Autopsie d’une prise de pouvoir politique à la Sûreté de l’Etat

Contre-feux, manipulations, intimidations, promotions partisanes, complots… Il s’en passe de belles au sein du service secret. Normal, l’information c’est le pouvoir.

Très peu de patrons de la Sûreté de l’Etat ont quitté sereinement leur ministre de la Justice. Pas de décoration, pas d’anoblissement comme au Royaume-Uni, où le travail  » au service de Sa Majesté  » constitue le fin du fin. Albert Raes (1977-1990) fut viré par Melchior Wathelet père. Nommée par Marc Verwilghen, Godelieve Timmermans (2000-2002) succomba à un rapport défavorable du comité permanent de contrôle des services de renseignement (comité R). L’explosif Koen Dassen (2002-2005) se mit à dos Laurette Onkelinx en s’opposant à son projet d’Organe de coordination pour l’analyse de la menace (Ocam). Alain Winants (2006-2014) n’a pas failli en s’attirant les foudres de Joëlle Milquet. La ministre de l’Intérieur a été, sous le gouvernement Di Rupo, la Superwoman de la Sécurité. Elle empiétait sur le domaine de sa collègue de la Justice, Annemie Turtelboom, surtout préoccupée par l’aboutissement de la réforme des arrondissements judiciaires, et sur celui de ses  » techniciens « , chefs de cabinet ou de services. Une anecdote révélatrice : après la découverte d’une bombinette en gare de Louvain, en août 2013, Joëlle Milquet décida, seule, de maintenir l’alerte terroriste à un niveau élevé, contre l’avis du directeur de l’Ocam.

Magistrat venant du parquet général de Bruxelles, l’administrateur général de la Sûreté de l’Etat, Alain Winants, est tombé sur la Scientologie. La surveillance des mouvements sectaires nuisibles n’est certainement pas la priorité de la Sûreté, mais cela fait partie indubitablement de ses missions. Alors que l’homme avait vue sur les grandes menaces (terrorisme, salafisme, espionnage classique et  » cyber  » des Russes, Chinois, Iraniens, etc. ), il ne se doutait pas qu’il buterait sur ce petit caillou. De couleur orange vif, celle du CDH. Ou comment une  » fuite  » en apparence mineure bouleverse les destins les mieux tracés.

L’histoire est connue. Le 17 janvier 2013, un rapport de la Sûreté de l’Etat  » fuite  » dans la presse francophone. Il fait état des contacts d’hommes politiques bruxellois du CDH, dont Bertin Mampaka, ancien échevin de Bruxelles-Ville, avec l’Eglise de Scientologie. Celle-ci soutiendrait les rebelles pro-rwandais du M23 qui se livrent à des exactions dans l’est du Congo. Ce rapport  » très secret  » du 11 décembre 2012 n’a été envoyé qu’à six personnes disposant d’une habilitation de sécurité, dont trois hauts fonctionnaires du SPF Affaires étrangères. Dans le contexte de la rivalité MR-CDH à Bruxelles, il est explosif et risque d’éclabousser la ministre de l’Intérieur. Bertin Mampaka (une  » recrue de choix  » selon la Sciento) monte sur ses grands chevaux et réclame un audit de la Sûreté. Joëlle Milquet, la mine fermée, soutient le service secret comme la corde soutient le pendu. Elle déclare urbi et orbi avoir remis au Premier ministre un rapport  » informel  » contenant  » plusieurs pistes d’amélioration de la SE et de la coopération avec les autres services « . Cela sent la reprise en main.

Les adversaires de Milquet rient sous cape devant les mauvaises fréquentations du CDH bruxellois mais se gardent de jeter de l’huile sur le feu. La riposte ne se fait pas attendre. Le 2 février, quelques éléments pêchés dans un document vieux de quatre mois (Analyse de phénomènes relative aux activités d’ingérence non dirigées par un Etat) sortent dans la presse flamande. Ils évoquent les tentatives de contacts de la secte américaine avec diverses personnalités civiles et politiques de notre pays. Cette fois-ci, tout le monde est concerné, et pas seulement le CDH. Est-ce une raison suffisante pour soupçonner ce dernier d’une fuite malintentionnée ? Le microcosme politico-médiatique a peu de doutes, mais c’est impossible à prouver. La plainte d’Alain Winants contre X, avec constitution de partie civile, est vouée à l’échec. Plus de 60 personnes disposant d’une habilitation de sécurité ont reçu ce document de 130 pages. A l’époque, personne, y compris le comité R, n’y avait trouvé à redire. Le pilonnage médiatique lui a donné un statut sulfureux.

Si la première info était digne d’intérêt (le soutien de l’Eglise de Scientologie au M23), elle est dorénavant noyée dans un fatras moins pertinent : la liste des personnalités  » tamponnées  » par la Sciento. Entre désinformation et esbroufe, c’est une bonne technique de contre-feux, une manipulation. Quelques  » cibles  » relativisent. D’autres s’indignent, comme si elles avaient été espionnées personnellement. Pour les hommes politiques qui ne tiennent pas la Sûreté en haute estime, c’est l’occasion de réclamer son passage à l’Intérieur ou, mieux encore, sa fusion avec la police fédérale. Voire sa disparition. En Belgique, tout le monde n’a pas encore compris qu’un Etat démocratique ne saurait se passer d’un service de renseignement.

Chargé par la ministre de la Justice et la commission de suivi des services de renseignement (Sénat) de tirer l’affaire au clair, le comité R analyse, pour une période donnée, tous les documents de la Sûreté et du SGRS (service de renseignement militaire) où sont mentionnés des hommes politiques. Il est formel. Rien n’indique que ces deux services  » s’intéresseraient à des ministres et parlementaires au-delà des limites imposées par la loi du 30 novembre 1998 « , c’est-à-dire lorsque le responsable politique en question  » fait l’objet d’une menace ou contribue personnellement à une menace « . En pointillés, le comité R regrette la large diffusion de la note d’octobre 2012, en rappelant le critère du need to know (besoin d’en connaître). C’est tout, et c’est bien peu pour incriminer un service. Mais Alain Winants, dont le mandat a expiré voici deux ans (il est  » faisant fonction « ) et qui aspire à son renouvellement, est déstabilisé.

En effet, lorsque le rapport du comité R sort en septembre 2013, il n’intéresse plus personne. Il est arrivé trop tard. La ministre de la Justice, Annemie Turtelboom, a fait traîner sa publication. Bien qu’étant d’orientation libérale et laïque, Alain Winants devrait alors comprendre qu’il a perdu le soutien de l’Open VLD. Le PS le pousse aussi vers la sortie en imputant à la Sûreté de l’Etat les défaillances de la cybersécurité, dont le dossier a longtemps traîné au cabinet du Premier ministre, jusqu’à ce qu’in extremis, 10 millions d’euros soient débloqués pour la cause. Quant à la ministre de l’Intérieur, elle aurait voulu être ministre de la Justice…

Le catalyseur des élections

A cette époque, en octobre 2013, tout s’emballe. Avant les élections du 25 mai 2014, il est urgent de s’entendre sur la répartition de quelques postes clés. Le parquet général de Bruxelles, la Sûreté de l’Etat, le SPF Intérieur, etc., sont à prendre. Pas question d’accorder à Alain Winants l’évaluation qu’il réclame depuis des mois et qui ne manquerait pas de le mettre en pole position pour une nouvelle postulation. D’ailleurs, Joëlle Milquet a déjà fait savoir qui était son favori. Lors de l’émission De Ideale Wereld (Vier) du 18 mars dernier, elle laisse entendre, complice, que Jaak Raes, directeur-général du Centre de crise, est promis à un nouveau job. Les hommes plaisent, ne plaisent plus.  » Entre un chef de police et son bourgmestre, entre le patron d’un service de renseignement et son ministre, la confiance doit être totale « , concède un spécialiste de ces matières. Si, pour diverses raisons, cette confiance n’est plus là, il faut changer les hommes, le dernier mot revenant à la représentation démocratique du pays. Mais en y mettant les formes, pour ne pas décourager les bons serviteurs de l’Etat et préserver l’aura de la fonction publique…

En pratique, il est trop tard pour respecter les formes. Depuis des mois, ça discute ferme dans les  » intercabinets « , ces réunions où les conseillers de la majorité échangent leurs textes avant de les présenter en conseil des ministres. Le PS teste ainsi un projet d’arrêté royal qui mettrait fin à l’habitude d’exiger un doctorat en droit (master) pour la fonction d’administrateur général de la Sûreté de l’Etat. Nul n’ignore la volonté du Premier ministre d’y pousser son fidèle conseiller  » sécurité « , Pascal Pétry, un socialiste hesbignon, criminologue de formation, à qui l’on prête la formule :  » Mon seul patron, c’est le boulevard de l’Empereur.  » Agé de 43 ans, il a fait un bref passage à la police fédérale, après avoir travaillé au service de prévention de la Ville de Waremme. Il n’a pas d’expérience internationale ni de terrorisme.

 » C’est une erreur d’écriture  » : le PS fait marche arrière. Finalement, c’est l’administrateur général adjoint qui pourra se passer d’être juriste. Tous plient devant la volonté d’Elio Di Rupo. Pascal Pétry est serein. A l’un de ses visiteurs au 16, rue de la Loi qui lui demandait ses propres chances d’accéder au poste d’adjoint, il aurait répondu :  » Pour le CV, c’est à 90 % vous, politiquement, c’est 90 % moi.  »

Pétry incontournable, le futur administrateur général ne pourra qu’être néerlandophone, alors que l’alternance voudrait un francophone à la tête du service secret. Le SGRS est dirigé par un Flamand, le général Eddy Testelmans, la police fédérale par la néerlandophone Catherine De Bolle. Cela fait beaucoup de Flamands à des postes répressifs, garants de la sécurité du pays. A l’exception de Guy Rapaille, président du comité R depuis 2006, le Parti socialiste, premier parti francophone, semble viser les secondes places au niveau fédéral, moins exposées mais tout aussi bien informées. Certains font le calcul qu’au prochain tour, Pascal Pétry aura sans doute pris de la bouteille.

Douze jours pour se déclarer

La sélection des nouveaux administrateur général (AG) et administrateur général adjoint (Aga) de la Sûreté de l’Etat est une opération digne de figurer dans les annales. Quatre février 2014 : prolongation de six mois du mandat de Marc Van Hemelrijck, l’administrateur délégué du Selor, l’organisme censé objectiver les nominations (c’est-à-dire les dépolitiser ). Quatre février : publication d’un appel à candidatures pour les postes d’AG et d’adjoint se clôturant au bout de douze jours, week-end compris. Sept février : publication au Moniteur de la composition du comité de sélection. Outre Guy Rapaille (comité R), Anita Harrewijn (procureur général de Gand, compétente pour le terrorisme au sein du Collège des procureurs généraux)) et Marc Van Hemelrijck (Selor), Joëlle Milquet y a fait ajouter deux de ses proches : le Procureur général de Liège, Christian De Valkeneer, et un homme étranger au sérail, Georges Carlens, administrateur général de l’Office national de l’Emploi, qui fut le chef de cabinet de la ministre de l’Intérieur dans un précédent casting gouvernemental. Pour faire bonne mesure, on y ajoute Brice De Ruyver, ex-conseiller  » sécurité  » de Johan Vande Lanotte (SP) et de Guy Verhofstadt (VLD).

Ces experts sont chargés  » d’élaborer une grille de critères pour apprécier la qualité des candidatures, d’organiser des interviews des candidats et de faire rapport à la ministre de la Justice « . Rien ne les empêchait de classer les candidats, pour manifester une préférence que ces hommes expérimentés avaient sans doute. Conscients des limites de leur exercice, ils ont juste fourni l’habillage de décisions prises ailleurs : au  » kern « , entre partis politiques dominants. Pour les candidats adjoints, ils n’ont pas fait de classement. Pour les candidats AG, c’est plus compliqué : ils ont regroupé, d’un côté, les inéligibles, et de l’autre, les deux  » sérieux  » : Alain Winants et Jaak Raes, sans trancher, en se rattrapant sur les  » commentaires « , qui étaient très clairs, semble-t-il. Un candidat francophone potentiel, l’ancien procureur général de Liège, Cédric Visart de Bocarmé, a vite compris que les dés étaient pipés et s’est retiré de la  » compétition « . Les noms de Jaak Raes et de Pascal Pétry sont donc sortis du chapeau de la ministre de la Justice. Jaak Raes, 53 ans, a commencé sa carrière à la police judiciaire avant d’être happé par les rouages bureaucratiques de l’Intérieur. Etiqueté CD&V, il était directeur- général du Centre de crise depuis 2003, mais il avait envie de changement. Il avait déjà postulé comme commissaire général de la police fédérale, puis à la présidence du SPF Intérieur, avant de se diriger vers la Sûreté de l’Etat.

Selon certaines sources, le nouvel administrateur général adjoint, Pascal Pétry, n’aurait pas réussi ses examens linguistiques, bien qu’il parle le néerlandais. La fonction exige en principe d’être quadrilingue : français, néerlandais, anglais, allemand. Au Selor, ce critère linguistique a été dévalué. Le comité de sélection n’a pas bronché. Du reste, aucun des candidats recalés n’a introduit de recours au Conseil d’Etat. Quatre d’entre eux sortant des rangs de la Sûreté, il n’eut pas été avisé de défier Pascal Pétry, devenu n°2 de leur boîte. Les deux autres candidats, étiquetés MR, ont gardé le silence, alors qu’ils auraient pu user de l’arme du recours au Conseil d’Etat, symboliquement forte mais inopérante quand la décision politique est prise. L’histoire n’est pas finie : un nouveau poste de  » directeur de l’encadrement  » (service juridique, finances, ressources humaines, logistique, cybersécurité) va bientôt être créé à la Sûreté de l’Etat. Cette nouvelle fonction donnera à son titulaire un accès au comité de direction, là où se discutent les questions importantes et sensibles, avec l’AG, son adjoint, le directeur des opérations et le directeur de l’analyse. Le favori est Hugues Brulin, conseiller au cabinet du ministre des Affaires étrangères, candidat malheureux au poste d’administrateur adjoint de la SE. Un autre candidat libéral se profile derrière.

Tous les partis ont bien compris que l’information, c’est le pouvoir. Une drogue addictive. Alain Winants, qui prépare son entrée à la Cour de cassation, a rejoint le cimetière des patrons du renseignement qui, à l’instar du Brugeois Albert Raes, gardent un oeil friand sur les  » affaires « . Ces old boys bien tannés dont l’entregent international était précieux dans un univers qui repose sur la confiance et le donnant-donnant. Jusqu’à ce qu’une nouvelle génération les pousse dehors.

Par Marie-Cécile Royen

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