Bouteflika ou le passé pour futur

Son seul programme ? Que rien ne change. Malgré son état de santé chancelant, le président algérien brigue un quatrième mandat. Celui de trop, estiment nombre de ses compatriotes, jusque dans les rangs du pilier du régime : l’armée.

Dans les dessins de Dilem, publiés par le quotidien Liberté Algérie, le président Abdelaziz Bouteflika est un candidat grabataire, cloué à un fauteuil roulant. Son équipe de campagne ? Des médecins et une infirmière. Son patrimoine déclaré ?  » Trois maisons à Alger, une chambre d’hôpital à Paris !  » L’humour féroce des Algériens se répand aussi sur la Toile, où un internaute a mis en ligne une parodie du tube de Stromae, Papaoutai :  » Outai, Boutefoutai ? « …

Drôle de campagne en effet, même si personne n’a envie de rire, car le favori du scrutin du 17 avril reste cloîtré dans le palais présidentiel d’El-Mouradia, affaibli par un accident vasculaire cérébral survenu en avril 2013, suivi d’une hospitalisation de quatre-vingts jours au Val-de-Grâce, à Paris. Durant la campagne, la télévision l’a montré à quatre reprises, pas une de plus. Le 3 avril, lors de la visite du secrétaire d’Etat américain, John Kerry, il est debout – une information en tant que telle ! Sur les images choisies avec soin, le chef de l’Etat se tient sur ses jambes, certes, et sa main droite serre celle de son interlocuteur, mais sa gauche reste fermement agrippée au bras de son fauteuil. Neuf jours plus tard, recevant le ministre espagnol des Affaires étrangères, il se hisse de son fauteuil, lentement, certes, mais seul. Le corps figé, à l’exception des bras, Bouteflika souffle, plus qu’il ne parle, quelques phrases à peine audibles. La réalité serait-elle pire que la caricature ?

A 77 ans, et malgré un état de santé pour le moins hasardeux,  » Boutef  » brigue un quatrième mandat. Incapable de mener sa propre campagne, il a désigné sept personnes pour le représenter, sous la direction de l’ex-Premier ministre, Abdelmalek Sellal, bien en vue dans les chancelleries et les milieux d’affaires. Son programme tient en deux mots : stabilité et continuité.  » Il invente un nouveau modèle : le développement par le statu quo !  » raille un chef d’entreprise.  » C’est le seul argument qui lui donne un brin de légitimité, explique Luis Martinez, directeur de recherches au Ceri-Sciences po, à Paris. Le pacte électoral que propose Bouteflika offre la garantie que l’Algérie ne sera ni la Syrie, ni la Libye, ni l’Egypte.  »

Hasard du calendrier, selon la présidence, la visite de John Kerry, le 3 avril, consacrée à la lutte antiterroriste, lui donne l’occasion de marteler cet unique message à quelques jours du scrutin. Et tant pis si la presse et les leaders de l’opposition dénoncent un soutien tacite des Etats-Unis ! Alger frôle pourtant l’incident diplomatique ce jour-là. Car APS, l’agence officielle, croit bon de relayer que l’Américain se  » félicite  » de la tenue d’élections transparentes, alors qu’il en exprime plutôt l’attente… Le département d’Etat a dû rectifier la traduction. L’épisode traduit sans doute la fébrilité d’un système à bout de souffle, prêt à tout pour légitimer un candidat impotent. Et il n’est pas isolé.

En mars, à Alger, des médecins sont convoqués à une rencontre sur la  » politique de santé « . Leur présence est  » indispensable et obligatoire « , ordonne l’administration dans un courrier révélé par Liberté Algérie. Sur place, ils découvrent qu’il s’agit d’une réunion politique animée par le directeur de campagne de Bouteflika… Quelques jours plus tard, une polémique enflamme la Toile après la diffusion d’un clip enregistré par une soixantaine d’artistes – dont le comédien Smaïn et le chanteur Khaled. Dédiée en principe à l’Algérie en général, la chanson se révèle être à la gloire de Bouteflika ; la vidéo est retirée en catastrophe, car certains interprètes se plaignent d’avoir été floués.

 » Qui dirige vraiment le pays ?Au fond, nous ne le savons pas  »

Si tous les moyens sont bons pour imposer ce candidat hors d’âge, les électeurs, eux, ne s’en laissent plus compter. Fait nouveau, dans cette société traumatisée par la guerre civile des années 1990 (plus de 60 000 morts), ils se mobilisent et le font savoir, à l’image des  » indignés  » algérois du mouvement Barakat ! (Ça suffit !)  » Les nouvelles générations n’ont pas été marquées par la décennie noire des années 1990, explique sa porte-parole, Amira Bouraoui, une gynécologue âgée de 38 ans. Elles n’associent pas la contestation politique à la peur et à la mort.  » Les manifestants ont d’abord été interpellés par la police, mais les autorités ont fini par laisser faire. Dans les préfectures, les commis du président ont parfois dû tenir leur meeting sous protection policière. Et plusieurs réunions ont été annulées, comme à Bejaïa, en Kabylie, une région frondeuse, où des jeunes ont incendié l’immeuble où devaient se rassembler les partisans de  » Boutef « .

Le mécontentement gagne le monde économique. A la mi-mars, quand le Forum des chefs d’entreprises (FCE) prend position en faveur d’un quatrième mandat du président, lors d’une assemblée générale extraordinaire montée en hâte, Slim Othmani, PDG de NCA-Rouiba, refuse le coup de force et démissionne, imité par de nombreux collègues.  » En tant qu’association patronale, nous n’avons pas à nous prononcer sur des questions politiques, confie-t-il. Rien ne justifie un tel blanc-seing. Alors que nous avions entamé un dialogue avec l’administration sur une série de projets concrets, des patrons très proches du clan Bouteflika ont mis la pression, parfois sous forme de menaces. Ces gens-là se positionnent dans l’attente d’une redistribution des cartes économiques, après le 17 avril. Moi, je ne bénéficie pas des largesses du système.  » Un autre patron décrypte :  » Ce n’est pas l’image que nous avions de Bouteflika. Sa personne n’est pas en cause. On lui reconnaît une certaine étoffe politique. Mais certains profitent de son état de santé pour préserver leurs intérêts, voire élargir leur champ d’intervention. Qui dirige vraiment le pays ? Au fond, nous ne le savons pas.  »

Pour la première fois, la forteresse militaire se lézarde ouvertement. En temps normal, l’armée algérienne, plus que toute autre institution, est un théâtre d’ombres. Mais les généraux ne craignent plus la lumière. Trois d’entre eux, dont l’ancien président de la République Liamine Zéroual, sont sortis de leur retraite pour contester la candidature de trop. Le 12 février, Hocine Benhadid, ancien commandant de la 8e division blindée, qui affirme parler  » au nom de ses frères d’armes « , tire à boulets rouges dans le quotidien El Watan :  » Abdelaziz Bouteflika doit se retirer dignement. Qu’il sorte par la grande porte. Cinq ans de plus avec lui, ce serait un danger pour le pays.  » Le 2 avril, il récidive en proposant l’instauration d’une assemblée constituante pour une IIe République.

Jusqu’à présent, la guerre se déroulait en coulisses, entre l’armée des  » casernes  » et celle des  » costumes  » : la première est menée par le chef d’état-major, le général Gaïd-Salah, proche de Bouteflika et promu il y a peu vice-ministre de la Défense ; la seconde par le général Mohamed Mediène, dit  » Toufik « , patron des puissants services de renseignement, le Département du renseignement et de la sécurité (DRS), opposé à un quatrième mandat.

La première attaque est venue du clan Bouteflika. Celui-ci reproche au DRS, sans oser le dire, une série d’enquêtes embarrassantes pour le pouvoir. Dans l’une des plus emblématiques, l’ancien ministre de l’Energie, Chakib Khelil, a été impliqué dans une affaire de corruption ; l’ex-patron de la Sonatrach, la société gazière et pétrolière algérienne, a préféré prendre la fuite l’an dernier, en se réfugiant aux Etats-Unis.

Déstabilisé durant la convalescence du président, le clan reprend aujourd’hui la main : en toute discrétion, l’influence au palais de Saïd Bouteflika, le frère du chef de l’Etat, ne cesserait de grandir. Toutes les affaires sont loin d’être soldées, mais la récente nomination d’un nouveau directeur de cabinet de Bouteflika, Ahmed Ouyahia, proche de Toufik, semble avoir fait taire la polémique.

Le changement ?  » Pas de la base  »

Il n’empêche. Une partie de ceux qui croyaient Bouteflika hors-jeu jouent aujourd’hui la carte d’un de ses rivaux les plus sérieux, Ali Benflis. Cet ancien Premier ministre est un homme du sérail, mais il peut donner l’illusion d’un changement.  » J’incarne une autre forme de protestation contre un système corrompu, vieillissant et finissant « , affirme-t-il au Vif/L’Express. En 2004, il n’avait recueilli que 6 % des voix, face à Bouteflika.  » Mais, à l’époque, assure-t-il, le grand vainqueur avait été la fraude.  » Cette fois-ci, ajoute-t-il, ses partisans contesteront haut et fort, si nécessaire, l’éventuel trucage des élections. Ce qui lui vaut d’être soupçonné par Bouteflika de  » terrorisme « . Quand il parcourt le pays, pourtant, Benflis se déplace en Boeing 737, preuve qu’il ne manque pas de soutiens dans les milieux d’affaires. A chacun de ses meetings, il promet un gouvernement d’union nationale, incluant même des islamistes, et un programme économique favori-sant le développement d’activités alternatives aux hydrocarbures, qui représentent, à elles seules, 98 % des recettes d’exportation et les deux tiers des recettes budgétaires de l’Etat.

Benflis peut-il créer la surprise ? Difficile à imaginer, car les principaux groupes d’intérêts, tels la Sonatrach, le FLN (le parti du pouvoir), l’Union générale des travailleurs algériens ou encore les administrations, qui structurent le système politique algérien, soutiennent Bouteflika. Sans compter ceux qui profitent indirectement de la manne pétrolière : ces dernières années, les différents gouvernements ont versé plus de 43 milliards d’euros en dépenses sociales diverses, des cadeaux afin d’acheter la paix sociale.  » Le changement ne viendra pas de la base, avance Luis Martinez. Sur près de 40 millions d’Algériens, les trois quarts se fichent des bagarres au sommet de l’Etat. Ils considèrent que les critiques se sont déjà servis et que, s’ils se plaignent, c’est parce qu’ils n’ont pas reçu assez.  »

En 2012, le chef de l’Etat avait envisagé des changements dans les institutions, avec la création d’un poste de vice-président. Une solution qui lui aurait permis de se présenter en réformateur et d’assurer la continuité, au cas où il serait dans l’incapacité d’achever son mandat. Il n’en est plus question. Résultat : alors que Bouteflika est candidat à sa succession, l’après-Bouteflika a déjà commencé. Pas étonnant que ses compatriotes ne s’y retrouvent plus.

De notre envoyé spécial Romain Rosso. Avec, à Alger, Anis Allik – Reportage photo : Julien Daniel/Myop pour Le Vif/L’Express

 » Bouteflika doit se retirer. Cinq ans de plus avec lui, ce serait un danger pour le pays  »

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