Au coeur du casse-tête belge

Comment fédéral, Communautés et Régions cultivent l’art de se compliquer la vie et se donnent les moyens de se pourrir mutuellement l’existence. Ce pays n’est plus un Etat, c’est une usine à gaz. Le Vif/L’Express a poussé la porte…

Avant même d’atterrir à la Chambre, la belle résolution avait du plomb dans l’aile. Muriel Gerkens croyait pouvoir convaincre ses pairs, tous partis confondus, de se porter au chevet des personnes âgées menacées de dénutrition. Les espoirs de la députée fédérale Ecolo se sont fracassés sur un vulgaire problème de tuyauterie institutionnelle. Il fallait y penser plus tôt : une énième réforme de l’Etat, entre-temps passée par là, a confié aux Communautés la prévention en matière de soins. Entre parlementaires de bonne composition, on a pas mal ergoté et cogité pour dénicher un bout de loi qui permettrait tout de même à la Santé publique fédérale de mettre encore son grain de sel. Las : le risque d’immixtion dans les compétences d’autrui était trop réel. Mieux valait en rester là.

Scène ordinaire de la vie parlementaire. Avec ses élus qui s’égarent dans le dédale de compétences saupoudrées entre niveaux de pouvoir, et qui s’épuisent à frapper aux mauvaises portes. Un député fédéral Open VLD aborde la ministre fédérale de la Mobilité pour une histoire de tracteurs agricoles et forestiers. Ni une ni deux, Jacqueline Galant (MR) remballe le curieux :  » Le contrôle technique a été régionalisé.  » L’éconduit laisse poindre son dépit :  » On me renvoie à présent au parlement flamand. Une circulaire permettrait de clarifier la situation.  » Pas idiot.

Petit crochet en bord de Meuse où, ce jour-là, au parlement wallon, Maxime Prévot (CDH), ministre régional de l’Action sociale, notamment, se dévoue pour faire partager à une élue PS un peu perdue la beauté luxuriante du paysage hospitalier belge : avec sa touche fédérale, son cachet wallon, sa griffe francophone. Le survol suffit amplement à donner le tournis. Détour par Bruxelles où le Conservatoire pourrit sur pied, écartelé entre le fédéral propriétaire des lieux, les Communautés française et flamande responsables de l’Enseignement : la rénovation du beau bâtiment attendra, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à rénover.

Batteries rechargées par la dernière révision institutionnelle, décidée en 2012 et 2014, l’usine à gaz tourne à plein régime. Les parlementaires achèvent d’y perdre leur latin. Et se surprennent à regretter de ne plus trop savoir qui fait quoi à bord de la fusée. Etrange : le sixième saut d’obstacles institutionnels ambitionnait pourtant de casser cette infernale logique. De belles envolées résonnent encore au Parlement :  » La réforme de l’Etat constitue un progrès important qui assure une meilleure homogénéité des compétences.  »

La  » belle-mère fédérale  » met encore son nez un peu partout

L’évidence ne saute pas aux yeux. Sous la pression d’une poussée nationaliste flamande sans précédent, l’équipe Di Rupo (socialistes-chrétiens-libéraux) avec l’appoint des verts, a surtout ressenti le besoin de faire du chiffre. Plus de 20 milliards d’euros en compétences transférées du fédéral aux entités fédérées, cela s’appelle avoir vu grand. A défaut d’y voir clair.

Les séquelles de l’intense bras de fer communautaire qui a accaparé Flamands et francophones durant des mois sont visibles dans les organismes, les textes de loi, une myriade de dispositions juridiques et réglementaires.

Face à la spectaculaire montée en puissance des entités fédérées, l’Etat fédéral a bien défendu son bout de gras. La  » belle-mère  » qui insupporte tant la N-VA garde un pied dans bien des portes et tient toujours volontiers les cordons de la bourse.

On ne ressort donc pas dépaysé de la dernière réforme. Le but de l’exercice était d’une affreuse banalité : compliquer à l’extrême la gestion du pays pour rendre inséparables ses composantes et lui donner encore quelques raisons de subsister.

C’est, notent les spécialistes rompus à l’ingénierie institutionnelle, tout  » l’art de ne pas choisir « .  » On est dans la mise en application de deux facteurs dont on ne veut pas parler : le confédéralisme que refusent les francophones, et une refédéralisation que rejettent les Flamands « , observe Pierre-Olivier de Broux, professeur de droit à l’université Saint-Louis (Bruxelles).

Cet entre-deux défigure l’ouvrage.  » Mises à part les allocations familiales, on serait bien en peine de caractériser en un ou deux mots une seule des autres compétences transférées. La sixième réforme de l’Etat a attribué aux Communautés et Régions des compétences dans des domaines (Emploi, Santé…) au sein desquels elles en exerçaient déjà certaines, tout en laissant le plus souvent à l’Etat fédéral des responsabilités au moins aussi importantes dans ces domaines.  » (1)

C’est ce qui fait tout le sel des compétences dites  » concurrentes.  » Elles pimentent tout le bric-à-brac de zones grises où les niveaux de pouvoir ne s’interdisent pas d’intervenir et gardent leur mot à dire. Etant entendu que nul ne songe à se laisser dicter la loi ni à abdiquer sa capacité de nuire à l’autre.

 » On a réparti des compétences au vogelpik, on joue aux apprentis sorciers  »

Plus sûr que le pari un peu fou d’une loyauté fédérale entre gens raisonnables et de bonne foi, c’est l’entrelacs d’attributions éclatées qui doit assurer un semblant de  » gouverner ensemble « . Il offre cet atout, jamais négligeable pour survivre en politique, de noyer les responsabilités ministérielles. Tous un peu responsables, donc jamais de véritables coupables.

Heureusement, on pense à tout. Et notamment à éviter tout effet paralysant en huilant tous ces rouages : on aménage des espaces de concertation où les gestionnaires de la chose publique d’horizons politiques bien souvent antagonistes, peuvent palabrer et surtout s’empoigner. Des autoroutes au transit de déchets, des maisons de justice aux aides à la mobilité des personnes handicapées, en passant par la mise aux enchères des quotas d’émission de gaz à effet de serre,  » le recours pléthorique aux accords de coopération constitue sans doute une des plus importantes caractéristiques de la sixième réforme de l’Etat « . Moralité :  » Si la décision reste lisible, la manière d’y arriver est parfaitement illisible « , diagnostique Pierre-Olivier de Broux.

Perte de temps, d’énergie et d’argent pour une efficacité peu garantie. Sur le terrain, ça se ressent.  » C’est la grande illusion. On a réparti des compétences au vogelpik, on bricole et on joue aux apprentis sorciers « , soupire ce gestionnaire en soins de santé.

Comment tout cela finira-t-il ? Pour commencer devant des juges, tant  » la sixième réforme de l’Etat met en place de nouveaux nids à procès  » et regorge d’oeufs à peler. Tout avocat rompu à la chicane institutionnelle salive déjà à l’idée de s’introduire dans les failles.

 » Le risque de relations conflictuelles est réel « , abonde Mathias El Berhoumi, spécialiste en droit à l’université Saint-Louis. Et déjà, on se crêpe le chignon sur la formation professionnelle des chauffeurs de poids lourds : la Flandre a fait main basse sur la compétence, le fédéral ainsi dépossédé hésite sur la conduite à tenir, tandis que Régions wallonne et bruxelloise, incapables d’assumer cette charge, attendent que le Conseil d’Etat vide la querelle. D’ici là, le contrôle de la formation des routiers évolue dans l’incertitude juridique.

La dernière réforme de l’Etat en est à ses balbutiements et n’a pas encore déployé tous ses artifices. Patience.

(1) La sixième réforme de l’Etat : l’art de ne pas choisir ou l’art du compromis ?, sous la direction d’Hugues Dumont, Mathias El Berhoumi et Isabelle Hachez, Les Dossiers du Journal des tribunaux, Lacier, 2015, 252 p.

Par Pierre Havaux – Illustrations : Vadot

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