Au nom de la sécurité

Assuré de la bienveillance de Washington, Israël a lancé une opération sans précédent contre le sud de la bande de Gaza. Explications

De notre envoyé spécial à Rafah

Autorisée par la Cour suprême, dimanche 16 mai, à raser des maisons palestiniennes  » pour des raisons opérationnelles « , l’armée israélienne n’a pas attendu vingt-quatre heures pour lancer une opération militaire de grande envergure contre Rafah, une ville de 100 000 habitants située à l’extrême sud de la bande de Gaza, le long de la frontière égyptienne. Cette fois, des dizaines de chars, d’hélicop- tères, ainsi que des milliers de soldats ont été déployés tout autour de la ville afin d’investir le camp de réfugiés de Tel el Sultan (intégré à l’agglomération) et d’y démolir des constructions suspectées de servir de point de départ aux tunnels grâce auxquels les organisations palestiniennes continuent à s’approvisionner en armes provenant d’Egypte.

Creusés à la pelle à 80, voire à 100 mètres de profondeur, ces souterrains peuvent atteindre 600 mètres de long. Certains sont rudimentaires, mais d’autres sont équipés de rails, d’un réseau électrique et d’un système de téléphone intérieur. La plupart d’entre eux sont en tout cas contrôlés par les familles Abouarich et Abou Samadana, deux clans bédouins dont les membres forment également d’ailleurs le gros des troupes des  » Comités de résistance populaire « , les milices palestiniennes locales.

En autorisant Tsahal à réoccuper Rafah et à couper la bande de Gaza en quatre parties, le gouvernement d’Ariel Sharon, qui affirme  » vouloir changer la donne sur le terrain avant de mettre le plan de séparation unilatérale en application « , a implicitement reconnu l’échec de la politique israélienne appliquée dans cette zone depuis le début des années 1980. En effet, en 1982, incapable d’empêcher la contrebande entre l’Egypte et la bande de Gaza, occupée depuis 1967, le gouvernement de Menahem Begin (au sein duquel Sharon détenait le portefeuille de la Défense) avait ordonné l’établissement d’une zone neutre û le  » couloir Philadelphie  » û censée servir de tampon. Au fil du temps, des centaines de maisons palestiniennes ont été rasées pour rendre plus efficace ce couloir de 15 kilomètres de long. En outre, dans le cadre des accords de paix d’Oslo (1993), Israël a conservé le contrôle de ce couloir, dont la sécurité est assurée par des patrouilles militaires et par la présence de postes fortifiés.

Pourtant, ce dispositif n’a jamais empêché les Palestiniens de poursuivre la construction des tunnels, qui s’est amplifiée depuis le déclenchement de l’Intifada d’al-Aqsa, ni d’attaquer û parfois avec succès û les patrouilles circulant le long du couloir. Quant à Tsahal, elle a multiplié les opérations  » coup de poing  » consistant à détruire des centaines de maisons civiles et à en expulser des milliers de Palestiniens accusés d’être  » complices  » des  » terroristes « .

Une cour des miracles à ciel ouvert

Cette fois, échaudés par l’explosion, mercredi dernier, d’un transport de troupes blindé qui circulait le long du couloir (5 morts), le ministre israélien de la Défense et le chef de l’état-major de Tsahal ont, semble-t-il, décider de jouer le tout pour le tout en rendant le couloir de Philadelphie infranchissable. L’opération vise à raser des centaines de maisons et à liquider un maximum d’activistes palestiniens, afin de dégager une zone de plusieurs centaines de mètres de large, où sera creusé un canal alimenté par la Méditerranée, située à proximité.

D’une profondeur de 60 à 80 mètres, ce canal longeant la frontière avec l’Egypte devrait, selon les ingénieurs de Tsahal, rendre impossible le creusement de tunnels, puisque la terre serait trop humide. Une solution réaliste ? En tout cas, l’armée israélienne a entrepris de dégager la zone. Selon l’Unrwa (l’agence des Nations unies créée en 1949 pour aider les réfugiés palestiniens) et B’Tselem (une organisation israélienne de défense des droits de l’homme), 116 maisons ont été détruites par Tsahal durant le week-end (c’est-à-dire avant le lancement de l’opération en cours) et 1 160 personnes se sont retrouvées sans abri. En outre, apeurés par l’invasion prévisible de leur camp, des milliers d’habitants de Tel Sultan ont fui leur domicile dans les heures précédant l’attaque de Rafah par Israël. La plupart d’entre eux se sont réfugiés dans les écoles, dans le commissariat de police, dans des mosquées, ainsi que sur le terrain de football municipal transformé en cour des miracles à ciel ouvert.

En déplacement à Berlin, où il rencontrait la conseillère américaine à la sécurité nationale Condoleezza Rice, le Premier ministre palestinien Ahmed Qoreï a accusé l’Etat hébreu de se livrer à un  » nettoyage ethnique « . Il n’a obtenu de son interlocutrice qu’une vague condamnation de l’opération israélienne, mais il a surtout compris qu’en cette période de campagne pour l’élection présidentielle, l’administration américaine n’a pas l’intention de lever le petit doigt pour contrarier l’Etat hébreu.

 » Libanisation  » de Gaza

Malgré le succès de la manifestation de 150 000 personnes organisée samedi 15 mai à Tel-Aviv en faveur du désengagement immédiat de la bande de Gaza, rares sont les personnalités israéliennes à dénoncer l’invasion de Rafah. Si le député progressiste Yossi Sarid évoque un  » crime de guerre  » et son ami, Ran Cohen, une  » erreur historique qui n’empêchera pas les Palestiniens de continuer à se battre contre l’occupation « , la plupart des responsables israéliens s’abstiennent de toute critique  » tant que nos soldats combattent pour le pays « . En revanche, les amis politiques de Sharon, tel le député Ehoud Yatom (Likoud), s’en donnent à c£ur joie.  » Il faut en finir une fois pour toutes avec le cancer terroriste « , affirmait-il mardi sur les ondes de Kol Israël, la radio publique.  » Le monde s’émouvra peut-être parce que l’une ou l’autre maison palestinienne sera rasée ici où là, mais cela n’a pas d’importance, puisque l’on ne fait pas d’omelette sans casser d’£ufs. Après tout, les Américains ne font-ils pas pire en Irak ? Dans cette guerre sans pitié que nous menons contre le terrorisme, nous ne devons pas nous préoccuper de ce que le monde pense de nous. Notre seul objectif doit être de défendre nos intérêts, quel qu’en soit le prix pour l’ennemi.  » Quant à Yom Tov Samiah, un ancien général chargé des opérations dans la bande de Gaza jusqu’en 2003, il appelle Sharon à durcir l’offensive.  » Si le monde nous critique, montrons-lui les photos des victimes d’attentats-suicides et nous lui fermerons le clapet. Si nous laissons les terroristes s’armer, ils lanceront bientôt des roquettes sur toutes les villes du pays. Nous ne pouvons pas nous permettre de prendre un tel risque. Il faut trancher dans le vif tant que nous en avons la possibilité « , ajoute l’ex-général.

Pour leur part, la plupart des chroniqueurs militaires israéliens, tel Zeev Schiff, redoutent la  » libanisation  » de la bande de Gaza qui pousserait Tsahal à y envoyer de plus en plus de troupes afin d’y lancer des opérations de guérilla semblables à celles qu’elle a menées au Sud- Liban durant plus de vingt ans.  » Il n’est pas sûr que nous arriverons à empêcher les Palestiniens à importer clandestinement des armes, même en multipliant les opérations coup de poing et en construisant un canal le long de la frontière égyptienne « , affirme le consultant Samuel Gvir, un ancien général de Tsahal, qui avait précisément été chargé d’établir le couloir Philadelphie en 1982.  » Certes, le Jihad islamique et les autres organisations qui viennent de sonner la mobilisation générale de leurs combattants seront K.O. durant quelques semaines, mais ils trouveront rapidement un autre moyen de s’approvisionner en armes. S’il le faut, ils les fabriqueront eux-mêmes. En fait, pour les arrêter, il faudrait que l’Autorité palestinienne le décide, mais elle ne le fera pas tant qu’Israël n’aura pas repris les pourparlers de paix avec elle.  »

Serge Dumont

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