Andrius, rock star et héros

En 1991, Andrius Mamontovas a organisé un concert monstre face aux chars soviétiques. Adulé par ses compatriotes, il a depuis ajouté le théâtre à son répertoire

De notre envoyée spéciale

En Lituanie, il suffit qu’il apparaisse, discret, songeur, tel qu’en ce jour d’avril, près de la porte de l’Aurore, dans la vieille ville de Vilnius, pour qu’une impalpable vibration traverse l’air, comme si chacun, d’un regard, d’un signe, le saluait en silence. Rock star entourée d’un véritable culte, Andrius Mamontovas est  » le seul de nos chanteurs qui ait l’étoffe des héros. Et il est un héros « , assure Viki, l’une de ses fans, en référence au temps où le pays luttait encore pour sa survie. Dès mars 1990, prenant les devants sur les républiques baltes voisines, la Lituanie proclame la restauration de son indépendance. L’hiver suivant, Moscou recourt à la force.

Andrius passe alors des nuits entières auprès du Parlement, avec la foule des citoyens massés là pour empêcher l’Armée rouge d’en prendre le contrôle. Le 13 janvier 1991, il assiste à l’assaut contre la tour de la télévision, qui provoque la mort d’une quinzaine de civils sans armes. A l’écoute d’une radio privée, la première de Lituanie, il apprend que la Maison de la presse serait la prochaine cible. Comment arrêter les tanks ? Andrius a 23 ans, il dirige Foje (le Hall), un groupe de rock lancé en 1983, avec une poignée de copains, qui galvanise la jeunesse. Il y en a d’autres, éparpillés dans le pays. C’est dit : avec l’aide de la radio, il faut battre le rappel des meilleurs, organiser un concert sur les lieux mêmes de l’attaque. Le résultat passe les espérances : 20 000 spectateurs.  » Nous avons joué de 10 heures du soir à 7 heures du matin.  » Au c£ur de la nuit, les blindés soviétiques se heurtent à une marée humaine, à un rempart de décibels.  » Pendant des années, ajoute Andrius, chaque 9 avril, et au même endroit, square Sakharov, nous avons donné des concerts de soutien à la liberté de la presse.  »

Deux brillants incrustés dans l’oreille gauche et de noir vêtu, voilà pour l’apparence. Le regard clair concentre la lumière.  » Mon père est russe, ma mère lituanienne, je suis né entre les signes du Lion et de la Vierge, j’ai toujours vécu suspendu entre deux mondes.  » Une formule à prendre à la lettre. Lorsqu’il n’est pas en tournée, il se promène en ballon dirigeable.  » Je chante pour les êtres libres « , dit l’un de ses textes. Et cet autre :  » Si tu as perdu la terre sous tes piedsà si ta maison est en feu, si tu n’as rien à dire parce que personne ne t’écoute û ouvre les yeux.  » Pas de slogans politiques dans les 200 chansons, paroles et musiques, qu’il a composées à ce jour. Son public décrypte entre les lignes.

 » Décadence occidentale  »

Ainsi s’est-il arraché au vieux monde pour bondir vers la liberté, Sous l’infini du ciel û titre de son dernier album. Fils de deux sommités médicales, il avait une existence tracée.  » Un jour, mon père, chercheur spécialisé dans le dépistage du cancer, m’a traîné devant la bibliothèque familiale où figuraient des centaines de traités, d’ouvrages savants :  »Bientôt, tu liras tous ces livres. »  » Andrius regarde ailleurs. Il est très fier de son grand-père maternel, un rebelle à sa manière : défiant la russification intense décrétée par Staline et, avant lui, par les tsars, l’aïeul a créé Petit Soleil, le premier manuel de lecture en lituanien. Lycéen, le petit-fils joue de la guitare classique en rêvant de guitare électrique, hanté par l’incandescence de sons venus d’ailleurs, synonymes de  » décadence occidentale  » aux yeux du pouvoir soviétique.  » On dit que l’Urss a été détruite par les jeans, le rock et les ordinateurs, raille Andrius. Au marché noir d’Antakalnis, un quartier de la périphérie de Vilnius, on trouvait presque toute la musique enregistrée chez vous.  »

Paradoxe, c’est durant leur service militaire dans l’Armée rouge que le groupe Foje et Andrius lui-même acquièrent une popularité nationale. Incorporé à Kaliningrad, ce dernier est affecté à la corvée du courrier :  » Je faisais le facteur entre la poste et les casernes. En prime, l’accès libre au téléphone.  » Il apprend qu’à Vilnius un cinéaste cherche des jeunes musiciens. Il se démène pour le joindre, le convaincre,  » en lui indiquant le général à qui s’adresser pour nous obtenir une permissionà  » Le film, une £uvre des débuts de la perestroïka, obtient un succès phénoménal qui propulse le groupe au zénith.

A l’époque, faute de producteurs privés,  » sortir un disque était un rêve inaccessible « . Le seul studio d’enregistrement est sous la coupe du ministère de la Culture, qui mesure la valeur des artistes à l’aune de la conformité idéologique. Pourtant, Foje y entrera. Une brassée de roses dans les bras, Andrius rend visite à la directrice. Elle s’en souvient encore. Résultat : une bande primitive où figurent quelques chansons.  » Des amis ont fait des copies, puis l’ont transmise à d’autresà Il y a quelques années, cherchant l’original, je l’ai retrouvé aux archives nationales !  »

Au milieu des années 1990, le plus grand metteur en scène de Lituanie, Eimuntas Nekrosius, lui propose le rôle de Hamlet.  » Sans le savoir, il a téléphoné le jour de mon anniversaire, m’offrant ainsi un cadeau que je ne pouvais pas refuser.  » Andrius ignore presque tout de Shakespeare, il n’a aucun tic d’acteur û c’est ce que veut Nekrosius. Depuis sept ans, le spectacle est allé à Avignon, dans toute l’Europe, en Asie, en Amérique.  » Après un concert, je me sens chargé d’énergie, observe le musicien. Après une représentation, je suis anéanti. Hamlet meurt et moi avec lui. Le théâtre, c’est un truc sadomaso. Les comédiens souffrent comme des damnés û Nekrosius s’y entend û et le public y prend plaisir.  »

L’aura shakespearienne rehausse encore sa légende de rocker mélancolique. Avant la première de Hamlet, Foje s’autodissout en un gigantesque concert qui rassemble û dans un pays de 3,7 millions d’habitants û 60 000 spectateurs. A titre de comparaison, Sting et Depeche Mode n’en auront jamais que 25 000 chacun. Andrius Mamontovas a formé un nouveau groupe. Il a traversé le monde, joué en Russie :  » La-bas, il y a des esprits cultivés, lucides, mais la plupart des gens acceptent mal que nous puissions vivre mieux qu’eux et surtout sans eux. Et ce sont toujours les pires qui accèdent au pouvoir.  »

Début avril, le parlement lituanien a destitué le président Rolandas Paksas û élu en 2003 avec l’aide de fonds russes û pour violations graves de la Constitution. Preuve que la démocratie lituanienne fonctionne, estime Andrius, conscient néanmoins que Moscou ne renonce pas à ses tentatives d’ingérence.  » Après des décennies d’occupation, la menace persiste. Depuis la rupture avec l’Urss, j’ai le sentiment que tout le pays cherchait à émigrer vers l’Union européenne. A présent, elle vient vers nous et cette fois personne n’éprouve le besoin de fuir.  »

Sylvaine Pasquier

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