Au-delà du réel

Sandra Benedetti Journaliste

En 2011, la télé-réalité française fête ses 10 ans. Mais, de Loft Story à Qui veut épouser mon fils ?, le genre a beaucoup changé. La preuve.

Ce soir-là, Loana, Julie, Laure, Jean-Edouard, Steevy, Aziz, Kenza et les autres découvrent le loft, émerveillés, en poussant des  » Oh « , des  » Ah  » et des  » Qui c’est qu’a pété ? « . On ne le saura jamais. Mais les 6 millions de voyeurs, engoncés dans leur canapé, sentent déjà souffler un vent nouveau.

L’événement est considérable. De portée mondiale, ou, en tout cas, hexagonale. Loft Story, l’émission de télé-réalité made in France produite par Endemol, débarque sur M 6. Des mois que les téléspectateurs l’attendent, bastonnés qu’ils sont par une promo infernale. On est le 26 avril 2001. Une date à retenir, comme celle du premier pas sur la Lune. Un petit pas pour M 6, un grand pas pour la télévision française. On va voir ce qu’on va voir. La vraie vie des gens en direct, il paraît.

Des candides enfermés dans une cage de 225 mètres carrés, filmés par 26 caméras, écoutés par 50 micros, 24 heures sur 24, pendant 70 jours. Qui, privés de télé et de bouquins, vont tuer le temps à la bonne franquette. A la fois conscients d’être observés et totalement à l’ouest. En vertu de quoi, Jean-Edouard lutine Loana dans la piscine dix jours plus tard.  » On a été les premiers surpris de ce qui s’est passé entre Loana et Jean-Edouard, reconnaît Claude Lacaze, directeur général adjoint chargé de la stratégie, de la création et du développement chez Endemol. On s’attendait à ce qu’il se passe des choses, c’était le but, mais pas aussi vite. « 

 » Les producteurs français étaient des novices « 

L’audimat explose. La France se perd en débats à haute portée dermatologique (sur l’acné de Kenza), en dissertations à visées pédagogiques (sur la notion de réalité en présence de 26 caméras), en conciliabules à connotations scientifiques (sur l’espoir de survie du spermatozoïde en milieu chloré). Loft Story est labélisé phénomène de société. Il n’y a que les lofteurs qui ne le savent pas. Et Endemol :  » Les techniciens et l’équipe de production vivaient sur place, dans les coulisses du loft. Ils étaient coupés du monde et ne se rendaient pas compte de l’ampleur du phénomène « , explique François Viot, l’auteur du Jackpot des jeux télé (éd. du Moment). Pourtant, Big Brother, créé par le fondateur d’Endemol, cartonne depuis deux ans aux Pays-Bas. Et c’est de Big Brother que s’inspire Loft Story.  » Oui, mais les producteurs français étaient des novices à l’époque. Ils avaient beau savoir que c’était un succès à l’étranger, ils n’y étaient pas préparés concrètement « , commente François Viot. En somme, personne n’a rien vu venir. C’est l’âge de l’innocence. Il ne va pas durer longtemps.

TF 1 enquille avec Les Aventuriers de Koh-Lanta, réalisé par l’équipe de Fort Boyard. Une aimable robinsonnade avec petites trahisons entre amis et festin de vers vivants, cornaquée par un Hubert Auriol aussi à l’aise qu’un unijambiste sur un fil de fer. Surtout ne pas bouger. Puis débarque la première édition de la Star Academy. Rien à déclarer hormis les pets de Jean-Pascal – c’était donc lui. Arrive L’Ile de la tentation, en juillet 2002. Autant dire le début de la fin. Quatre couples sur une île paradisiaque, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, harcelés par une armada de tentateurs et de tentatrices qui leur réservent des mignoteries en string tellement ficelle qu’il pourrait servir de fil dentaire. Un pousse-au-crime organisé, du mille-feuille pour l’audimat.

 » Ils provoquent des conflits pour les filmer « 

Au cas où des incorruptibles refuseraient de flancher, les pontes de Glem Production ont tout prévu : tequila à gogo et interviews de deux heures façon Inquisition. Cette année-là, Brandon et Diana s’envoient joyeusement en l’air. Séparément. Et Laurent et Aurélie se séparent. En s’envoyant des joyeusetés. Puis se rabibochent dans les larmes. Les téléspectateurs adorent. Un an après, Laurent porte plainte contre Glem, qu’il accuse d’avoir flanqué en l’air sa réputation et ses amours à l’aide d’images bidonnées. Aurélie, traitée de cocue par des péquenots à longueur de journée, a fini par le larguer. Il en a fait une dépression.  » Ils m’ont brisé, ces gens n’ont aucune humanité « , expliquera-t-il sept ans et deux procès perdus plus tard.

 » Les candidats ne sont pas des gens comme nous. Ce sont des candidats. Ce qui veut dire que leurs joies comme leurs souffrances nous laissent indifférents. On exploite leurs émotions, mais on ne les partage pas. Notre métier, c’est d’exploiter leurs faiblesses – pour lesquelles nous les avons spécialement choisis. Les faire souffrir au maximum pour qu’ils craquent. Plus ils craquent, plus les courbes d’audience explosent. Et s’ils ne craquent pas, nous nous devons au moins de les rendre ridicules pour que toute la France puisse se payer une bonne tranche de rire « , raconte Philippe Bartherotte dans La Tentation d’une île (éd. Jacob-Duvernet). Il sait de quoi il parle : il a travaillé huit ans sur des programmes de télé-réalité. Huit ans à manipuler des benêts, des naïfs, des fiers-à-bras, de L’Ile de la tentation à la Star Academy en passant par Pékin Express.  » J’avais une vie de rêve, j’évitais de me poser des questions. Et puis un jour, on est submergé par tout le mal qu’on a fait. J’ai tout arrêté et j’ai écrit ce livre. « 

Il y rapporte les manipulations de Studio 89, la production, sur plusieurs éditions de Pékin Express. Les automobilistes chargés de conduire des candidats à bon port contre quelques billets, les techniciens qui se jettent en travers de la route pour empêcher des concurrents d’avancer, les prétendues nuits à la belle étoile passées à l’hôtel, les consignes éditoriales visant à pousser les uns au clash, les autres aux sanglots.  » Le producteur est forcément quelqu’un qui planifie, tempère François Jost, sociologue des médias, auteur de L’Empire du loft (éd. La Dispute) et des Médias et nous (éd. Bréal). Mais la télé-réalité a beaucoup évolué et les producteurs tentent de plus en plus de tout maîtriser, de prévoir les rebondissements, de faire jouer des rôles aux candidats en leur laissant une courte marge de révolte. « 

La révolte, cependant, existe. Sous forme de procès, généralement. Comme celui que Christelle, mère de deux fillettes, a intenté à Fremantle et M 6 en 2005, après avoir essuyé la tornade Super Nanny.  » Leur technique, c’est de provoquer des conflits pour les filmer. On passait pour des parents défaillants qui mettent leur petite fille en danger. Ces gens à qui nous avons ouvert notre maison nous ont pris pour des ânes.  » Avec Christelle, trois autres familles abusées portent plainte. Sans résultat.

En juin 2009, branle-bas de combat. La Cour de cassation reconnaît que les participants de L’Ile de la tentation, qui ont assigné TF 1 Production en justice, sont des travailleurs et qu’à ce titre ils sont en droit de réclamer un CDD. Une décision qui fait jurisprudence et autorise les futurs candidats à se reposer un jour par semaine, à dormir sans caméra et même à faire grève. L’avenir de la télé-réalité semble moins riant, subitement. L’argument de l’expérience de vie ne tient plus que par le papier peint. Et encore : en octobre 2009, Le Parisien met la main sur un document confidentiel destiné à Pascal, le redresseur d’ados du Grand Frère. Il s’agit d’un scénario décrivant chaque scène d’une émission dont le tournage ne commence que deux jours plus tard.  » Rien n’est scénarisé, rien n’est joué « , s’insurge le directeur général de TF 1 Production. Pas le genre de la maison. Ce n’est pas comme si TF 1 était capable de mettre en scène Qui veut épouser mon fils ? avec un fiston à maman qui ne vit plus chez sa mère depuis sept ans, une élue imposée ou des confessions dictées par la production. Quoique.

Bref, en dix ans la télé-réalité est devenue du Guignol filmé.  » Pas du tout, rétorque Claude Lacaze, chez Endemol. On laisse vivre et on rebondit sur la matière humaine pour raconter une histoire, comme dans un feuilleton. Il y a un enjeu, des arcs narratifs, un climax, un montage qui s’inspire des codes de la fiction américaine.  » D’ailleurs, les producteurs en sont à phosphorer sur un nouveau concept qui fait rage aux Etats-Unis : le  » scripted reality « , dans lequel des anonymes jouent leur propre rôle selon un scénario écrit par la production, comme dans Laguna Beach, diffusé sur MTV. De quoi s’emberlificoter définitivement les neurones sur le sens du mot  » réalité « . Eclat de rire de Lacaze :  » La télé-réalité, c’est avant tout de la télé, pas la réalité. On n’a pas d’autres prétentions que de faire du divertissement. Les spectateurs ne sont pas dupes.  » La majorité des candidats non plus, qui pensent pouvoir manipuler la machine à fabriquer des stars jetables. Pas dupes du système, non. Seulement de leurs illusions.

SANDRA BENEDETTI

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