Berlusconi et l’Eglise Divorce à l’italienne

Après les frasques du Cavaliere, les relations se sont détériorées entre le président du Conseil et la hiérarchie catholique. Un simple accroc dans une alliance d’intérêt ? Ou le prélude à une autonomie de la vie politique ?

De notre envoyée spéciale

Il secoue la tête en un dérisoire geste d’incompréhension. Et chaque mot semble s’arrêter au seuil de sa bouche, comme un murmure sacrilège :  » Je ne comprends plus mon Eglise. Je suis perdu devant son obligeance pour Berlusconi, sa politique, son modèle de société barbare.  » Giorgio, assureur de 59 ans, catholique pratiquant, balaie du regard le terrain de sport qu’il a aménagé dans la banlieue de Rome, où s’égaillent des jeunes du quartier.  » Qu’apprend un gamin, aujourd’hui, en Italie ? Qu’en couchant ou en fraudant le fisc on est parti pour la gloire. L’Eglise est la seule institution qui ait des valeurs. Alors pourquoi n’est-elle pas plus claire dans sa condamnation ?  » Saisi de rage, Giorgio a écrit au président de la Conférence des évêques italiens.  » Son Eminence répondra au plus vite « , lui a-t-on fait savoir. Giorgio attend toujours.

Que se trame-t-il, ces temps-ci, dans ce  » jardin de l’Eglise  » qu’est l’Italie ? Sous les crucifix accrochés dans les écoles publiques, le malaise… Depuis des mois, le pays est immergé dans le feuilleton de la licence berlusconienne, et, peu à peu, la rumeur est montée des paroisses, d’évêques scandalisés. Tant et si bien que le journal de la Conférence épiscopale (CEI), Avvenire, a fini par adresser quelques remontrances – feutrées – au président du Conseil. En représailles, le quotidien de Berlusconi, Il Giornale, a largué une bombe sur Avvenire, en accusant, à la fin du mois d’août, son directeur, Dino Boffo, de harcèlement sexuel et d’homosexualité. Il a été contraint à la démission… Ce qui a aussitôt été interprété comme une déclaration de guerre à l’Eglise. En réalité, l’ambiance était propice aux hostilités : l’entrée en vigueur, cet été, de la loi créant un délit d’immigration clandestine avait déjà fait frémir les ecclésiastiques et ceux qui ont osé hausser le ton se sont immédiatement fait taxer par les amis du gouvernement de  » cathocommunistes « . Quant au cardinal Dionigi Tettamanzi, à Milan, il s’est fait traiter de  » taliban  » et d' » évêque de Kaboul  » !

Des conflits avec la papauté, le pays en a vu d’autres, notamment à la fin du xixe siècle, lorsque l’unité nationale s’est faite en réduisant les Etats pontificaux à un mouchoir de poche. Mais avec Berlusconi c’est du jamais-vu. Jusque-là, le Cavaliere avait toujours ménagé la puissante Eglise. Car, à l’origine, il y a un mariage d’intérêt. Curieux attelage, à dire vrai, que cette alliance entre les vicaires du Christ et ce divorcé qui a fait du plaisir sa raison d’être, Bacchus aimant la chair, l’argent et les bonheurs mondains.

Pour comprendre, il faut revenir au séisme originel. 1994 : la Démocratie chrétienne (DC), bras de l’Eglise en politique et parti de masse brassant tous les courants, s’effondre, décimée par l’opération anticorruption Mains propres. Les grandes formations sont balayées, les électeurs catholiques se dispersent en une diaspora, le pays danse au bord du précipice. Cette année-là Jean-Paul II fait dire une  » prière pour l’Italie « . C’est aussi le moment que choisit Berlusconi, l’entrepreneur à succès, pour entrer en politique et lancer l’écriture de son roman national. Dans ce paysage dévasté, il va combler le vide.

Pendant ce temps, à la tête des évêques, un visionnaire, le cardinal Camillo Ruini, fomente un plan de reconquête. A Palerme, en 1995, il développe son idée : désormais, l’Eglise pèsera sur la vie du pays non plus à travers un parti mais par le biais d’associations, d’influents lobbys, des cardinaux qui vont à la télé…  » Ruini pense que les politiques, sur certains thèmes, doivent obéir à l’Eglise, explique l’historien Alberto Melloni. Et la CEI se mire dans la politique comme dans un miroir. Pour avoir la sensation d’y jouer un rôle. « 

 » Vous avez vendu votre dignité d’évêque « 

Ruini tourne le dos à son ami de centre gauche, Romano Prodi, pourtant le seul leader politique qui aille à la messe, et choisit Berlusconi.  » Conditionnée par la peur de perdre son identité religieuse dans une société sécularisée et multiethnique, l’Eglise voit dans le Cavaliere davantage de garanties. Par exemple sur la bioéthique ou sur le statut des couples homosexuels « , explicite le politologue Alessandro Campi. Devenu président du Conseil, Berlusconi paie sa dette :  » Il exonère par exemple l’Eglise de la taxe sur les immeubles commercialement exploités, qu’elle a en quantité « , reprend Campi. Berlusconi, lui, se sert de l’Eglise comme d’une caution.  » Bref, c’est une alliance pragmatique. Et, aujourd’hui, c’est précisément ce rapport-là qui est entré en crise. « 

Car il y a des mots, venus de la base, qui font mal. Comme ceux de don Paolo Farinella, curé à Gênes, dans cette lettre ouverte au président de la CEI :  » Les évêques assistent à la dérive morale du pays, aveugles, muets, aphones, ensevelis sous un rideau d’encens […]. Vous avez tapé sur Prodi et vous absolvez l’immoralité de Berlusconi…  » Un autre, le père Silvano Nicoletto, de Vérone :  » Monsieur le Cardinal [Bertone], vous avez vendu votre dignité d’homme et d’évêque au marchand de passage.  » En toile de fond, il y a aussi ces messes à l’assistance de plus en plus clairsemée (de 20 à 30 % de pratiquants), les vocations en déclin, et l’Italie qui a l’un des taux de natalité les plus bas d’Europe…

Il y a aussi ce curé de 71 ans, don Pietro Sigurani, qui, dans sa paroisse de Rome où il accueille les pauvres et les immigrés, dit, en joignant ses mains :  » L’Eglise crie quand on touche à la pilule et se contente de bêler quand il s’agit des immigrés. Or, quand on les repousse à la mer, c’est comme si on les poussait du haut d’une falaise. « 

Au Conseil pontifical pour les migrants, le secrétaire, Mgr Agostino Marchetto, appuie :  » L’Eglise, qui se préoccupe tant de défendre la vie du début jusqu’à la fin naturelle, doit aussi le faire durant son cours ! Or, si l’on peut expulser des migrants, il est inacceptable de les criminaliser. Quand ils approchent de nos côtes, leur demande-t-on ce qui les y porte : la violence, la guerre, la famine ? La nouvelle loi sur l’immigration, répondant à la peur devant l’inconnu, exploitée par la Ligue du Nord, introduit un « péché originel » dans la législation. La doctrine sociale de l’Eglise fait partie de l’éthique catholique.  » Et si Berlusconi visait d’abord à couper cette Eglise-là, si présente dans l’accueil des immigrés, d’un peuple de plus en plus sensible aux thèses de la Ligue – ce parti xénophobe de la coalition gouvernementale ?

Mais la querelle n’a rien d’irrémédiable… Car le réalisme politique a déjà repris le dessus. De retour de Pittsburgh, le 26 septembre, Berlusconi a fait dévier son avion afin de croiser, à l’aéroport de Rome, le pape en partance pour Prague. Arrangées la veille, les salutations se voulaient cordiales… Et si, à Prague, Benoît XVI a dit :  » Nous avons besoin de gouvernants croyants et crédibles « , L’Osservatore romano, le journal officiel du Saint-Siège, maintient, lui, le silence sur la vie privée de Berlusconi :  » Nous ne nous occupons pas des affaires intérieures des divers pays « , souligne Gian Maria Vian, le directeur, dans son bureau du Vatican. De l’art de paraître détaché du pouvoir tout en étant en son sein… C’est l’ambivalence de Rome, capitale politique et spirituelle, avec un pape à la fois patron de l’Eglise universelle et évêque de Rome.

En mars 2007, après le départ de Ruini, le cardinal Bertone, n° 2 du Vatican, avait pourtant mis les choses au clair dans une lettre au ton inédit : désormais, c’est lui, donc le Vatican, qui gérera les rapports avec la politique, et non plus l’épiscopat italien (la CEI), sans doute trop remuant…

Des deux côtés du Tibre, on s’emploie aujourd’hui à suturer la plaie. Chez Berlusconi, c’est Gianni Letta, sous-secrétaire à la Présidence du Conseil, son âme catholique, qui est au charbon, auréolé de son titre de  » gentilhomme de Sa Sainteté « à Car la cote de Berlusconi accuse une baisse de 9 points chez les catholiques pratiquants, selon un récent sondage Ipsos.  » Et si l’Eglise ne peut guère mobiliser plus de 5 % des votes, observe Marco Politi, vaticaniste à La Repubblica, dans notre système bipolaire, où la majorité peut se jouer à 20 000 voix, elle a un pouvoir de chantage politique.  » Ce que Ruini avait bien compris, lui qui, en 2007, mobilise un million de personnes dans la rue, pour contrer le projet de  » Pacs  » de Romano Prodi. Deux ans plus tôt, le même Ruini avait appelé à l’abstention lors du référendum sur la procréation médicalement assistée, qui a bel et bien échoué.

Ainsi va l’Italie, et sa laïcité poreuse, mouvante, qui, loin d’être une séparation, évolue plutôt au gré des rapports de force entre l’Eglise et l’Etat, lequel paie les prêtres et les profs de religion.  » Le pouvoir de l’Etat est bien plus faible que celui de l’Eglise, qui jouit encore d’un grand prestige « , note l’historien Jean-Dominique Durand. Il est loin le temps de la Démocratie chrétienne (DC), où, fort des voix assurées de son parti de masse, son fondateur, Alcide De Gasperi, pouvait dire non à Pie XII, qui lui demandait de faire entrer les néofascistes du MSI à la mairie de Rome.

Cet automne, l’Eglise entend bien prolonger le combat. Contre la pilule abortive RU 486, approuvée cet été par l’Agence du médicament. Et pour le financement des écoles privées et pour une loi sur le  » testament biologique « , qui interdirait de supprimer l’hydratation et l’alimentation artificielles des mourants. Aujourd’hui, donc, l’Eglise reste une  » amie  » du gouvernement, comme l’a titré Avvenire après l’éviction de Boffo, qui a révélé des dissensions entre le Vatican et les évêquesà

Dans son fortin de La Repubblica, le fondateur, Eugenio Scalfari, l’éternel contradicteur de Berlusconi, grom-melle, effondré :  » Cette crise, au fond, a renforcé l’Eglise dans ses requêtes pragmatiques et Berlusconi est prêt à payer ce prix-là, minimal pour lui.  » La gauche est muette. A droite, le seul à tonner contre l’interventionnisme de l’Eglise et à défendre la laïcité est Gianfranco Fini, président de la Chambre des députés, qui rêve de succéder à Berlusconi.

L’Eglise prépare l’après-Berlusconi

Le 20 septembre, l’association Anticlericale.net tient meeting au pied de la porta Pia, la brèche par laquelle les troupes piémontaises ont pénétré dans Rome, en 1870, décrétant la fin du règne du pape. Au micro, la sénatrice Emma Bonino, l’inébranlable combattante, parle dans le désert – 50 personnes, à vue de nez. Elle s’égosille :  » Dès qu’on pose la question de la laïcité, ici, on se fait taxer de laïcistes furieux ! Mais le problème de fond est moins l’activisme de l’Eglise que la faiblesse de toute la classe politique. « 

D’aucuns peuvent toujours rêver d’une nouvelle DC, d’un grand parti du centre. L’Eglise, elle, regarde, peaufine sa stratégie pour l’après-Berlusconi : elle attend. Rien n’est perdu. Car, le 7 octobre, le cardinal Bertone et Berlusconi devraient inaugurer, à Rome, une exposition intitulée Le Pouvoir et la grâce.

delphine Saubaber, avec Vanja Luksic

berlusconi a fait dévier son avion pour croiser le pape

 » l’église a un pouvoir de chantage politique « 

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