Amours sur ordonnances

L’industrie pharmaceutique prépare divers médicaments censés répondre aux « dysfonctions sexuelles de la femme ». Des solutions à de vrais problèmes? Ou une opération de marketing, surfant sur la vague du succès des produits qui redonnent aux hommes une érection? Levée du voile

L' »impuissance féminine », également appelée la dysfonction sexuelle féminine, serait-elle une « fausse maladie »? S’agit-il d’un mythe, inventé par l’industrie pharmaceutique, dans le seul but de persuader les femmes que leur sexualité pose problème mais qu’elles pourront guérir de cette maladie physique grâce à de nouveaux médicaments? Bref, comme certaines femmes, l’industrie pharmaceutique aurait-elle la fâcheuse habitude de simuler? C’est, en tout cas, ce qu’affirme un article récent du British Medical Journal. Son auteur met sévèrement en cause des pratiques des labos pharmaceutiques et dénonce particulièrement l’attitude d’experts liés à ces industries. Ils ont, accuse-t-il, accepté d’élargir de manière démesurée les critères et les définitions de certaines pathologies. Et ils diffusent, auprès des spécialistes et des médias, des résultats d’études pour le moins « gonflés ». Dernier avatar connu: selon une de ces enquêtes, 43 % des femmes de 18 à 59 ans seraient touchées par une dysfonction sexuelle. Autant de futures clientes prêtes à se jeter à corps perdu sur des médicaments qui seront prochainement vendus sur ordonnance en pharmacie? Ces pratiques ouvriraient un marché tout aussi lucratif que celui du Viagra, proposé pour répondre aux problèmes des dysfonctions érectiles et qui a déjà été prescrit à 17 millions d’hommes…Ah! voilà de beaux orgasmes commerciaux en perspective!

« Avez-vous vous connu, au cours des deux derniers mois, une absence de désir? »Dans l’enquête incriminée, il suffisait de répondre « oui » pour figurer dans la catégorie des impuissantes… Que la première qui n’a jamais murmuré, au cours des semaines passées, un:  » pas ce soir, je n’ai pas envie, je suis fatiguée » leur jette la première pierre…

Questions dérangeantes: comment expliquer que cette étude ait pu être détaillée lors de divers congrès sans que personne rie au nez de ceux qui avaient élaboré son protocole? Aucune autre étude, plus « réaliste », n’était-elle susceptible de lui prendre le contrepied? Et, dans ce cas, faut-il en déduire qu’en dehors de l’industrie on se préoccupe finalement bien peu de diligenter des enquêtes sur le désir ou les problèmes sexuels féminins? Traditionnellement, les scientifiques forment un monde encore très masculin. Manifestement, les hommes, peut-être plus sensibles aux problèmes qui les concernent au premier chef, n’ont donc pas eu souvent l’envie – et/ou les moyens financiers…- de se pencher sur le plaisir féminin. Ou de se préocuper d’une affection souvent considérée comme « accessoire » et réservée aux citoyennes d’une société de luxe. Mais, de là à prétendre que le dysfonctionnement sexuel féminin n’aurait guère d’importance, que la pathologie n’est mise en lumière qu’à des fins de marketing, c’est, peut-être, se tromper d’histoire d’amour…

Tous les jours, les spécialistes recueillent les confidences de femmes ou de couples qui disent: « Je n’ai plus envie », « Cela ne marche pas », « Qu’est-ce qui m’arrive? » et qui sont malheureux. Auprès de thérapeutes spécialisés, leurs phrases toutes simples expriment des pannes de désir, des douleurs lors de l’acte sexuel, l’impossibilité à faire l’amour ou la souffrance d’un manque de partenaire.

Depuis plusieurs années, déjà, l’Organisation mondiale de la santé observe que les problèmes d’ordre sexuel contribuent à nuire à la bonne santé globale de l’individu. Y compris, n’en déplaise aux machos, chez les femmes. Ces dernières peuvent, en effet, souffrir d’un refus de la sexualité, d’inhibition de l’excitation sexuelle, de frigidité, d’inhibition de l’orgasme, de dyspareunie (douleurs lors de la pénétration), de vaginisme ou encore, plainte la plus souvent évoquée en consultation spécialisée, d’absence de désir ou de désir sexuel bas. « Pourtant, pendant longtemps, tout n’a été centré que sur le plaisir de l’homme. Aux femmes, on réservait les problèmes de fertilité (en leur proposant des solutions pour maîtriser la contraception) ou d’infertilité (avec, à leur secours, la procréation assistée ou, à la ménopause, les hormones) », rappelle le Dr Myriam Gindt, sexologue, vice-présidente de la Société des sexologues francophones et auteur d’un livre qui paraîtra prochainement, Le Sexe sans le sexe (éditions Labor).

Parler de la jouissance des femmes – ou de leurs pannes de plaisir – est donc, quoi qu’on en pense, relativement nouveau, du moins sur un plan scientifique, et, peut-être encore, dérangeant. Quant aux études à consacrer sur ce thème, elles sont loin d’être faciles à mener. Au cours de l’une d’entre elles, réalisée auprès d’Américaines en visite chez leur gynécologue, on s’était aperçu que les femmes parlaient parfois du manque de désir qu’elles avaient pu avoir ou même qu’elles redoutaient de connaître dans l’avenir comme d’une réalité présente…

Toutefois, de récents progrès ont permis, entre autres grâce à la résonance magnétique, de mieux comprendre les mécanismes physiologiques du plaisir féminin. De telles données aident l’industrie de chercher, comme elle le fait pour l’homme, des solutions à l’absence de désir ou aux troubles de la sexualité féminine. Aux risques de birser quelques tabous et de bousculer les thérapeutes…

« La sexologie s’occupe du manque du plaisir. La médecine se focalise sur la douleur et la souffrance. Sexologie et médecine ont toujours eu des relations difficiles : la première fait-elle partie de la seconde? La réponse n’est pas évidente, assure le Pr Demyttenaere, psychiatre à la KUL. En effet, la médecine s’oppose à la jouissance. Elle vous dit que, si vous mangez trop, vous deviendrez obèse. Elle assure que, si vous fumez, vous aurez un cancer. Elle rappelle qu’à multiplier les partenaires amoureux, le sida menace. Historiquement, la sexologie s’est développée avec la psychanalyse et la psychologie. De Freud à Masters et Johnson, elle a mis en place une série de techniques de type comportemental pour les gens qui souffrent de problèmes sexuels et pour lesquels la médecine n’avait pas de réponses. Pour un certain nombre de troubles, comme le vaginisme et l’anorgasmie, ces thérapies ont donné de bons résultats, mais cela n’a pas toujours été le cas et cela ne concerne pas tous les dysfonctionnements. De plus, depuis une quinzaine d’années, cette voie engrange moins d’avancées et vit un peu sur ses acquis. En parallèle, il est donc logique de voir l’industrie pharmaceutique développer un certain nombre de médicaments pour tenter de répondre aux diverses dysfonctions sexuelles. « 

« Au printemps prochain, nous devrions disposer, en Belgique, d’un produit à base de testostérone et destiné aux femmes, détaille le Pr Armand Lequeux, gynécologue et chargé de cours invité à l’UCL en sexologie médicale. Prescrit assez couramment aux Etats-Unis, en particulier après la ménopause ou encore pour les femmes qui ont subi une ablation des ovaires, ce médicament a pour but de répondre aux insuffisances du désir en le stimulant. Les femmes qui ont reçu ce gel ont constaté une augmentation de leurs fantasmes, de la fréquence de leurs masturbations et, dans certains cas, du désir. » Employé avec prudence (la substance comporte un risque de virilisation), ce médicament pourrait enclencher un cercle positif. La patiente douterait moins de sa capacité à être attirante, elle retrouverait ainsi le désir et, espère-t-on, le plaisir.

Pour pallier les insuffisances de l’excitation féminine, autre trouble possible, les scientifiques ont pensé que le sildénafil (le composant principal du Viagra) allait réitérer son premier miracle. Mais les produits testés (3 entreprises au moins avancent très vite dans ce créneau) ont provoqué quelques surprises. « Objectivement, sous contrôle, lorsque l’on prescrit du Viagra à une femme, cela fonctionne bien. Mais, subjectivement, cela ne marche pasou nettement moins bien: les femmes n’ont pas estimé ressentir davantage d’effets avec ce produit qu’avec un placebo, explique le Pr Lequeux. Un homme ne peut nier son érection et cela enclenche chez lui le classique « Je bande, donc je désire ». Une femme, elle, lorsqu’elle ne ressent aucune excitation mentale, n’a pas forcément conscience de son excitation périphérique. » Bref, dans les premières études effectuées avec ces produits, les résultats n’ont pas été aussi bons que les firmes l’avaient imaginé. De nouvelles expérimentations ont donc été menées et, poursuit le Pr Lequeux, elles semblent donner de meilleures réponses auprès de certaines catégories de femmes, telles que, par exemple, les diabétiques ou les fumeuses, susceptibles de souffrir d’un trouble de la vascularisation ou de l’innervation que le médicament corrige alors partiellement. En pratique, les produits destinés à améliorer l’excitation sexuelle et qui devraient être lancés prochainement pourraient donc, au moins dans un premier temps, être principalement destinés à des groupes de femmes ciblés et souffrant de problèmes spécifiques.

En réalité, si certains chercheurs imaginent pouvoir mettre tout le plaisir en boîtes (de pilules), ils risquent d’assister à une belle débandade.  » Dans le schéma traditionnel, l’homme porte le poids de la performance. Il est censé être toujours dans l’envie. C’est un peu comme s’il n’avait pas évolué depuis la préhistoire et qu’il avait toujours un comportement animal, qu’il était en permanence en demande de femmes. Et, dans cette optique, celles-ci devraient toujours être en devoir d’y répondre, la femme restant, elle, bien sûr, responsable du poids des difficultés sexuelles qui surviendraient, éventuellement, dans le couple, détaille le Dr Myriam Gindt. Ainsi, pendant longtemps,si l’homme, l’âge venant, connaissait des problèmes d’érection, il incriminait sa conjointe, censée ne plus être suffisamment attrayante.Manifestement, cette « explication » n’était pourtant pas suffisante et certains hommes ont fini par admettre que la découverte d’une nouvelle partenaire ne suffisait pas toujours, non plus, à l’extase. Pour répondre aux problèmes d’impuissance masculine, nombre de « solutions » ont alors été proposées: prothèses, injections, pompes, médicaments par voie orale.

« Un nouveau mythe social s’est dès lors imposé, analyse le Dr Myriam Gindt. Il cherche à faire croire que toutes les relations sont possibles, à tout âge, à toute heure. Il proclame que, quitte à être à deux, autant faire des choses agréables et que cela peut éventuellement être rendu accessible grâce à une pilule. Comme si elle pouvait aussi gommer l’importance d’une relation faite de liens! Ce modèle nous suggère, finalement, que nous pourrions rester jeunes, beaux et performants toute notre vie. Mais, voilà, ce discours ne passe pas. » Ou, en tout cas, beaucoup moins bien qu’on ne nous le dit.

En consultation, cette sexologue rencontre en effet des hommes qui refusent de prendre les produits concoctés par l’industrie pharmaceutique pour régler leurs dysfonctions érectiles. Ils disent que « ce n’est pas naturel », qu’ils « craignent l’accoutumance », « les effets secondaires « ou ils invoquent encore d’autres prétextes. De la même manière, rien n’indique que, pour parvenir au septième ciel, les femmes vont forcément se jeter sur un éventuel produit miracle, lorsqu’il sera disponible sur le marché…

Imaginer le contraire, d’ailleurs, serait négliger qu’on s’interroge encore sur la définition du nirvana au féminin. Et que l’on remet en cause les schémas établis: chez la femme, tout ne se résume pas en une montée du désir, une excitation et un seuil orgasmique procurant le plaisir. Ainsi, des femmes expliquent aux spécialistes qui savent les écouter que, pour apprécier une relation sexuelle, elles n’ont pas forcément besoin d’obtenir, à chaque fois, un orgasme. Elles disent aussi que leur bien-être peut perdurer très longtemps après l’acte lui-même. Quant aux plaintes de femmes évoquant une « dysfonction sexuelle féminine » à leur thérapeute, elles révèlent, souvent, des demandes qui ne peuvent être banalisées ou traitées exclusivement à coups de pilules et de gel. Certes, confirment les spécialistes, ils seront peut-être utiles. Mais, bien souvent, à titre d’adjuvants.

« Je suis étonnée du nombre de femmes qui restent tributaires du seul désir de l’homme. Elles oublient leurs envies et leur propre personne, considérant qu’elles sont là pour satisfaire les besoins de leurs conjoints. Lorsqu’avec l’âge leur compagnon connaît des problèmes, cela les arrange donc « , constate le Dr Myriam Gindt. Parfois, aussi, pour une femme, souffrir de dysfonction sexuelle donne la possibilité de dire « non », de refuser d’être pénétrée quand elle ne le veut pas ou même d’exercer son pouvoir face à l’homme (quitte à le castrer symboliquement en lui montrant qu’il n’est pas capable de la satisfaire).La dysfonction sexuelle est bel et bien une maladie. Mais la sexualité relève d’un acte d’amour, et l’impuissance féminine peut avoir pour fonction de protéger la femme ou… son partenaire. Dès lors, quand le médecin intervient pour répondre à une demande d’un des conjoints ou du couple, il touche à leur équilibre, peut le déstabiliser et en susciter un nouveau, rappelle la sexologue.

« On voit des couples qui n’ont plus fait l’amour depuis six ou sept ans et qui consultent parce que, tout à coup, cela ne va plus. Leur symptôme, qui existait avant, pose brutalement problème. Il n’a plus d’effet régulateur et il doit disparaître, raconte le Dr Gindt. En fait, un symptôme ne doit être supprimé que s’il pose vraiment un problème. Il est donc essentiel d’entendre toute la demande des couples et pas uniquement celle qui est verbalisée. On ne peut laisser quelqu’un souffrir, mais il faut aussi se garder d’imposer une solution toute faite et d’enfermer les consultants dans une option, médicamenteuse ou autre. Notre rôle consiste plutôt à ouvrir pour eux le champ des possibles. La sexualité ne tiendra jamais dans une norme ou dans une boîte. D’ailleurs, les hommes et, surtout, les femmes nous montrent tous les jours que, si on cherche à les y enfermer, ils et elles trouvent le moyen de s’en échapper et de nous dire: « Le plaisir n’est pas là où vous nous avez dit qu’on le trouverait… » remarque-t-elle.

Voilà donc, d’un côté, des produits destinés à nous rendre « normaux » ou « normales » en nous permettant d’atteindre, à coup sûr, l’orgasme. Et, de l’autre, voici des hommes et des femmes, pas forcément prêts, malgré tout le tintamarre médicamenteux, à entrer dans les normes d’une vie sexuelle sur mesure. Entre les deux, ce sera donc aux médecins d’avoir la sagesse de nous proposer une utilisation prudente de ce type de produits. Or, justement, le Pr Demyttenaere rappelle que « les généralistes ne reçoivent pas de formation adéquate à la sexualité ». Le risque consisterait dès lors à leur faire croire, grâce à des études et/ou en raison des pressions de patients mal informés, qu’une pilule peut tout régler…

« Nul n’arrêtera la science ou l’industrie. Il est d’ailleurs utile qu’elle continue à investiguer le plaisir, qui reste encore méconnu, surtout en ce qui concerne la femme, remarque le Dr Myriam Gindt. Ainsi, il reste important de comprendre, par exemple, pour quelles raisons, et par quels mécanismes, certaines personnes atteintes de maladies dont on sait qu’elles nuisent à l’épanouissement sexuel, comme le diabète, la sclérose en plaques ou des problèmes de thyroïde, parviennent néanmoins à vivre une sexualité heureuse. » En savoir davantage sur la sexualité et ses mécanismes, c’est, aussi, permettre de proposer des solutions thérapeutiques adaptées. Comme le rappelle le Pr Lequeux, tant que la médecine n’avait pas trouvé de solutions aux difficutés d’érection,de nombreux spécialistes assuraient qu’il s’agissait, à 90 %, d’un problème d’origine psychologique…

En tout cas, actuellement, trop souvent encore, lorsqu’une femme ose avouer un problème d’ordre sexuel à son médecin, il ne l’entend pas. Ou pas assez. Faute de pouvoir prendre le temps d’y répondreou faute de ne savoir comment le gérer? Souvent, donc, il la rassure de quelques mots. Il lui affirme aussi que  » c’est normal, quecela va se régler et passer », comme on le dit fréquemment, par exemple, aux femmes qui viennent d’accoucher et se plaignent d’une absence de désir. Ce n’est pas toujours faux. Mais pas forcément vrai non plus. Souvent, alors, elles n’osent plus, ensuite, revenir sur leurs plaintes. Après tout, si leurs difficultés étaient « normales » et devaient disparaître, deviennent-elles des femmes « anormales » lorsque les troubles persistent? Et risquent-elles d’être envoyées chez le psyen rapportant de tels problèmes? Face à leurs silences, les médecins imaginent alors que tout est réglé: comme ils l’avaient prédit, le temps a tout arrangé…

L’arrivée sur le marché de nouveaux médicaments, destinés à répondre à ces dysfonctionnements sexuels, pourrait cependant, comme cela a déjà été le cas pour les hommes, lever les tabous, délier les langues. Et faire apparaître ou réapparaître des demandes d’aide en matière de sexualité féminine. A cet égard, le défi n’est donc plus de voir l’industrie proposer des produits performants. Mais de les mettre entre les mains de médecins formés, capables d’entendre, de décrypter les demandes d’aide et de travailler en collaboration avec des thérapeutes qui pourront, avec eux, soutenir au mieux cette demande. Mais à quand une étude pour voir s’ils sont plus ou moins de 43 % à être dans ce cas?

Pascale Gruber

Si certains chercheurs imaginent pouvoir mettre tout le plaisir en boîtes, ils risquent d’assister à une belle débandade

Dans le nouveau mythe social qui s’impose,on cherche à nous faire croire que nous pourrions rester jeunes, beaux et performants toute notre vie. Mais voilà, ce discours ne passe pas

Pour apprécier une relation sexuelle, les femmes n’ont pas besoin d’obtenir, à chaque fois, un orgasme

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