Au côté des transfrontaliers du sexe

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Les médecins qui accompagnent les transsexuels au long de leur parcours de transformation en sont sûrs : il arrive que la nature se trompe. Récit de ces incroyables destins, partagés au plus près par les blouses blanches.

Du tiroir de son bureau, il sort un faire-part de naissance.  » Nancy est née ce 22 novembre.  » Adulte. Le c£ur abrité dans un corps qui, ce jour-là, a basculé d’un sexe à l’autre. Sous son impeccable moustache et sa blouse blanche de médecin, Stan Monstrey sourit.  » Voir le bonheur des patients lorsqu’ils se réveillent de l’opération qui change leur vie donne tout son sens à mon travail « , dit-il. Depuis seize ans, ce chirurgien spécialisé dans les phalloplastie (reconstruction de pénis) et la vaginoplastie (reconstruction de vagins) ne cesse de voir affluer vers son cabinet gantois des patients et des patientes, de plus en plus nombreux, dont la moitié viennent de l’étranger. A l’hôpital universitaire de Gand, tout nouveau candidat à un changement de sexe doit désormais patienter deux ans, tant la liste d’attente est longue. Tous ont cette certitude chevillée au corps : pour eux, la nature s’est trompée.

 » Il existe deux sexes, détaille Griet De Cuypere, psychiatre attachée au centre de sexologie et de problématique du genre à l’hôpital universitaire de Gand. L’un se situe entre les jambes, l’autre dans le cerveau. D’habitude, ils sont identiques. Mais pas toujours.  » Les transsexuels sont nés avec un sexe biologique qu’ils ne perçoivent pas comme étant le leur. Leur détermination à modifier la couleur de leur destin est dès lors sans faille.  » Je les admire parce qu’ils ont du courage, affirme Stan Monstrey. Mais, en fait, ils n’ont pas le choix. A-t-on du courage quand on n’a pas le choix ? Certes, il m’arrive de recevoir de drôles de patients. Mais dans la société aussi, il y a de drôles de gens… « 

En Belgique, les médecins qui se sont spécialisés dans l’accompagnement des transsexuels ne sont pas nombreux.  » Parmi les chirurgiens, tout le monde n’est pas enthousiaste par rapport à cette pratique, relève Stan Monstrey. Ce n’est pas un métier où l’on fait fortune. Et les patients que l’on rencontre ne sont pas communs. C’est ce qui explique sans doute que j’aie du mal à me trouver un successeur. « 

Les psychologues, psychiatres, endocrinologues, logopèdes et chirurgiens qui encadrent ces patients particuliers tout au long de leur cheminement vers l’autre sexe n’ont pas vraiment choisi de le faire.  » Cela s’est fait un peu par hasard « , disent-ils tous. Une question d’opportunité, d’orientation suggérée par un chef de service, de stage dans un hôpital en pointe sur ces techniques, en dehors de nos frontières. Ainsi va la vie.  » Au début des années 1970, s’intéresser à la sexualité était mal vu « , résume Christian Mormont, psychologue spécialisé dans les troubles de la sexualité (ULg). Lorsque les premiers cas de transsexualisme sont apparus, la théorie dominante affirmait qu’il s’agissait de psychotiques : il ne fallait surtout pas leur donner satisfaction en les opérant, de peur de les pousser au suicide. Ces idées ont couru jusqu’au milieu des années 1980. « 

Depuis, le monde a tourné. Et les idées ont évolué. Un peu. D’importants progrès étaient enregistrés en chirurgie, même si les chirurgiens spécialisés continuent à se sentir techniquement contraints. Le transsexualisme est davantage connu et, probablement, un peu mieux accepté qu’avant.  » Tout dépend de la manière dont on se comporte soi-même en société, estime l’actrice Vanessa Van Durme, qui, dans la pièce Regarde Maman, je danse, raconte précisément son parcours de transsexuelle (1). Moi, j’ai toujours porté cette particularité avec dignité. Si les gens ne m’acceptent pas, tant pis. Je sais que ce n’est pas du dégoût, mais juste une peur, immense, de l’inconnu.  »

 » J’en ai assez ! « 

Parmi les transsexuels, on trouve tant des professeurs d’université que des SDF ou des paracommandos. Tous suivent le même parcours pour changer de sexe, qu’ils aspirent à cette transformation à 15 ans – il leur faut dans ce cas attendre d’être majeurs – ou à 65, après une vie personnelle souvent chaotique sous des apparences conformistes. Comme cet homme, tout juste pensionné, qui, durant toute sa carrière et sans que personne en sache rien, s’habillait en femme dès qu’il rentrait chez lui et faisait le ménage.  » J’ai lutté contre ma nature pendant des années, expliquait-ils aux médecins. Aujourd’hui, j’en ai assez. « 

Le long parcours des transsexuels commence par l’établissement du diagnostic : y a-t-il, oui ou non, dysphorie de genre, c’est-à-dire discordance entre le sexe biologique et le sexe ressenti ? La réponse à cette question est recherchée sans jugement : s’il y a bien un lieu où les transgenres doivent se sentir acceptés tels qu’ils sont, c’est auprès de ces médecins spécialisés… Dans les services médicaux qui les accueillent, le choix est d’ailleurs posé, dès le départ, de les appeler  » monsieur  » ou  » madame  » en fonction des vêtements qu’ils portent.

 » Notre travail consiste à nous assurer que cette conviction du patient ne provient pas d’une psychose, précise Griet De Cuypere. A l’aide d’examens cliniques et de tests de personnalité, nous vérifions s’il ne souffre pas d’autres problèmes psychiatriques ou psychologiques, nous nous informons sur son contexte social et familial.  » Les consultations durent environ neuf mois, à raison d’un rendez-vous toutes les quatre à six semaines. Ce long délai permet aux praticiens d’observer le patient sur la durée, de s’assurer qu’il ne s’agit pas d’un caprice.  » J’ai reçu un jour une fille qui voulait changer de sexe pour devenir garde du corps de la chanteuse Mylène Farmer. En réalité, elle était lesbienne « , raconte Christian Mormont, A priori, l’équipe médicale se dit toujours d’accord avec la demande du patient.  » Le fait de ne pas s’y opposer rend la réflexion possible, explique l’endocrinologue Jean-Jacques Legros. A l’issue de ce temps de réflexion, certains des candidats décident de rester homosexuels ou travestis.  » Deux tiers environ iront jusqu’au bout de leur désir mais lorsqu’ils rencontrent le chirurgien, qui incarne l’ultime étape du processus, il ne s’en trouve pratiquement plus aucun pour renoncer.

Le travail des psychologues et des psychiatres se déroule sans filet : ils ne disposent d’aucun outil qui pose le diagnostic avec un degré de certitude absolu. L’enjeu est tel qu’ils n’ont pourtant pas droit à l’erreur. Se trompent-ils néanmoins ? Très rarement, affirment ces médecins spécialisés. La littérature évoque un taux d’erreur compris entre 0,5 et 3 %.

Ensuite, la loi l’imposant, les candidats au changement de sexe se doivent de consulter un endocrinologue, qui se charge d’établir un bilan hormonal complet et s’assure qu’il n’y a pas, chez les patients, d’anomalie de chromosome.  » Ils n’aiment pas faire les tests chez moi parce qu’ils ne se sentent pas malades, affirme Jean-Jacques Legros. Ils se sentent normaux et j’en suis persuadé. Ils sont équilibrés mais ils développent des symptômes de dépression et manifestent des tendances suicidaires tant qu’ils n’ont pas changé de sexe.  » L’endocrinologue suivra ses patients jusqu’à la fin de leur vie : jamais ils ne pourront se passer d’un traitement hormonal.

Un essai en temps réel

Celui-ci ne commence qu’après une longue période de  » vie réelle « , durant laquelle le transsexuel se transpose, aux yeux du monde et pendant dix-huit mois à deux ans, dans son sexe non biologique. Il s’agit pour lui de tester cette nouvelle vie, d’observer comment il s’y sent et d’analyser les réactions de son entourage à cette métamorphose. Si son désir de changement se maintient à l’issue de cette étape du parcours, ce qui est très majoritairement le cas, le traitement hormonal est lancé. Objectifs : effacer les caractéristiques physiques du sexe de départ et induire les caractères sexuels de l’autre sexe. Les femmes découvrent alors les joies de la pilosité et des voix plus graves et les hommes, le charme des soutiens-gorge et des rondeurs qui naissent sur leurs hanches.

Si rien de ce secret n’a transparu jusqu’alors, c’est aussi au cours de cette période de transformation que les familles prennent conscience de ce qui se passe pour leur mari, leur père, leur fils, leur voisin, leur collègue.  » La moitié des familles n’acceptent pas cette réalité, estime Stan Monstrey. Les enfants, en revanche, s’y adaptent plus vite. « 

Le choc est souvent violent pour les femmes dont les maris se transforment.  » Le travail avec la famille proche est essentiel, détaille Griet De Cuypere. Nous prenons le temps d’expliquer qu’il ne s’agit pas d’un choix, auquel le patient pourrait renoncer d’un mot. Nous attirons aussi l’attention des proches sur tous les éléments visibles qui préexistaient à cette décision et qui attestaient depuis longtemps une incohérence. Comme par exemple une vie sexuelle non épanouie et non épanouissante, le rôle de mère joué par le père auprès des enfants, etc. « 

Quelles que soient les explications, certaines situations n’en restent pas moins extrêmement douloureuses. Comme dans le cas de cette jeune Turque de moins de 20 ans, déterminée à devenir un homme. En consultation, son père hurle : si elle change de sexe, il la tuera.

Il en faut, dès lors, du caractère, pour franchir tous ces obstacles, faire fi des menaces, des jugements de folie ou de perversion, des regards, des licenciements ! Tous les transsexuels ont en commun une souffrance qui les marque sur la durée et l’inébranlable volonté d’y mettre fin.  » La plupart sont très déterminés, relève Jean-Jacques Legros. Ce n’est pas l’aspect érotique de la transformation qui les motive puisque leur jouissance, dans l’autre sexe, sera peut-être possible mais sera souvent plus complexe à obtenir. Le plus souvent, ils ont lutté pendant des années contre cette tendance, en choisissant volontairement des métiers très typés sur le plan sexuel.  » Paracommando, par exemple. Ou poseur de voies de chemin de fer. Un jour, l’un d’eux, à bout de nerfs lors d’une consultation et las de ne pas obtenir d’être opéré, s’adressa ainsi au médecin :  » Ou vous vous décidez à m’opérer maintenant, ou je sors de l’hôpital et je me coupe les testicules devant la maternité.  » Enfin entendu, il vit désormais dans un corps de belle blonde.

Il y a des transsexuels heureux

Et après ? La plupart des transgenres se portent beaucoup mieux. Même si des suicides sont enregistrés, autour de 3 %. Et même si certains restent cantonnés dans le milieu de la prostitution et le monde de la nuit, plus prompt qu’un autre à les accepter.  » Les transsexuels passent en général par une période de grâce juste après l’opération parce qu’ils ont obtenu le changement auquel ils aspiraient depuis longtemps, relève Christian Mormont. Ensuite, ils deviennent plus réalistes. Mais il y a des transsexuels heureux « . Aucun patient ne regrette son choix, affirment les médecins qui les encadrent.  » Ce qui prouve que nous sommes sans doute trop stricts dans notre évaluation de départ, analyse Stan Monstrey. Il serait normal que certains éprouvent des regrets, non pas parce que le diagnostic aurait été mal posé mais parce qu’en changeant de sexe on gagne certes sur certains plans, mais on doit aussi abandonner beaucoup. « 

Pas ce garçon, certes, qui a bluffé jusqu’au psychiatre, persuadé, en le voyant dans la salle d’attente, qu’il s’agissait d’une fille. Pour lui, l’opération ne le contraindra guère à abandonner quoi que ce soit sur le plan social. Mais d’autres sont bien vite rattrapés par la réalité, car l’opération chirurgicale ne règle pas tout. La transformation reste difficile pour ceux qui présentent un profil physique très typé.  » Vous pouvez opérer un mécanicien de 1,90 mètre et le transformer en femme. Mais quelle femme devient-il ?  » interroge Christian Mormont. La chirurgie esthétique ne peut pas tout : elle ne peut, par exemple, modifier la taille des mains ou des pieds.  » Quoi qu’ils fassent, l’image que donnent ces transsexuels-là n’est pas féminine. Le regard posé sur eux en retour leur renvoie sans cesse leur non-féminité… « , relève Griet De Cuypere. Il ne revient pas aux médecins de dissuader les patients très typés avant l’opération. Juste de les mettre en garde face à ce fort contraste entre leur désir et leur apparence physique.

 » Même les transsexuels les mieux réussis doivent accepter qu’ils ne seront jamais à 100 % des hommes ou des femmes biologiques, souligne Stan Monstrey. Cela vaut de toute façon la peine de corriger les erreurs de la nature lorsqu’il y en a. Mais peut-être qu’il est bon de garder en soi un peu des deux sexes ? Pour assurer la réussite de la transition, il faut que les patients acceptent le genre dans lequel ils sont nés. Positivement, et pas passivement. Et la plupart l’acceptent. « 

Même après des années de pratique et même artisans de transformations à ce point réussies que certains conjoints de transsexuels ne devinent jamais la métamorphose accomplie, les hommes en blouse blanche qui accompagnent les transsexuels avouent humblement l’insondable mystère que représente l’humain. Si on trouvait une origine biologique au phénomène du transsexualisme, ce serait plus simple. Mais ce n’est pas le cas.  » Qui sommes-nous pour savoir ? murmure un médecin. On ne peut pas deviner ce qui est juste à la place de l’autre. Ce sont les gens qui vivent leur vie. Pas nous… « 

En ce début de xxie siècle, on ignore toujours comment se crée l’identité de genre. Tout au plus est-on assuré qu’avant l’âge de 2 ans l’enfant se sent fille ou garçon.  » Comment se fait-il qu’un homme soit homme et une femme, une femme ? interroge Griet De Cuypere. Qu’est-ce qui nous détermine ? La question est fascinante. Le monde entier est divisé entre le masculin et le féminin, qui n’ont pourtant que très peu de réalité autre que symbolique ou culturelle. Même les objets ont un sexe. Notre monde est tellement basé sur cette distinction qu’être dans l’entre-deux est, par définition, très difficile… « 

(1) Regarde Maman, je danse, de et par Vanessa Van Durme, au Théâtre de Namur, du 17 au 22 décembre.

LAURENCE VAN RUYMBEKE

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