Allatta et les 40 truqueurs

Le football belge, et ses petits clubs mal gérés, étaient la proie rêvée pour des mafieux. Ils se sont infiltrés et ont imposé une nouvelle forme de corruption. Le point sur cet énorme scandale. Qui a laissé faire ?

A l’échauffement, l’entraîneur m’a pris à part. Pour ce match important, il avait décidé de m’aligner à la pointe de l’attaque. Il m’a conseillé de faire le siège du dernier défenseur adverse.  » Il ne va pas forcer « , a souri le coach, un ancien joueur de division 2. Après une heure de jeu, j’ai été lancé en profondeur. Le défenseur en question faisait mine de sprinter à mes côtés, mais j’ai bien senti qu’il se retenait. But. 1-0, score final. Un autre jour, je me démenais comme un enragé sur le terrain. En vain. Après le match, l’ambiance dans le vestiaire était infecte : trois coéquipiers avaient été achetés. Ils n’ont jamais avoué. Je ne leur ai pas vraiment pardonné. En vingt ans, il n’y a pas eu d’autres cas aussi flagrants. Sauf les enveloppes de fin de saison promises par un autre club pour battre un adversaire. Ça, c’est assez fréquent…  » Ce témoignage d’un footballeur… amateur, exhumant ses souvenirs de ballon rond à l’échelon provincial, illustre les ravages de la corruption. Au Café du commerce, on en rigole depuis que le foot est foot. Tel arbitre a été condamné en Allemagne. Telle fraude a été démasquée en Turquie. Et au Brésil, paradis du beau jeu, et en Afrique, en Chine et même au Vietnam. Faut-il dès lors relativiser le scandale des paris truqués qui agite les Belges depuis plus d’un mois ? Une affaire ordinaire ? Pas du tout ! De par son ampleur et ses mécanismes particuliers, il s’agit de la plus grande affaire de corruption qu’ait connue notre pays, où les embrouilles liées au sport roi n’ont pourtant jamais manqué. Voici pourquoi tout cela a été possible.

1. Vestiaires soumis à la mafia

Deux personnages sulfureux ont fait main basse sur notre football. Le Chinois Zheyun Ye, environ 40 ans, et le Belge d’origine italienne Pietro Allatta, 51 ans, jadis condamné pour escroquerie, sont pointés du doigt par de nombreux joueurs professionnels entendus par la juge d’instruction Silviana Verstreken. Sont-ils les seuls chefs d’un réseau branché sur les paris de foot ? S’agit-il de l’union sacrée des mafias italienne et chinoise ( lire p. 20) ? Leurs méthodes sont musclées. Chantage, intimidation verbale ou physique, revolver sur la tempe. On trouve la trace du  » Chinois « , bailleur de fonds et corrupteur, dans presque tous les clubs suspectés. Le rôle exact du manager Allatta reste à établir ; il aurait facilité l’infiltration de Ye dans plusieurs clubs et fourni de nombreux joueurs réputés malléables.

2. Tout le monde parie

Si les paris sur Internet ne s’étaient pas développés à ce point, un tel scandale aurait été impossible. Il y a une dizaine d’années, quelques agences spécialisées dans les courses hippiques contrôlaient le marché. Il fallait s’y rendre ou remplir les ancestrales grilles de pronostic pour jouer. Le développement de l’Internet a tout bousculé. Plus de 3 milliards d’euros annuels sont aujourd’hui engloutis dans les paris dits  » en ligne « , à l’échelle planétaire. On peut jouer chez soi, suivre une rencontre derrière son écran d’ordinateur en pimentant ce plaisir solitaire d’une mise plus ou moins légère sur une équipe de son choix. En Europe, il y a des plafonds de dépenses (de 1 000 à 2 000 euros, selon les pays). En Asie, on peut placer jusqu’à 300 000 euros sur un seul match, et tripler ses gains en nonante minutes ! L’intérêt pour des manipulateurs comme Zheyun Ye : disposer d’une vaste clientèle, s’enrichir soi-même à bon compte et disposer ainsi d’argent frais pour contrôler des équipes entières de foot.

3. Les clubs belges : des oiseaux pour le chat

Le Lierse, La Louvière, Saint-Trond ou d’autres ne vivent pas sur l’or. Ce sont notamment ces clubs qui ont intéressé Zheyun Ye et, à travers lui, une nébuleuse de parieurs asiatiques, voire la mafia. C’est d’ailleurs une constante à l’étranger : on n’achète pas un club sain. Le cas du Lierse est  » exemplaire « . Le Chinois Ye a débarqué chez l’ancien champion de Belgique – soudain en capilotade – au milieu de la saison 2004-2005. Le club phare de cette minuscule ville flamande risquait la relégation en division 2, véritable mouroir. Ye a allongé les 370 000 euros nécessaires pour éponger la dette. Il a pris le contrôle financier du club, étourdi le manager de l’époque Gaston Peeters et mis sous influence l’entraîneur Paul Put, son adjoint Patrick Deman ainsi qu’au moins une demi-douzaine de joueurs. Après certains matchs, les corrompus en aveux se seraient partagés des enveloppes de 75 000 euros. En échange, les joueurs et les entraîneurs ont  » arrangé  » des matchs, causé des penaltys inutiles ou plongé à côté du ballon pour causer la perte de leur propre équipe. Pour les parieurs de mèche avec Zheyun Ye, le  » risque  » était quasi nul. Il suffisait de miser sur une défaite du Lierse.

4. Grande criminalité

Les truquages mis au jour par la justice annoncent un nouveau mode de corruption. Comparées à ceci, les affaires  » Standard-Waterschei  » (1982) ou  » Valenciennes-Olympic de Marseille  » (1993) relèvent du plus pur classicisme : le Standard et l’OM avaient  » simplement  » proposé à leurs modestes adversaires de lever le pied, moyennant rémunération. Rien de tel ici. Désormais, le corrupteur vient de l’extérieur, s’infiltre dans le milieu et impose  » ses  » règles de fonctionnement. De manière pernicieuse, les responsables financiers des clubs corruptibles se frottent les mains : la banqueroute est écartée, il ne faut plus payer les joueurs par la voie directe et, en participant à une vaste magouille, le club en question peut espérer sauver sa peau sportive (en fin de championnat, il se trouvera toujours un adversaire aussi corrompu pour lâcher l’un ou l’autre point). Pour Gilles Goetghebuer, rédacteur en chef du magazine spécialisé Sport et Vie, qui publie la semaine prochaine une enquête fouillée sur le sujet, il faut parler de  » corruption larvée « . Dans de petits clubs, l’équipe joue réellement pour la gagne. En cas de succès, elle passe à la caisse et empoche les primes de victoire. Si le match tourne mal, les joueurs laissent filer le score. A 1-0 ou 2-0, ils s’arrangent pour que le marquoir affiche le résultat convenu à l’avance avec les parieurs (4-0, par exemple).

5. Dirigeants fantoches

La porosité du football belge à ce type de pratiques illustre aussi son manque de professionnalisme. De grands clubs comme le Club de Bruges ou le Sporting d’Anderlecht ont encore le statut d’ASBL, soumis à de sommaires obligations de transparence. De gros villages ou de petites villes doivent  » assumer  » un club de l’élite sans en avoir les moyens.  » Les présidents de club sont souvent de petits patrons qui se paient une danseuse. Le foot pro est un business à part entière qu’ils ne maîtrisent pas « , lâche le sociologue du sport Jean-Michel De Waele (ULB).

6. Secteur libéralisé à outrance, fédérations dépassées

A l’échelle mondiale, les règles qui régissent le football sont ultralibérales. Les salaires et les sommes de transfert dépensées pour les stars du ballon rond dépassent l’entendement. Les chaînes de télévision se livrent une compétition implacable pour les droits de retransmission des matchs. Bientôt, les sponsors principaux des grandes compétitions ne seront plus les équipementiers sportifs… mais les sociétés de paris en ligne. Bref, le foot est sous le règne de l’argent facile. En Belgique, les pouvoirs publics ont complètement déserté les lieux. Qui ne se souvient de l’acte de haute trahison qu’avait osé l’ancien secrétaire d’Etat chargé de la Lutte contre la fraude fiscale, le libéral Alain Zenner ? Il proposait d’investiguer dans le monde du foot ; on l’a vite calmé.  » Le petit monde du sport belge est complètement étanche, refermé sur lui-même « , commente Jean-Michel De Waele. L’Union belge de football aurait pu prendre le taureau par les cornes, oser les réformes courageuses qui s’imposent pour répondre à la crise financière (un audit indépendant des clubs en difficulté, une limitation du nombre de clubs de l’élite, par exemple). Confrontée très tôt, il y a plusieurs mois, à l’affaire des paris truqués, la fédération du foot a préféré adopter sa posture coutumière en cas de coup dur : la tête dans le sable. Il faut dire que le mauvais exemple vient d’en haut. A la tête de l’UEFA, qui organise le football à l’échelle européenne, le Suisse Sepp Blatter, suspecté un moment de… corruption, a récemment déclaré que  » les paris constituent un élément important de notre culture  » et un vecteur important  » pour faire rentrer de l’argent dans les caisses « . On aurait préféré l’entendre louer la glorieuse incertitude du sport.

Philippe Engels »

Philippe Engels

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