Les Cinghalais, lassés des pénuries et des hausses de prix, sont aux avant-postes des manifestations contre le pouvoir sri lankais. © getty images

Au bord de la faillite

La population s’élève contre l’inflation et les pénuries. La crise du Covid a grevé une partie des ressources du pays. Et la gestion du pouvoir par les frères Rajapaksa a aggravé la situation. Histoire d’un gâchis qui pourrait profiter à l’Inde et la Chine.

Un Etat au bord de la faillite. Un pays victime de l’épidémie de Covid et de la politique controversée de son gouvernement. Tel est le Sri Lanka, jadis paradis des touristes, aujourd’hui proie décharnée pour l’Inde et la Chine.

Depuis plusieurs semaines, la population manifeste violemment contre l’inflation, les pénuries, la gabegie du pouvoir. Pour la deuxième fois, la résidence du président Gotabaya Rajapaksa, dans la capitale Colombo, a été ciblée par les protestataires dans la nuit du 31 mars au 1er avril. Dans la foulée, le gouvernement a décrété l’état d’urgence. Un couvre-feu a été instauré. Les réseaux sociaux ont été suspendus.

La mobilisation contre le pouvoir au Sri Lanka a changé de nature. « D’habitude, c’étaient les minorités qui protestaient contre les violences exercées à leur encontre, soutenues par des personnes de la société civile, progressistes ou libérales, surtout à Colombo. Là, pour la première fois, les griefs rassemblent tous les Sri Lankais. Et ceux qui sont aux avant-postes des protestations ne sont pas issus des minorités mais bien des Cinghalais qui ont fait partie du corps électoral ayant porté le président Rajapaksa au pouvoir en 2019 », analyse Delon Madavan, géographe, chercheur au Centre d’études Inde – Asie du Sud (Ceias) de l’université de Québec à Montréal (Uqam). « Beaucoup de Sri Lankais n’ont même plus les moyens d’acheter des produits essentiels, le riz, le sucre, les lentilles. Le prix du pétrole a doublé en quatre mois. Récemment, des examens scolaires ont été annulés parce que le gouvernement n’était plus en mesure de payer le papier. »

Comment, s’il se rapproche trop de New Delhi, le Sri Lanka réussira-t-il à négocier le rééchelonnement de sa dette par rapport à Pékin?

Le traumatisme de Pâques 2019

Gotabaya Rajapaksa a été élu à la présidence du Sri Lanka à la faveur des élections du 16 novembre 2019. Son programme nationaliste cinghalais avait séduit une majorité de la population, encore traumatisée par les attentats de Pâques de la même année qui avaient fait 258 morts. Les attaques des églises et hôtels à Colombo et dans plusieurs villes de l’île, le 29 avril 2019, avaient été revendiquées par l’Etat islamique et perpétrées par un groupe islamiste local lui ayant prêté allégeance.

Mais le crédit du président et de son clan – le Premier ministre Mahinda Rajapaksa n’ est autre que son frère et l’ancien chef de l’Etat (2005-2015), et plusieurs membres de sa famille sont ministres – a été vite entamé. La raréfaction des touristes sur l’île, déjà perceptible après les attentats de 2019, s’est aggravée avec la crise du Covid et s’est prolongée avec l’émergence du variant indien du coronavirus.

La situation sanitaire mondiale n’a cependant pas été la seule cause de la dégradation économique du Sri Lanka. « L’ économie du pays a aussi souffert d’une très mauvaise gestion de la part du gouvernement, explique Delon Madavan. Il a diminué un certain nombre d’impôts à son arrivée au pouvoir en 2019 et 2020, sans doute par populisme. Il a choisi de renoncer aux intrants chimiques et aux pesticides, officiellement pour promouvoir une agriculture 100% biologique, plus probablement pour réduire le volume des importations étant donné que le Sri Lanka connaissait déjà des difficultés de paiement à ce moment-là. La conséquence fut dramatique. Les paysans ont dû abandonner la culture de nombreuses terres, qui n’était plus rentable. Le rendement a diminué. La quantité de denrées consommables produites dans l’île s’est effondrée, provoquant une augmentation accrue de leurs prix. »

Au bord de la faillite

L’édifice se fissure

Au contexte international défavorable, à la gestion politique hasardeuse, s’ajoutent les accusations de corruption envers le pouvoir. Le chercheur de l’université de Montréal rappelle que le gouvernement, avant d’être contraint à la démission, comprenait huit membres de la famille Rajapaksa, dont quatre frères et un neveu du président, et que d’autres parents occupent des postes stratégiques qui permettent de gagner pas mal d’argent. Mais face à des rouages économiques empreints d’opacité, il n’est pas aisé d’apporter la preuve de malversations.

L’édifice du régime des Rajapaksa commence pourtant à présenter quelques fissures. Des membres de leur parti, le Front du peuple du Sri Lanka, leur ont retiré leur soutien ou ont menacé de le faire. Même au sein du clan familial, des notes discordantes sur la conduite du gouvernement commencent à se faire entendre. Le président a proposé à l’opposition la formation d’un gouvernement d’union nationale. Mais celle-ci a refusé. Alors, le président et le Premier ministre resteront-ils aux commandes ou de nouvelles élections auront-elles lieu?

Entre la Chine et l’Inde

L’ avenir du Sri Lanka dépendra aussi de l’attitude de l’Inde et de la Chine. Mahinda et Gotabaya Rajapaksa ont eu tendance à privilégier l’allié chinois sous leurs présidences respectives. Mais au vu de la détérioration alarmante de la situation budgétaire du pays, l’actuel président a renoué avec l’Inde, qui a accordé un prêt d’un milliard de dollars à son voisin. « Ce revirement laisse penser que le pouvoir sri lankais pourrait jouer la carte de la rivalité entre les deux pays dans cette région stratégique du sud de l’ Asie du Sud, décrypte Delon Madavan. Il faudra voir aussi comment, s’il se rapproche trop de New Delhi, il réussira à négocier le rééchelonnement de sa dette envers Pékin, qui doit s’élever à 3,5 milliards de dollars. C’est un enjeu majeur. A travers le projet de la Route de la soie, la Chine a très généreusement prêté aux frères Rajapaksa, d’abord sous la présidence de Mahinda et ensuite sous celle de Gotabaya. Cela a permis au premier d’obtenir des crédits en se passant des Occidentaux qui, eux, faisaient pression pour que les crimes de guerre soient jugés et pour que les droits des minorités soient respectés », souligne le spécialiste de l’Inde et de l’ Asie du Sud. « A l’origine, les Chinois, eux, n’exigeaient pas de contrepartie. Mais quand il a fallu rembourser la dette et que Colombo en a été incapable, la contrepartie a été qu’un port en eaux profondes au sud du Sri Lanka, à Hambantota, construit sur fonds chinois, a été rétrocédé pour 99 ans à la Chine. L’ opération a permis au Sri Lanka d’éviter le défaut de paiement par rapport aux partenaires étrangers. Mais elle a sérieusement augmenté sa dépendance à l’égard de Pékin. »

De quelle façon le Sri Lanka parviendra-t-il à sortir de la crise et à conjuguer cette double dépendance envers les grandes puissances indienne et chinoise? Le futur du pays s’annonce pour le moins incertain. Un gâchis difficilement compréhensible pour Delon Madavan qui rappelle que l’île a connu un bon niveau de développement économique et un taux d’alphabétisation élevé. « Le Sri Lanka a connu la guerre pendant quatre décennies. Mais il n’a jamais été dans une situation aussi dramatique économiquement, voire même politiquement. »

Au bord de la faillite

Le roman de la guerre civile

Pendant quatre décennies, la guerre civile sri lankaise a opposé le pouvoir central dominé par les Cinghalais bouddhistes à la rébellion des Tigres de libération de l’Ilam tamoul, hindouistes et chrétiens, qui voulaient instaurer un Etat indépendant dans le nord et l’est de l’île. Elle a fait entre 80 000 et 100 000 morts de 1972 à 2009.

La Sterne rouge (1), le roman d’ Antonythasan Jesuthasan, écrivain et acteur, notamment dans le film Dheepan de Jacques Audiard (2015), rend remarquablement compte de la violence à laquelle ce conflit a donné lieu à travers le parcours d’une jeune fille qui deviendra la capitaine Ala au sein de la guérilla. Née dans un village où la colonisation cinghalaise a réduit les familles tamoules à une minorité, elle n’était pas vraiment destinée à porter le combat indépendantiste jusqu’au jour où son frère est assassiné par des miliciens cinghalais pour avoir donné de la nourriture à des combattants tamouls. Enrôlée, repérée comme une possible soldate d’élite, peut-être parce qu’elle a subi des agressions sexuelles par un membre de sa famille, soumise à un entraînement poussé, elle sera in fine sélectionnée pour commettre un attentat-kamikaze. « S’il existe un art de vivre, explique-t-elle, il existe un art de mourir qui s’ apprend, lui aussi. La mort choisie est la seule qui possède un sens. » Elle se dérobera finalement à l’attaque, sera arrêtée et torturée, s’évadera de l’emprisonnement par l’écriture. Mais, même dans son exil imaginaire, elle n’échappera pas aux souffrances infligées par les siens. C’est un beau roman sur l’engrenage indépassable de la violence.

(1) La Sterne rouge, par Antonythasan Jesuthasan, Zulma, 320 p.

La gestion controversée de l'économie par le président Gotabaya Rajapaksa et son frère Premier ministre accroît le mécontentement de la population.
La gestion controversée de l’économie par le président Gotabaya Rajapaksa et son frère Premier ministre accroît le mécontentement de la population.© getty images

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