Bavière, terre d’exils

Depuis les agressions sexuelles du Nouvel An à Cologne, la gestion de la crise des migrants divise profondément le pays. Notamment dans ce Land conservateur, en première ligne de la vague d’arrivées. Mais ici comme ailleurs, l’effort d’accueil reste impressionnant. Ainsi dans une localité à l’histoire maudite : Dachau.

Pas une minute à perdre ! Aussitôt expédiées les présentations d’usage, Stefan Löwl s’assied à la table de réunion, projette un PowerPoint sur le mur de son bureau et propose à ses visiteurs un petit exercice de calcul mental :  » L’Allemagne a reçu 1 million de demandeurs d’asile en 2015, rappelle, pour commencer, cet élu local bavarois qui préside une circonscription de 144 000 habitants. Or, tout comme les 15 autres Länder (régions) que compte l’Allemagne, la Bavière doit prendre en charge sa quote-part proportionnellement à sa population. Cette dernière représente 15,4 % du poids démographique de l’Allemagne, il lui incombe donc de prendre en charge 154 000 migrants. A l’échelon local, la répartition s’effectue selon le même principe. Notre Landkreis (circonscription) de Dachau a donc accueilli 1 896 demandeurs d’asile en 2015, principalement des Syriens, Irakiens, Afghans et Pakistanais, mais également des Nigérians, Somaliens, Erythréens et même des Sénégalais.  » Selon les projections, ce chiffre pourrait atteindre 3 200 à la fin de 2016. Et cela, dans un district rural où la population n’a guère l’habitude de côtoyer des étrangers. Ce principe de répartition s’applique sur l’ensemble du pays, si bien que pas une seule municipalité n’échappe à l’effort collectif.

Sans la crise des migrants, la vie de l’élu Stefan Löwl s’écoulerait comme un fleuve tranquille, dans le quasi-anonymat.  » En temps normal, son administration traite de sujets très peu médiatiques, comme la gestion des hôpitaux, des routes, des bâtiments scolaires, etc., remarque le journaliste Gregor Schiegl, correspondant local du Süddeutsche Zeitung. Mais l’afflux de réfugiés a tout changé. Désormais, il est l’homme le plus occupé et le plus en vue du coin.  » Concrètement, c’est lui qui met en oeuvre la politique décidée par Berlin : il doit trouver des terrains et des bâtiments pour les réfugiés, acheter des conteneurs pour les transformer en logements provisoires, gérer la distribution des soldes mensuelles aux demandeurs d’asile (183 euros pour ceux hébergés dans les structures avec cantine ; 340 pour ceux installés dans des foyers sans restauration collective), organiser des réunions d’information avec la population (de plus en plus inquiète), répondre aux sollicitations de la presse.

Mobilisation générale

 » Je suis mobilisé vingt-quatre heures sur vingt-quatre, explique Löwl. En septembre, au plus fort de la crise, je travaillais nonante-deux heures par semaine…  » Signe des temps : le gouvernement lui a attribué un gyrophare bleu afin qu’avec son imposante BMW noire de fonction il circule rapidement entre les 17 communes du district, où sont répartis une quarantaine de foyers d’hébergement en tout. Ceux-ci présentent différents aspects : bâtiments préfabriqués, gymnases transformés en dortoirs,  » villages  » de conteneurs installés dans des zones industrielles ou encore structures gonflables grandes comme des gymnases. Sans oublier, depuis peu, les premières maisons en dur divisées en appartements familiaux.

Depuis le déferlement de la vague de demandeurs d’asile à la gare de Munich, en août 2015, c’est la mobilisation générale. Les 400 fonctionnaires de Stefan Löwl sont sur le pont. Exemple : la semaine dernière, deux fonctionnaires ont travaillé jusqu’à 3 heures du matin pour mettre à jour des fichiers de migrants envoyés par Berlin et truffés d’erreurs.  » Pour faire face, nous avons recruté 40 CDD supplémentaires, sans parler des centaines de sous-traitants, dans le domaine de la restauration collective (pour les repas des migrants) ou de la sécurité (pour protéger les camps provisoires).  »

Le soir, lorsqu’il va se coucher, Stefan Löwl n’a qu’une crainte : qu’un coup de fil le réveille en pleine nuit pour lui annoncer qu’un Allemand a tabassé un réfugié – ou vice versa.  » Etant donné le nom de notre commune, l’information aurait immédiatement un retentissement mondial.  » Comme on sait, Dachau n’est pas seulement une municipalité de taille moyenne (45 000 habitants) et le chef-lieu de la circonscription qui porte son nom. Cette paisible commune parsemée de villas et de petits commerces abrite surtout le premier et plus célèbre camp de concentration établi en Allemagne par le régime nazi en 1933 (il servit de matrice à tous les autres). Un passé maudit que l’administration se doit de manier avec la plus grande précaution.  » Il n’est pas question d’installer des camps de réfugiés à proximité de ce lieu de mémoire, explique Stefan Löwl. Et nous faisons attention à ce que rien, dans l’aspect des centres d’hébergement, ne rappelle de mauvais souvenirs…  »

Crise de confiance au Bundestag

Cet arrière-fond historique n’est pas la seule singularité locale. A 20 kilomètres de Munich, en Bavière, Dachau se trouve au coeur du bastion de l’Union chrétienne-sociale (CSU), le  » parti frère  » de la CDU, Union chrétienne-démocrate, d’Angela Merkel. Or, les élus locaux de ce parti, comme Stefan Löwl, sont dans l’obligation d’appliquer la politique décidée par Berlin au niveau fédéral, que le gouvernement régional bavarois critique ouvertement. Ministre-président de la puissante Bavière et patron de la CSU, Horst Seehofer mène depuis quelques mois la fronde contre la chancelière. Pour lui, la vague d’immigration est trop forte et trop rapide pour les capacités du pays. Il veut limiter à 200 000 le nombre de migrants autorisés à entrer en Allemagne chaque année.

Allié traditionnellement indéfectible de la CDU, il a mis en demeure la chancelière de corriger sa politique migratoire. Dans une lettre envoyée fin janvier à la chancellerie, Horst Seehofer a menacé de porter plainte devant la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, accusant le gouvernement de ne pas remplir son devoir de protection des frontières. La crise de confiance s’exprime aussi au Bundestag (Parlement allemand), où les 56 députés CSU et une cinquantaine d’élus CDU contestent la ligne d’Angela Merkel, laquelle compte paradoxalement avec le soutien du Parti social-démocrate (SPD). Les critiques émanent aussi de l’intérieur du gouvernement : le ministre des Transports (et cadre de la CSU bavaroise), Alexander Dobrindt, réclame un plan B.

La droite s’inquiète en effet de sa chute de popularité : 34 %, en baisse de 10 points en un an. Par un jeu de vases communicants, le nouveau parti droitier et antieuropéen Alternative für Deutschland (AfD) recueille, lui, 12 % d’intentions de vote, en dépit de la récente  » sortie  » de Frauke Petry. Afin de protéger la frontière germano-autrichienne, cette dirigeante de l’AfD a récemment déclaré que les policiers devraient pouvoir, dans certains cas,  » faire usage de leur arme à feu « . Une déclaration qui a choqué dans un pays où, jusqu’en 1989, les gardes-frontières du régime communiste est-allemand tiraient à vue sur quiconque tentait de franchir le Rideau de fer.

Aujourd’hui, 4 Allemands sur 5 estiment que le gouvernement de Berlin ne maîtrise pas la situation. Pourtant, Angela Merkel, fille de pasteur imprégnée de morale luthérienne, ne dérive pas de la ligne fixée au mois d’août par cette formule :  » Wir schaffen das !  » ( » On va y arriver ! « ) Sous-entendu : car l’Allemagne est forte.  » Alors que la chancelière, souvent insaisissable par le passé, a donné l’impression de tergiverser dans bien des domaines depuis dix ans, là, sa conviction semble inébranlable, observe avec étonnement le politologue Matthias Kortmann, de l’université de Munich. Je crois que, après avoir pris en compte tous les paramètres, elle a conclu que le pire des scénarios serait une fermeture des frontières, qui provoquerait une crise humanitaire au coeur de l’Europe, avec des conséquences incalculables.  » Une seule certitude : les trois élections régionales  » tests  » du mois de mars, dans les Länder de Bade-Wurtemberg (capitale : Stuttgart ; 10 millions d’habitants), de Rhénanie-du-Nord-Westphalie (Düsseldorf ; 18 millions) et de Saxe-Anhalt (Magdebourg ; 2 millions), permettront de mesurer l’impact politique de la crise des migrants.

 » Racisme intercommunautaire  »

En attendant, il y a quelque chose d’impressionnant à voir une nation entière mobilisée pour faire face à un tel problème et absorber, sans trop de difficultés, plus de 1 million de migrants en l’espace de douze mois. Rien, il est vrai, ne serait possible sans les centaines de milliers de bénévoles qui s’activent à travers le pays. Dans la structure gonflable qui sert de centre d’hébergement provisoire à Karlsfeld (20 000 habitants ; circonscription de Dachau), 200 Allemands ordinaires, de tous âges et sensibilités politiques, se relaient pour aider les 280 réfugiés, arrivés depuis moins de deux mois en provenance d’une quinzaine de pays (dont certains, comme le Sénégal, le Ghana ou le Maroc, ne sont pas en guerre). Ils donnent des cours d’allemand, servent d’interprètes lors des visites médicales, remplissent des formulaires administratifs, organisent des activités sportives.

Une autre tâche consiste à enseigner les règles de vie en société à l’occidentale, à commencer par l’utilisation des W-C, que Pakistanais et Afghans utilisent comme des toilettes turques en montant sur la lunette.  » Nous faisons face à un impressionnant degré de racisme intercommunautaire « , ajoute le gestionnaire du camp, Gregor Feindt, qui se définit avec humour comme  » un Casque bleu « . En gros, les Syriens et les Irakiens se sentent supérieurs aux Pakistanais, et tout le monde méprise les Africains. Quant aux fiers Somaliens, ils s’estiment au-dessus de tous les autres.  » Cela va totalement à l’encontre des valeurs enseignées dans les écoles d’Allemagne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale « , souligne Feindt. La promiscuité de près de 300 réfugiés de sexe masculin âgés de 20 à 30 ans pose problème. En deux mois, trois bagarres générales ont déjà éclaté pour des peccadilles, comme une place dans la queue à la cantine.  » L’autre jour, deux hommes en sont venus aux mains, raconte notre « Casque bleu ». La seconde d’après, des chaises volaient dans tous les sens au-dessus d’une mêlée de 50 personnes.  » Débordée, la sécurité, qui compte 12 vigiles, a appelé la police. La presse a rappliqué. Et 12 millions de Bavarois ont eu connaissance de l’incident par la télévision…

Il y a aussi des histoires réjouissantes. A Hebertshausen (5 106 habitants), limitrophe de Dachau, 62 réfugiés installés dans des foyers avec chambres pour deux peuvent compter sur l’appui de nombreux retraités, comme l’ultradynamique Peter Barth, cadre supérieur à la retraite. A la fois prof d’allemand, coach, DRH et conseiller d’orientation, il remue ciel et terre pour intégrer les nouveaux venus en leur trouvant des formations et des emplois, en collaboration avec l’Agentur für Arbeit, l’agence pour l’emploi du coin.  » Moi, je suis typiquement allemand, raconte-t-il dans le bureau de son pavillon propret. Alors, je leur enseigne des règles de base : ponctualité, régularité, propreté. Au début, je donnais rendez-vous à mes 20 élèves à 10 heures, mais ils se présentaient à mes cours d’allemand une heure plus tard, tranquillement. Finalement, j’ai réussi à les faire arriver à l’heure pile « , triomphe ce sexagénaire, qui, par ailleurs, est parvenu à inscrire une dizaine de jeunes dans un cursus de formation professionnelle.  » Ceux-là, il fallait les secouer. Tous les matins, je venais les réveiller à 6 heures, frappant à toutes les portes du foyer d’hébergement. Bien sûr, ils dormaient tous… Après on faisait 10 kilomètres à vélo pour rejoindre le lieu de formation. Maintenant, ils le font sans moi. Et s’ils décrochent leur CAP, ils sont sauvés : avec ce diplôme, on va loin en Allemagne, où le besoin de mécaniciens, de peintres et d’électriciens est réel.  »

Comme beaucoup d’Allemands de sa génération, Peter Barth, né en 1947, s’identifie avec les réfugiés. Il n’a pas oublié qu’après-guerre, 14 millions d’Allemands furent eux-mêmes rapatriés d’Europe orientale (Tchécoslovaquie, Pologne, Hongrie, etc.), à l’occasion du plus grand transfert de population de l’histoire contemporaine. Lui-même a d’abord grandi dans les ruines de Berlin, où sévissait la famine. Puis sa mère a traversé l’Allemagne à pied, avec trois enfants, jusqu’à Dachau, où il vécut deux ans dans l’ancien camp de concentration, alors transformé en camp de réfugiés. A l’âge de 7 ans, sa mère l’envoya, seul, en train jusqu’à Bruxelles, où une famille d’accueil prit soin de lui pendant un temps.  » Si personne ne m’avait tendu la main, j’aurais sûrement mal tourné « , raisonne-t-il, dans son bureau qui donne sur la petite mairie d’Hebertshausen.

 » Cela va trop loin !  »

Quoique d’une autre génération, son voisin le Bürgermeister (maire), Richard Reischl, 30 ans, est, lui aussi, hanté par le passé. L’année dernière, il a découvert un terrible secret de famille : son grand-oncle maternel fut l’un des cadres SS du camp de Mühldorf, satellite de celui de Dachau. Cet élu de la CSU, lui aussi, puise dans ce passé sa motivation.  » Ces jours-ci, c’est pour moi difficile d’appartenir à un parti qui est de plus en plus hostile aux demandeurs d’asile « , dit l’édile, qui multiplie les rencontres d’information avec ses administrés et a embauché deux Nigérians et un Sierra-Léonais au sein du service de la voirie communale. Manière de montrer que les étrangers n’ont d’autre ambition que de travailler sans faire d’histoires.

Cependant, tout le monde n’est pas enchanté. Car, aux 62 demandeurs d’asile actuels, s’ajouteront bientôt 27 autres migrants, puis 45 enfants dans un foyer pour réfugiés mineurs, puis à nouveau 128 demandeurs d’asile. Le tout, avant l’été.  » Cela va trop loin ! s’indigne Gaby Wiche, une autochtone, comptable de profession. C’est de la folie ! L’autre jour, j’étais dans le métro à Munich. Autour de moi : que des étrangers ! Non mais, hallo ! On est où, là ?  » s’exclame-t-elle alors que, hasard total, un livreur de DHL sonne à la porte. Elle déballe le colis sous nos yeux : c’est un Taser.  » J’avais aussi commandé du gaz lacrymogène, mais le fournisseur est en rupture de stock « , raconte encore cette femme qui avait prévu d’assister au carnaval de Cologne, mais y a renoncé en raison des événements de la Saint-Sylvestre.

L’impact psychologique des agressions de la nuit du Nouvel An à Cologne (dont les auteurs semblent être, pour l’essentiel, des étrangers d’origine maghrébine, non pas des demandeurs d’asile) est palpable.  » Entre nous, on ne parle que de cela. L’autre jour, vers 19 heures, la fille d’une amie, âgée de 13 ans, n’a pas osé monter dans un bus : il n’y avait que des étrangers « , raconte encore cette femme excédée par le  » politiquement correct « .  » Dès que l’on dit que la culture islamique ne respecte pas les femmes, on est taxé de « brune », de « raciste » ou d' »extrême droite » « , conclut notre comptable… dont le compagnon est un demandeur d’asile nigérian rencontré sur Internet.

Afin d’apaiser l’opinion publique et de tenter de limiter le flux des demandeurs d’asile, le Bundestag vient de légiférer. Une toute nouvelle loi limite le regroupement familial pour les Syriens. Une autre facilite les conditions d’expulsion des délinquants demandeurs d’asile. Et la liste des  » Etats sûrs « , dont les ressortissants ne peuvent prétendre à l’asile politique en Allemagne, a été élargie aux pays des Balkans, au Ghana et au Sénégal, auxquels s’ajouteront sans doute bientôt l’Algérie, le Maroc et la Tunisie.

En attendant, chaque jour, de 2 000 à 3 000 migrants franchissent la frontière austro-allemande, au point d’entrée de Passau (sud de la Bavière). Et beaucoup d’Allemands craignent que 2016 ressemble à l’année précédente, avec l’arrivée de 1 million de réfugiés supplémentaires. A l’échelle de Dachau, le flux ne tarit pas : la circonscription reçoit (et prend en charge) 66 nouveaux demandeurs d’asile chaque semaine. Ce rythme est-il vraiment tenable ? Assis à l’arrière de sa BMW noire, lors d’un trajet entre deux camps de réfugiés, l’élu local Stefan Löwl répond :  » Economiquement, oui, wir schaffen das, comme dit la chancelière. Mais, sur le plan humain, on est limite. J’ai l’habitude de dire que nous conduisons actuellement une voiture, pied au plancher, dans un virage, sous une pluie drue.  » Attention à la sortie de route…

De notre envoyé spécial Axel Gyldén Photos : Sebastian Widmann

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