Aux confins de toutes les Russies

Christian Makarian

Hélène Carrère d’Encausse explore la part d’Asie d’un empire éclaté mais durable. Anne Applebaum en revisite la page la plus noire : le goulag

L’Empire d’Eurasie, par Hélène Carrère d’Encausse. Fayard, 506 p. Goulag. Une histoire, par Anne Applebaum. Trad. de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat. Grasset, 720 p.

Il était une fois l’URSS, par Dominique Lapierre. Robert Laffont, 208 p.

Voici une invitation au voyage, le vrai, celui qui s’accomplit tant dans l’espace que dans le temps. Le passionnant essai d’Hélène Carrère d’Encausse entraîne l’imagination dans les steppes, celles d’Asie centrale, bien sûr, mais aussi dans les replis du Caucase et la nudité de la toundra sibérienne. Un empire, disent les historiens, est un système politique qui n’a pas de limites géographiques. C’est donc une réflexion sur les frontières et les peuples de ce que le général de Gaulle appelait (avec un temps d’avance) la Russie que nous propose la secrétaire perpétuelle de l’Académie française. Avec une question sous- jacente : comment cet empire, tant de fois condamné à disparaître et pour tout dire largement  » éclaté « , parvient-il à se maintenir depuis cinq siècles ?

La réponse est dans l’histoire, dans l’édification, pierre après Pierre, de cet espace singulier. Il faut méditer, nous dit en substance l’auteur, cette incroyable résistance sans jamais pour autant la tenir pour un acquis. Chevauchées héroïques des tsars, destruction de 1917, renaissance soviétique, Spoutnik et SS 20, éclatement postgorbatchévien, fragments de reconstitution, l’alternance de  » montagnes russes  » étonne autant par sa continuité que par sa fragilité. En pénétrant le dédale des peuples – l’URSS se targuait d’en compter plus de 100 – on comprend mieux comment l’enchevêtrement indescriptible des réalités ethniques et l’addition des antagonismes locaux suffisent à créer la fonction du maître. La Russie a beau se prendre les pieds dans le tapis, durant les cinq siècles de sa vocation impériale, elle demeure patronne de l’Asie tout en étant enracinée en Europe. Perruques poudrées à Saint- Pétersbourg et fureur cosaque sur le Don. Avec cruauté et faiblesse, répression et laisser-aller, l’Empire d’Eurasie devient un ensemble polymorphe mais qui dure.

L’analyse est cinglante, définitive

Tout est là. A force de compromis, de folles conquêtes, de volonté de repousser sans cesse les frontières, d’épisodes sanglants et de traités bancals, la part asiatique de la sainte Russie s’est érigée en obsession, jusqu’à prendre toute son énergie, ou presque. A partir de la fin du xixe siècle, écrit Hélène Carrère d’Encausse,  » l’ambition russe ne dépassera plus le cadre de l’Eurasie, marquée par la volonté de créer un empire terrestre compact aux frontières interminables mais continues « .

Cette part asiatique de la Russie n’est pas la plus riante. Loin s’en faut. A lire Goulag, d’Anne Applebaum, on tressaille d’effroi. Une enquête remarquable nous conduit au tréfonds de l’abaissement de l’homme, quelque part entre la mer Blanche et Sakhaline. De 1917 à la fin des années 1980, ce sont 18 millions d’hommes et de femmes, dont 4,5 millions ne revinrent jamais, qui furent incarcérés dans des conditions le plus souvent comparables aux camps de la mort nazis. Au terme d’un travail de fourmi, Anne Applebaum, jeune chercheuse américaine, a rassemblé des masses ébouriffantes de témoignages, compulsé des milliers de dossiers et de documents pour nous délivrer  » la  » somme consacrée à ce sujet déchirant. De l’absurdité des arrestations aux stratégies de survie, l’analyse est cinglante, définitive. Seul fragment d’espoir : l’enfer communiste et sa doctrine de mort n’ont jamais réussi à éteindre la flammèche d’humanité qui a permis aux prisonniers de survivre en pratiquant les valeurs simples de la solidarité et du partage.

Pour une note plus gaie, on se penchera avec plaisir sur Il était une fois l’URSS, récit d’un raid automobile accompli, en 1956, par Dominique Lapierre et Jean-Pierre Pedrazzini, accompagnés de leurs femmes. Du Kremlin à la mer Noire, les deux compères narrent leurs aventures et leurs déconvenues avec un cocktail imparable : un tiers de vodka, deux tiers d’humour. C’était l’année du 20e Congrès du PCUS, il y a un siècle. Non, il y a mille ansà

Christian Makarian

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