Beigbeder dans le rang

Pour son onzième ouvrage, Un roman français, l’auteur de 99 Francs a pris des gants et mis de l’eau dans sa vodka. C’est le prix à payer pour gagner la reconnaissance du monde des lettres.

Lors de notre rencontre au bar d’un hôtel de la rue des Beaux-Arts, à Paris, rive gauche, Frédéric Beigbeder sortait d’un examen blanc à l’auto-école : 15 fautes. Mais le moral était bon. L’écrivain, fidèle à sa réputation, était élégant dans la mise et le propos :  » C’est vrai, on parle pas mal de mon livre. La rentrée littéraire ne doit pas être fameuse « …

A la vérité, Un roman français s’est jusqu’ici fait remarquer pour des motifs extra-littéraires. En effet, l’auteur a été contraint d’édulcorer trois pages dans lesquelles il taillait un costume à Jean-Claude Marin, procureur de la République, accusé à tort d’avoir prolongé de vingt-quatre heures sa garde à vue à l’origine du roman.

L' » affaire « , avec un a minuscule, a éclaté le 28 janvier 2008. Après un dîner arrosé de grands crus et une tournée des bars rythmée par des shots de vodka, Frédéric Beigbeder est interpellé à 2 h 40 en train de sniffer de la cocaïne sur le capot d’une belle américaine. Il est en compagnie d’un  » ami  » écrivain, probablement Simon Liberati. Les policiers le conduisent au commissariat du VIIe arrondissement, le fouillent au corps et l’enferment dans  » une cage de 2 mètres carrés aux murs couverts de graffitis, de sang séché et de morve « . Empêché de dormir par le froid, l' » odeur de sueur, de vomi et de b£uf-carottes mal réchauffé au micro-ondes « , la compagnie imposée d’un pickpocket rugissant et d’un schizophrène plongé dans un coma éthylique, sans stylo ni papier, il commence à écrire dans sa tête ce récit. Que n’a-t-il pas remercié la maréchaussée et la justice ? Elles lui ont ouvert le  » Cercle des poètes détenus « , Villon, Marot, Cervantès, Casanova, Voltaire, Sade, Wilde, du moins l’écrit-il. Une si noble compagnie vaut bien un détour par le gnouf.

Un roman français est un roman, français, où les fulgurances sur le temps passé côtoient les complaisances sur le temps présent. Il recèle des pages splendides sur l’enfance, la parentèle, la métamorphose de l’aristocratie et de la bourgeoisie, passées en moins de cent ans de l’Action française au CAC 40 (voir l’encadré). Beigbeder, témoin privilégié de cet avatar, rend hommage aux siens avant de rentrer au bercail après des années d’égarement du c£ur et de l’esprit. L’ex-jeune homme (43 ans)  » shooté à l’image  » – dixit un proche – paie avec ces 280 pages de confession son ticket d’entrée dans la principauté des  » gensdelettres « . Il  » vire  » à l’écrivain français, comme jadis les communistes – qu’il a conseillés pour une élection – accusaient les socialistes de  » virer  » à droite. Il n’y a pas de honte à cela, il n’en éprouve d’ailleurs aucune. Au contraire, il met les formes. Hier, il citait Bret Easton Ellis ; aujourd’hui, Sartre. Pas celui de la Critique de la raison dialectique, il ne faut pas exagérer : celui des Mots :  » Si je range l’impossible Salut au magasin des accessoires, que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et qui vaut n’importe qui.  » Il évoque Modiano pour le « souci du détail « , Gide pour ses formules ( » Je suis bâti sur pilotis : ni fondation ni sous-sol « ), Proust, pour le reste. Il lit le Journal de Larbaud,  » très grand styliste « , et Montaigne, adapté en français moderne. Ne croyez pas que Beigbeder fasse un dernier inventaire avant liquidation, il change de perspective. Il ne renie pas ses modèles américains, il les francise :  » Tom Wolfe s’inspire de Zola  » ;  » Bukowski admirait Céline « … Un roman français annonce le retour de l’enfant prodigue dans la France mondialisée. L’ex-jeune homme dérangé rentre dans le rang pour se faire une place au soleil littéraire.

Le titre est carré, roboratif. Beigbeder avait penché pour Enfance en France, mais cela ressemble trop à un exercice d’orthophoniste. Là, il peut se permettre quelques clins d’£il : Un roman russe, d’Emmanuel Carrère, Une histoire française, de François Nourissier. L’académicien est sa référence littéraire. C’est aussi un conseiller avisé.  » La loi littéraire est une vaste loi du troc ; du romanesque contre de la notoriété, des compliments contre des compliments, des places contre de la vénération « , écrit-il dans Les Chiens à fouetter (1957), réédité fin août au Dilettante. Le disciple a la liberté et la nonchalance du maître ; le métier, pas encore.

Beau joueur, il n’a pas mégoté. Il livre son récit le plus personnel.  » Jusqu’ici, je racontais des histoires de fêtard décadent, dragueur, drogué, pour échapper à moi-même qui ne suis qu’un bambin de Neuilly qui va à la plage avec son grand-père.  » L’acte autobiographique est une étape indispensable dans une carrière d’écrivain, il le sait. Marcel Pagnol et Marguerite Duras ont accédé à la célébrité avec La Gloire de mon père et L’Amant. Mais la plongée a dû être une torture pour ce pudique qui joue les excentriques, ce Narcisse qui se méfie de lui-même. Ou qui ne s’aime pas. L’homme ne s’est jamais fait aucun cadeau. Ni sur son physique :  » J’étais le puîné leucémique, le gringalet chétif, le cadet famélique au profil de croissant de lune, au visage concave.  » Ni sur son être :  » Ma mère m’a baptisé Frédéric comme le héros de L’Education sentimentale, qui est un raté.  » Dans cet exercice, il est le petit cousin du Drieu La Rochelle de Gilles, un Drieu mâtiné d’Alain Souchon, le chanteur d’Allô, maman bobo, entre autodénigrement et geignardise. Lui préfère parler d’une  » forme de courtoisie à l’égard du lecteur « . Il ajoute :  » Ecrire est un exercice suffisamment prétentieux et culotté. Si, en plus, on se vante de son génie, de sa beauté physiqueà  » Ainsi paraît Frédéric Beigbeder : un anxieux qui feint la désinvolture, un homme pressé qui mime l’indifférence, un boulimique de travail qui joue au dilettante. A la rentrée, il continuera d’animer son émission, Le Cercle, sur Canal +, et d’écrire des chroniques. Il n’y a pas si longtemps, il était éditeur. Mais il a renoncé à ce  » métier de pauvres « , non sans avoir révélé des écrivains, Pierre Mérot, Simon Liberati. On le devine, cet homme-là souhaiterait être Pivot et Nourissier. Il est trop avisé pour l’avouer et trop indécis pour choisir. Ecrivain ou journaliste ?  » Les deux se complètent.  » Les paillettes ou le sérieux ?  » Je ne vais tout de même pas rester reclus ! Boris Vian et Françoise Sagan se sont bien amusés, non ?  » L’addiction cathodique ?  » J’anime une émission de critique littéraire et cinématographique, ce n’est tout de même pas La Roue de la fortune.  » Combien de temps peut-on tenir le grand écart ? La roue de l’infortune tourne vite. On annonce déjà la venue d’un  » nouveau Beigbeder  » : Sacha Sperling, auteur de Mes illusions donnent sur la cour (Fayard).

A la dernière page des Mots, Jean-Paul Sartre écrit :  » à je me demande parfois si je ne joue pas à qui perd gagne et ne m’applique à piétiner mes espoirs d’autrefois pour que tout me soit rendu au centuple. En ce cas, je serais Philoctète : magnifique et puant, cet infirme a donné jusqu’à son arc sans condition : mais souterrainement, on peut être sûr qu’il attend sa récompense.  » Beigbeder a raison de lire les classiques.

Emmanuel Hecht

Un anxieux

qui feint la désinvolture, un boulimique de travail

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