTIONNÉS : 2,3 MILLIONS PAR AN

En 2004, le gouvernement bruxellois a décidé d’octroyer des ACS (agents contractuels subventionnés) aux communes qui bénéficient de contrats de quartier. Ainsi, en 2005, plus de 1,3 million d’euros a été versés aux dix communes concernées. Chaque année, quatre contrats de quartier sont attribués. En 2012, le montant global annuel dépasse les 2,3 millions d’euros, soit un quasi-doublement du budget. Une fois encore, Saint-Gilles, Molenbeek et Saint-Josse sortent largement gagnantes du partage, dont la moitié des communes bruxelloises sont exclues (tableau en haut).

En sept ans, près de 15 millions d’euros de subsides ont été attribués pour du personnel venu aider les dix communes concernées. Molenbeek en a perçu 19 %, pour une population qui représente 8 % de la population bruxelloise. Saint-Gilles et Saint-Josse ont reçu chacune 8 % de la manne, pour un nombre d’habitants qui représente respectivement 4,3 % et 2,4 % des Bruxellois.  » En principe, remarque De Bock, ces ACS sont chargés du suivi de la revitalisation des quartiers. Leur nombre ne cesse d’augmenter, car ces personnes restent en place. « 

DOTATION GÉNÉRALE AUX COMMUNES : 250 MILLIONS PAR AN

Ce mécanisme de soutien financier aux communes est doté de près de 250 millions par an, soit plus de 10 % des dépenses régionales bruxelloises. Sur ce montant, 50 millions sont répartis entre 13 communes à quartiers en difficulté, dites  » EDRLR  » (Espace de développement renforcé du logement et de la rénovation). De 138 euros en moyenne par Bruxellois en 1989, la dotation s’élève aujourd’hui à 232 euros, soit une augmentation de 68 % en l’espace de vingt-deux ans. L’accroissement de l’enveloppe ne profite cependant pas à toutes les communes. Deux sur les 19 reçoivent même moins qu’en 1989 : Woluwe-Saint-Pierre chute de 15 % et Uccle de 1 %.

Derrière Saint-Josse (460 euros annuels par habitant en 2011), les communes les mieux dotées sont Koekelberg, Saint-Gilles et Molenbeek (voir tableau à gauche). Celles qui, en une vingtaine d’années, ont connu les hausses les plus fortes de leur dotation régionale sont Koekelberg (+ 178 %), Etterbeek et Molenbeek. Les communes les moins bien servies sont Woluwe-Saint-Pierre, Uccle et Woluwe-Saint-Lambert. La solidarité des communes les plus aisées de la Région n’a donc cessé de croître, alors qu’elles connaissent un appauvrissement constant de leur population.

L’  » ÉCHEVIN FLAMAND GARANTI  » : 31 MILLIONS PAR AN

Depuis 2002, la Région bruxelloise accorde une dotation spéciale aux communes dont le collège des bourgmestre et échevins comprend au moins un échevin ou président de CPAS flamand. C’est la contrepartie des accords Lambermont-Saint-Polycarpe (2001) destinés à refinancer Bruxelles. Cette dotation à charge de l’autorité fédérale (plus de 31 millions d’euros par an) est répartie entre communes selon la même clé de répartition controversée que la dotation générale aux communes.

En clair, Woluwe-Saint-Lambert et Auderghem ne reçoivent pas un kopek : Olivier Maingain et Didier Gosuin, bourgmestres FDF de ces deux communes, ont rejeté le principe même de l' » échevin flamand garanti « , qualifiant l’argent offert aux communes de  » deniers de Judas « . Schaerbeek obtient le montant le plus élevé (4,9 millions d’euros), devant Bruxelles-Ville (4,3 millions). Molenbeek, troisième, récupère 4,2 millions, soit 13 % de l’enveloppe. A Woluwe-Saint-Pierre, 17e et dernier sur la liste, l’échevin flamand ne  » pèse  » que 0,3 million.

Proportionnellement à la population de la commune, Saint-Josse, Koekelberg et Saint-Gilles disposent de l’échevin qui  » rapporte le plus  » : jusqu’à 56 euros par habitant pour la première. Le système est peu égalitaire et ne tient pas compte du nombre de Flamands résidant dans la commune. En outre, les moyens ne sont pas dédicacés à une politique spécifique envers les Flamands de la commune.

POLITIQUE DES GRANDES VILLES : 48 MILLIONS PAR AN

Lancé en 2000, ce programme triennal vise, une fois encore, les quartiers en difficulté. Des projets locaux sont financés par de l’argent du fédéral afin d’améliorer le cadre et les conditions de vie. Ainsi, à Anderlecht, le quartier Cureghem bénéficie de ce programme depuis sa création et une quarantaine de personnes sont actuellement employées dans ce cadre.

Parmi les sept communes bruxelloises qui reçoivent des fonds, Molenbeek-Saint-Jean est la mieux servie : 11,8 millions d’euros par an, soit 134 euros par habitant. Elle ramasse à elle seule 25 % de l’enveloppe globale et presque deux fois plus de moyens par habitant que Bruxelles-Ville et Schaerbeek (tableau ci-dessus).

 » Ce système montre une fois encore que la solidarité est de moins en moins personnelle et de plus en plus territoriale, commente De Bock. L’objectif est de choyer toujours les mêmes communes.  » A terme, les compétences liées à la politique des grandes villes seront transférées aux Régions.

 » SOMMETS EUROPÉENS  » : 7,5 MILLIONS PAR AN

Le fédéral octroie une aide financière de 7,5 millions d’euros aux communes bruxelloises pour couvrir les dépenses liées à la prévention de la criminalité dans la cadre de la fonction internationale de Bruxelles. Ici encore, l’inégalité est la règle. La répartition s’effectue selon une clé non indexée depuis 2006 : 50 % aux communes dotées d’un plan stratégique de sécurité et de prévention – au prorata de l’argent reçu dans ce cadre – et 50 % répartis à parts égales entre les 19 communes.

Les communes les plus favorisées dans la répartition sont Saint-Josse (16,9 euros par habitant), Koekelberg (16,5) et Saint-Gilles (9,5). Curieusement, Anderlecht, Schaerbeek et Molenbeek reçoivent moins que la moyenne régionale et jusqu’à trois fois moins que Saint-Josse et Koekelberg. Les plus défavorisées sont Uccle (3,5), Woluwe-Saint-Lambert (3,7), Ixelles et Jette (4). Pénalisées financièrement, ces communes investissent moins dans la prévention-sécurité ou alors puisent dans leurs fonds propres au détriment d’autres politiques ou en augmentant l’impôt local.

LOGEMENT SOCIAL ET MOYEN : 270 MILLIONS DEPUIS 2008

Ces 5 dernières années, la SLRB (Société du logement de la Région de Bruxelles-Capitale) a injecté dans la création de logements sociaux et moyens plus de 139 millions euros (8 projets) et la SDRB (Société de développement pour la Région de Bruxelles-Capitale), 130 millions d’euros (10 projets). Anderlecht, Ixelles, Forest, Molenbeek et Jette sont les communes qui ont le plus bénéficié de ces investissements. En revanche, six communes de la  » seconde couronne  » sont oubliées.

La Région a pourtant fixé l’objectif à atteindre : 15 % de logement  » public  » dans les 19 communes. Elle aide celles qui £uvrent en ce sens. Mais elle n’investit pas prioritairement dans les communes les plus éloignées de cet objectif, au risque de renforcer la dualisation à Bruxelles.

OLIVIER ROGEAU; O.R.

Le quartier Dansaert est toujours inscrit dans les zones à protéger

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