Dans son solo de danse Courir les yeux fermés au bord d'un ravin, Eléonore Valère-Lachky se laisse "émouvoir par l'incroyable beauté du vivant". © ROMAIN VENNEKENS

Arts vivants en transition

Face à l’urgence climatique, la prise de conscience est bien réelle dans les arts de la scène. L’ action se met progressivement en place. Dans les esthétiques et les thématiques des spectacles, mais aussi dans les processus de production et de diffusion.

C’est de plus en plus palpable, une étape a été franchie. Dans les arts de la scène comme ailleurs, le réchauffement climatique et les perspectives d’effondrement ont engendré ces dernières années des spectacles postapocalyptiques, des visions anticipatives de fin du monde. Arctique d’ Anne-Cécile Vandalem, Dimanche des compagnies Focus et Chaliwaté, Le Bousier de Thomas Depryck, Falaise de Baro d’evel, ou encore Le Chant des ruines de Michèle Noiret dépeignaient en danse, cirque ou théâtre une civilisation en train de chuter ou déjà tombée.

On a besoin de travailler ces enjeux-là à travers le charnel et le sensible, et pas uniquement à travers des tableaux Excel.

L’heure de l’angoisse paralysante semble aujourd’hui dépassée. A présent que la prise de conscience de l’urgence est acquise, de nouvelles créations incitent à changer de regard, d’attitude, de paradigme. « Or, si à ce jour nous avons plutôt tendance à penser l’écologie en termes « punitifs » (ce qu’on ne doit plus faire, ce qu’il faut réduire) et moralisateurs (c’est bien, c’est mal, c’est responsable, irresponsable), nous pourrions aussi y voir une occasion, enthousiasmante, de transformer nos récits, nos imaginaires, nos pratiques. Les arts peuvent constituer un endroit d’observation et d’explorations privilégié pour cela », écrit Julie Sermon dans le prologue de son ouvrage Morts ou vifs. Contribution à une écologie pratique, théorique et sensible des arts vivants (éd. B42, 2021).

De nouvelles créations nous incitent à changer notre regard, comme l'opéra de plage lituanien Sun & Sea, récemment présenté aux Tanneurs.
De nouvelles créations nous incitent à changer notre regard, comme l’opéra de plage lituanien Sun & Sea, récemment présenté aux Tanneurs.© ANDREJ VASILENKO

Dans cette nouvelle perspective constructive, on peut évidemment citer la proposition hybride et inter- active à vocation didactique The Climate Show (1), le festival Demain, à Mons (lire l’encadré p. 79) et des créations qui, dans l’espace strictement artificiel de la salle de spectacle, souhaitent redonner une place à la majesté de l’environnement et ouvrir un autre rapport au reste du vivant, comme Loop Affect de Louise Baduel, magnifiant la montagne, Kingdom d’ Anne-Cécile Vandalem, ancré dans une taïga impénétrable, ou Sun & Sea, opéra de plage lituanien couronné d’un Lion d’or vénitien en 2019 et présenté récemment aux Tanneurs. « Comment aurait-on envie de protéger quelque chose qu’on ne sent pas, qu’on ne connaît pas et pour lequel on ne ressent pas d’admiration ou d’amour? Il faut se laisser toucher, il faut se laisser émouvoir par l’incroyable beauté du vivant », affirme Eléonore Valère-Lachky dans la vidéo de présentation de Courir les yeux fermés au bord d’un ravin, son court solo de danse destiné aux espaces publics (2).

Coopération

« La culture est sans doute un vecteur de transition très puissant. Car on a besoin de travailler ces enjeux-là à travers le charnel et le sensible, et pas uniquement à travers des tableaux Excel », déclarait pour sa part David Irle, consultant en écoconception et coauteur de Décarboner la culture (éd. PUG et UGA, 2021). L’ expert français était invité, en mars dernier, par les Brigittines pour participer à une table ronde et donner plusieurs ateliers destinés aux professionnels. Car si ce qui se déroule sur les scènes peut contribuer à changer la donne dans les esthétiques et les thématiques, en coulisses aussi une transition s’annonce. De façon très pragmatique, tout un secteur s’interroge sur son empreinte carbone et sur les manières les plus efficientes de la réduire.

Le workshop de David Irle, intitulé « Face au réchauffement climatique, quel rôle pour le spectacle vivant? », se construisait en deux temps: d’abord une synthèse chiffrée et cartographiée, effectivement très inquiétante, de la situation actuelle et des projections pour l’avenir ; ensuite, après avoir démonté une par une les « raisons pour ne rien faire », le détail des possibilités d’action dans le spectacle vivant. « Déculpabiliser mais pas déresponsabiliser », résumait l’orateur, soulignant aussi l’importance d’analyser la production des spectacles dans sa globalité (cycle de vie) et de prendre en considération ce que les salles génèrent en amont et en aval de leurs événements.

Le modèle de soutenabilité, ce sont des artistes qui circulent de façon lente et qui vont à la rencontre du public.

Une des principales conclusions est que le plus gros impact carbone d’un projet culturel se joue non pas dans sa production ou dans le déplacement des artistes, mais dans la mobilité du public qui se déplace pour y assister. Pour les lieux de diffusion, le défi pour l’avenir sera donc, d’une part, d’inciter les spectateurs à adopter le plus possible une mobilité douce et, d’autre part, de sortir de la logique de compétition pour les exclusivités (un événement pour lequel les gens viendront de loin) pour entrer dans une logique de coopération, avec des tournées écoresponsables misant sur la proximité. « Le modèle de soutenabilité, ce sont des artistes qui circulent de façon lente et qui vont à la rencontre du public », développait David Irle.

Au festival Demain, l'atelier Rumballo propose aux 7-12 ans une expérience autour d'un ballot de paille qui roule, s'étale, s'écrase...
Au festival Demain, l’atelier Rumballo propose aux 7-12 ans une expérience autour d’un ballot de paille qui roule, s’étale, s’écrase…© SIMON GOSSELIN

Symbole et exemple

Dans la foulée de ses interventions aux Brigittines, David Irle a également rencontré la Feas, la Fédération des employeurs des arts de la scène. « C’était chouette de voir que le désir de changement est partagé, se réjouit Patrick Bonté, directeur des Brigittines, à propos de cette journée. Nous sommes tous avides de pouvoir agir, même à notre échelon minuscule. On sait pertinemment que seul on ne peut rien faire, par contre nous avons une valeur de symbole et d’exemple. On peut agir sur des tas de choses. Par exemple, dans l’alimentation que nous proposons au public des Brigittines, il n’y a plus de viande. »

Mobilité, alimentation, énergie, gestion des décors, du numérique… Les champs d’action sont multiples pour le secteur. « Il s’agit avant tout de réfléchir à l’usage qu’on fait des choses, poursuit Patrick Bonté. Dans les utilisations à long terme, qu’est-ce qui nous fera gagner en réduction d’émissions et de consommation, ou ne nous fera pas en gagner si on s’en sert peu? Autre question importante: le streaming des spectacles. Vaut-il mieux organiser un streaming en haute définition pour 150 personnes à distance ou que ces personnes viennent au spectacle en voiture ou en transports en commun? Il n’y a pas encore de réponse adéquate, mais la réflexion est en cours. » Une révolution est en marche et chacun est convié à y prendre part.

(1) The Climate Show, à Brussels Expo, jusqu’au 30 juin.

(2) Courir les yeux fermés au bord d’un ravin, au hall des Brigittines, à Bruxelles, les 22 et 23 avril.

A Mons, du 20 avril au 1er mai.

Demain, écofestival

« Si le festival s’appelle Demain, c’est tout simplement parce qu’à son origine, il y a cinq ans, l’idée, venant des centres culturels locaux du Borinage, était de monter une tournée du film Demain, de Cyril Dion, en collaboration avec Mars (Mons arts de la scène), précise le responsable de la programmation artistique, Philippe Kauffmann. Parce que tout le monde trouvait qu’il fallait susciter le débat autour de ce film et en profiter pour mettre à l’honneur les associations militantes. » Très vite, l’envie a été d’intégrer plus de propositions artistiques au festival, afin de brasser les publics et de diversifier les approches du développement durable.

Cette quatrième édition (en cinq ans donc, merci le Covid) rassemble notamment des balades sur l’alimentation de demain et sur la réparation sociale, des conférences (« Quand l’artiste devient créateur de lien » et « Réveiller les esprits des lieux »), un atelier pour enfants autour d’un ballot de paille, une « excursion philosophique » avec le comédien et auteur Jean Le Peltier ( Amis, il faut faire une pause), un autre regard sur Mons avec la metteuse en scène, comédienne et dramaturge Isabelle Jonniaux ( J’aime beaucoup ici) ou encore une danse collective menée par Leslie Mannès ( Rituels du désordre).

Philippe Kauffmann l’annonce déjà: la prochaine édition aura pour thème la question du vivant, sous l’inspiration, entre autres, des écrits du philosophe Baptiste Morizot. « Morizot pose la question du vivant comme notre équivalent, commente le programmateur. Il invite à considérer tout animal, tout végétal, dans une horizontalité, plus du tout dans un rapport paternaliste. Moi, ça m’a bouleversé. Ça change complètement le rapport au monde, à l’autre, aux choses. Je rencontre de plus en plus de jeunes artistes qui sont dans ces questions-là. » Vivement Demain.

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