Argentine, La lente sortie du gouffre

Plongé dans une profonde crise depuis décembre 2001, le pays relève la tête difficilement. L’économie cherche ses équilibres, alors que le pouvoir d’achat a été réduit de moitié ; la politique peine à reprendre ses droits, entre chaos social et discours moralisateur du président

De notre envoyé spécial

Palermo est un quartier chic de Buenos Aires, et l’avenue Santa Fe, l’une des plus animées de la ville, le traverse. Ici, dit un agent immobilier, le mètre carré se négocie entre 1 200 et 1 500 dollars américains, une assez jolie somme dans un pays comme l’Argentine où la monnaie û sans parler de la morale et de la politique û a été fortement dévaluée. Ce vendredi-là, un peu après midi, au coin de Santa Fe et de la rue Bullrich, non loin d’une élégante résidence pompeusement baptisée  » le Parc « , un groupe de miséreux chargés de vieux matelas, de marmites et de bâches de plastique vient occuper un terrain vague.  » Ces familles vivent dans des conditions déplorables, déclare leur porte-parole, Antonio Bitto. Elles veulent des logements décents et sont prêtes à se battre pour cela.  » Les envahisseurs sont quelque 150 personnes û dont de nombreuses femmes avec leurs enfants û appartenant au Mouvement Teresa Rodriguez, l’un des groupes les plus radicaux de piqueteros, ces bandes organisées de chômeurs, d’indigents et d’activistes militants qui, avant même le paroxysme de la crise argentine, en décembre 2001, coupaient déjà la circulation sur les routes pour protester contre la situation économique et sociale du pays.

L’intrusion de ces soldats de la misère décidés à installer leur campement en plein c£ur des quartiers bourgeois de la capitale est une nouveauté. Jusqu’à présent, les piqueteros ne faisaient qu’y passer, au sein d’immenses cortèges û quasi quotidiens certaines semaines et pouvant rassembler jusqu’à 50 000 personnes, comme ce fut le cas le 4 novembre et le 20 décembre 2003 û en direction de la place de Mai et de la Casa Rosada, la maison rose où siège la présidence argentine, bloquant pendant des heures le trafic de la ville immense, asphyxiée par les gaz d’échappement et noyée sous les insultes des conducteurs impuissants. Leurs terrains d’action favoris restaient cependant la ceinture de banlieues pauvres qui encerclent Buenos Aires (12 millions d’habitants). Dans le chaos de 2002, alors que l’économie s’effondrait (le produit intérieur brut a enregistré cette année-là une chute de 10,9 % ! ) et que la bourgeoisie, spoliée de son épargne, tapait sur des casseroles en vouant aux gémonies tous les politiciens (Que se vayan todos ! û  » qu’ils s’en aillent tous !  » û était alors un slogan consensuel), les manifestations des piqueteros n’étaient qu’une nuisance parmi d’autres, l’expression d’une colère légitime et partagée. C’était l’époque incertaine et effrayante où l’Argentine et ses quelque 38 millions d’habitants ne voyaient pas encore le fond du gouffre dans lequel ils tombaient. Des  » assemblées populaires  » de quartier prônaient le troc comme alternative au commerce, des usines ne fabriquant plus grand-chose étaient occupées par des ouvriers eux-mêmes inoccupés, de sages épargnants fomentaient tous les matins des émeutes devant les portes closes des banques où étaient congelés leurs dollars en voie de  » pesificacion  » (leur conversion en pesos, la monnaie nationale, brutalement dévaluée d’environ 65 %) et la nuit, dans les rues de Buenos Aires, se déployait l’immense armée des cartoneros ramassant dans les poubelles tout ce qui pouvait être vendu afin d’être recyclé. L’Argentine sombrait dans le malheur et les piqueteros étaient l’une des manifestations de son affliction.

Aujourd’hui, le temps a passé et les piqueteros sont toujours là. Ils sonnent le rappel d’une insondable misère qui persiste alors que se multiplient les signes d’une reprise économique : 7 enfants sur 10 sont pauvres, selon un rapport de l’Unesco, et, dans certaines provinces, 4 enfants sur 10 souffrent de malnutrition. Les vieux ne sont pas mieux lotis. En 2010, 4 personnes âgées de plus de 65 ans sur 10 seront sans couverture sociale ni retraite. Entre ces deux âges, les Argentins tentent de supporter la vie, et, en 2002, il s’est vendu dans le pays 820 millions de calmants et d’antidépresseurs. Selon des chiffres officiels, 25,9 % des Argentins vivent dans la misère, et 28,3 % autres sont dans la pauvreté. 47,5 % des premiers n’ont pas d’emploi et ne survivent que grâce à des subsides du gouvernement, équivalant à environ 30 euros par mois. Les seconds ont un revenu d’au moins une cinquantaine d’euros.

Une nébuleuse de groupuscules bien encadrés

C’est au nom de cette majorité de nécessiteux, qui vivra toujours loin de Palermo et de l’avenue Santa Fe, qu’agissent les piqueteros. Mais l’ambition et les man£uvres politiques ont pénétré ce qui n’était à l’origine qu’un mouvement inorganisé. Il s’agit désormais d’une nébuleuse de groupuscules bien encadrés, aux dénominations où le lyrisme le partage avec la précision û Federacion Tierra y vivienda, Corriente Clasista y Combativa, Movimiento Independiente de Jubilados y Desocupados. Le dirigeant de ce dernier groupe, Raul Castells, est un barbu costaud comme une armoire à glace qui dénonce  » ce capitalisme pourri dont personne ne veut plus  » et conjure les peuples d’Amérique latine de  » prendre d’assaut tous les édifices gouvernementaux « . Quelques-uns en pincent pour le trotskisme, tel le Polo Obrero, que dirige une autre grande figure des piqueteros, Nestor Pitrola, se proclament anarchistes, comme le Movimiento de Unidad Popular, ou  » léniniste-guévariste « , par exemple la Tendencia Clasista 29 de Mayo. La plupart sont manipulées par les pompiers pyromanes que sont les péronistes, qui les subventionnent, les encadrent et les mobilisent. Selon Luis D’Elia, dirigeant de l’une des organisations dites  » modérées « , Castells et Pitrola seraient ainsi financés par le  » duhaldisme « , entendez : le courant, au sein du parti justicialiste (nom officiel de l’organisation péroniste), de l’ancien président Eduardo Duhalde. Ses émissaires auprès des  » durs « , précise D’Elia, étaient déjà derrière les émeutiers de décembre 2001 qui ont mis fin à la présidence de Fernando de la Rua, membre du Parti radical. Ces accusations, accompagnées de quelques mots aimables ( » ces deux types û Castells et Pitrola û ne me préoccupent pas, ils ne font que péter avec leurs bouches « ), ont reçu une prompte réponse. D’Elia, dit-on au Polo Obrero,  » est un pantin de Kirchner « .

Nestor Kirchner est l’actuel président argentin. Dans une large mesure, il doit son élection, le 27 avril 2003, à Duhalde, qui en a fait son dauphin. Tous les deux sont du même parti. Ils sont alliés et, en même temps, adversaires. Le péronisme, avouons-le, est pour l’observateur étranger un phénomène assez déroutant. Son fondateur, Juan Peron, est un dictateur inspiré par le fascisme de Mussolini, puis soutenu dans les années 1970 par des militants gauchistes. Dans les années 1990, son avatar est un libéral-mafieux nommé Carlos Menem. Puis viendront Duhalde, populiste et retors, et enfin Kirchner, caudillo d’extrême gauche. Quelles que soient ses apparences et ses guerres de clans, le péronisme serait aussi, d’après l’historienne Beatriz Sorla,  » le seul conglomérat politique capable de gouverner l’Argentine « .

Les piqueteros suscitent non plus la sympathie, mais plutôt l’inquiétude. Près de 9 Argentins sur 10 critiquent leurs méthodes, selon un sondage publié en décembre dernier. A lire chaque jour à la Une des journaux leurs aventures, on pourrait croire que le pays reste en proie à l’émeute et au désarroi, et que son peuple serait toujours au bord de l’insurrection. Il n’en est rien. En cet été austral, il serait plutôt au bord de la mer, alors que la station balnéaire de Mar del Plata connaît tous les week-ends une affluence record. Sans pouvoir encore écrire que tout va bien en Argentine, on peut affirmer que tout y va mieux, bien mieux qu’il y a un an.

Une reprise forte mais instable

L’économie, livrée à elle-même depuis que le pays, en décembre 2001, n’a plus été en mesure d’honorer le service de sa dette (132 milliards de dollars), retrouve peu à peu ses équilibres et remonte doucement la pente, sans l’aide de personne. La croissance û  » plus forte qu’attendue « , souligne le Fonds monétaire international (FMI) û a dépassé 7 % en 2003, avec une inflation modeste, 3,7 %. Certains secteurs de l’industrie û globalement, elle a crû de plus de 16 % en 2003 û ont connu une progression spectaculaire, d’après les chiffres de l’Inec, l’institut argentin des statistiques. Ainsi le textile, qui, après avoir chuté de 16 % en 2002, a augmenté de 67,9 % en 2003. C’est le signal non seulement de la reprise de la consommation intérieure, mais aussi de la renaissance d’activités jadis laminées par les importations que favorisait, jusqu’à la dévaluation de janvier 2002, la parité du peso avec le dollar américain.  » De toutes nos erreurs passées, déclare l’économiste Aldo Ferrer, la pire a été la surévaluation de notre monnaie.  » Le dollar, désormais, par le seul équilibre de l’offre et de la demande, s’établit à un niveau tournant autour de 3,5 pesos. La compétitivité retrouvée grâce à cette vérité du taux de change a relancé les exportations, qui ont augmenté de 14 %. Quant aux importations, elles ont retrouvé en septembre leur niveau d’avant la crise de la fin 2001. Ce qui suggère une forte hausse des investissements, puisque les principales marchandises achetées à l’étranger sont des ordinateurs, des tracteurs, des camions et des engins agricoles. Le coût du travail, par ailleurs, a fortement baissé dans l’industrie (de 38 % au cours des deux dernières années, selon la Fundacion de Investigaciones Economicas Latinoamericanas), et dès lors l’emploi est en hausse : 1 million de nouveaux postes de travail ont été créés au cours des six derniers mois, affirmait dans un discours récent le ministre de l’Economie, Roberto Lavagna. Les derniers chiffres officiels indiquent une forte baisse du chômage, passé en un an de 17,8 % à 14,3 %. Le quotidien Clarin, en novembre 2003, a profité d’un colloque patronal à Mar del Plata pour interroger 40 chefs de grandes entreprises locales. Ce sondage informel a révélé un certain optimisme, puisque 23 d’entre eux ont déclaré  » penser embaucher  » l’année prochaine et 22  » augmenter les salaires « .

Cette reprise est forte, mais reste instable. Elle s’inscrit à l’origine dans un contexte d’apaisement qui s’était installé après que le gouvernement et le FMI eurent conclu, en septembre 2003, pour une durée de trois ans, un accord  » digne et ferme « , selon les autorités argentines, portant sur le remboursement de la dette du pays. Le Fonds a accepté que ce remboursement du capital dû aux créanciers internationaux (21,6 milliards de dollars, dont 12,3 au seul FMI) soit reporté à 2007, et que seuls les intérêts (2,3 milliards) soient honorés. En échange, pas d’ajustement structurel féroce demandé, ni d’exigences d’augmenter les tarifs des services publics privatisés comme l’eau ou l’électricité, ni de compenser les pertes subies par les banques quand leurs prêts et leurs dépôts ont été dévalués. Juste l’obligation, raisonnable, d’un surplus budgétaire  » primaire  » (avant paiement des intérêts de la dette) de 3 % par an et une inflation ne devant pas dépasser 7 %. Mais, depuis, les tensions sont revenues en raison d’une attitude assez belliqueuse de Kirchner û  » devant le FMI et les amis du FMI se dressent les poitrines, les c£urs et les têtes des Argentins « , déclarait-il récemment. A l’origine de cette rhétorique de préau d’école, la tentative de l’organisation financière pour convaincre le président argentin d’assouplir sa position sur les quelque 80 milliards d’euros de créances, qu’avait empruntés le Trésor argentin et qui sont aux mains de centaines de milliers d’épargnants, notamment européens.  » Nous sommes inflexibles « , répond Kirchner, qui veut restructurer cette dette sur la base d’un moratoire de 75 % de sa valeur, suggérant que ceux qui ont prêté de l’argent à son pays sont les principaux responsables de son malheur. Ce regain de tension pourrait compromettre le retour d’investisseurs étrangers.  » Croyons en nous-mêmes, plaide le président argentin. Personne ne devrait nous menacer du chaos et des sept plaies d’Egypte.  » Il s’accompagne, par ailleurs, de signes de fragilité de la reprise. Manfredo Arheit, qui dirige une entreprise de métallurgie, Adimra, estime ainsi que  » la débâcle industrielle des années 1990 a expulsé les techniciens du circuit productif, et, aujourd’hui, il est devenu difficile de trouver du personnel qualifié « . Les deux moteurs de la croissance que sont les exportations et la consommation ne tournent pas à plein régime. Les premières, estime Jorge del Aguila, directeur de l’Institut argentin des trésoriers d’entreprise,  » butent contre une fiscalité décourageante, une absence de financement et le retard technologique de l’industrie nationale « . Cette dernière ne génère qu’un quart des ventes du pays à l’étranger. 75 % des exportations sont composées de pétrole, de gaz, de matières premières et de produits agricoles, à très faible valeur ajoutée et dont les prix sont libellés en dollars. Quant à la consommation, que veut relancer le ministre Lavagna, elle reste chaotique, alors que la plupart des ménages ont perdu entre 30 et 50 % de leur pouvoir d’achat depuis le début de 2002. En juin 2003, puis à nouveau en novembre, les supermarchés ont enregistré une baisse inattendue de leur activité. La raison, probablement, est qu’ils avaient fait ces mois-là une pause dans leurs promotions.  » Je sais que les journaux parlent de la reprise économique. Moi, je ne la vois pas, ni dans ma vie quotidienne ni dans mon porte-monnaie, dit Carmen, une jeune fille étudiante en art qui survit (30 pesos par jour) en distribuant dans un centre commercial des publicités pour un opérateur de téléphones mobiles. La vie est dure et le travail est rare, poursuit-elle. Et je crois que cela va continuer. Je n’ai aucune confiance dans ce que disent les politiciens.  »

Lesquels, au fond, n’ont plus beaucoup d’importance. La politique, malgré le désordre qu’elle fomente dans les rues ou les rodomontades des discours de ses dirigeants, n’est plus que l’ombre d’elle-même, elle qui fut si puissante, jadis, violente et exaltée, elle qui a causé tant de dégâts, depuis l’autarcie de Peron jusqu’à la corruption de Menem, en passant par les massacres de la dictature militaire. Elle est aujourd’hui sans moyens d’agir, et donc sans grande capacité de nuisance, gérant la pénurie d’un Etat en faillite poursuivi par ses créanciers (le président, en octobre, a renoncé à un voyage en Allemagne, en Suisse et en Italie, de peur que son avion ne soit saisi).

Un obscur gouverneur en Patagonie

Dans ce contexte, Kirchner est une énigme, ce  » petit péroniste  » à qui fut soudain offerte l’occasion de gouverner (ainsi le résument deux journalistes, Valeria Garrone et Laura Rocha, dans leur récente biographie intitulée : Nestor Kirchner, un muchacho peronista y la oportunidad del poder, éditions Planeta, Buenos Aires). Il a été mal élu (22 % des suffrages, après l’abandon de son adversaire Carlos Menem), le 27 avril dernier. Auparavant, il n’était qu’un obscur gouverneur en Patagonie, ancien militant des Jeunesses péronistes devenu quinquagénaire et autocrate. Inconnu et sans charisme, mais marié à une sénatrice influente, Kirchner, quand l’ancien président Duhalde l’a désigné comme son dauphin, gouvernait depuis douze ans sa lointaine province de Santa Cruz, dans le sud du pays, après y avoir nommé ses juges et vassalisé la presse locale et non sans avoir fait modifier la constitution régionale afin de pouvoir être réélu ad vitam aeternam. Fin politique, volontaire, idéologue aussi, mais condamné au pragmatisme que lui impose la ruine de l’Etat, il occupe le seul terrain d’action qui ne coûte pas trop cher : celui de la morale. Il a heureusement surpris tout le monde, peu après son élection, en remettant en question les lois d’amnistie protégeant les militaires des crimes qu’ils ont commis pendant la dictature. Il prétend aussi épurer la  » maudite police  » de la province de Buenos Aires, éradiquer la corruption et restaurer la sécurité sans  » criminaliser la protestation sociale « . Et, pour masquer l’indignité de la faillite, il sermonne ses créanciers. Et les patriotes applaudissent. Kirchner, affectueusement surnommé  » le pingouin « , est devenu en quelques mois immensément populaire. Pour combien de temps encore ? Interrogé par La Nacion, Marco Aguinis, un célèbre psychanalyste û profession très prisée à Buenos Aires û reste réservé :  » L’Argentine est une société d’émotions violentes, dit-il, capable de changer de sentiments sans crier gare.  »

Michel Faure

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