Albanie Le pays des Ai gles et de la pègre

Prostitution, blanchiment d’argent, corruption et trafics en tout genre… Quinze ans après la chute du communisme, la petite république des Balkans se retrouve sous l’emprise des mafieux. Le nouveau gouvernement veut les combattre, mais peut-il les vaincre ?

De notre envoyé spécial

Tirana est devenue le royaume des bétonneuses. Une ville-chantier où de nouveaux édifices sortent chaque jour de terre : ici, un immeuble de bureaux ; là, une résidence haut de gamme. Et des restaurants, des bars, des magasinsà La capitale albanaise (300 000 habitants), si terne au temps du communisme (1946-1990), ne cesse de prendre des couleurs, de repousser ses faubourgs. Il faut l’avoir connue à l’époque de la dictature, avec ses échoppes à trois sous et ses avenues désertes, pour mesurer l’ampleur du changement. Plus qu’un changement : une métamorphose.

Pareil dynamisme peut surprendre dans un pays de 3,5 millions d’habitants qui compte parmi les plus pauvres d’Europe. Mais seuls les étrangers s’en étonnent encore. Les Albanais, eux, connaissent le secret de cette fièvre immobilière.  » C’est en grande partie du blanchiment d’argent « , assure Besnik Mustafaj, ministre des Affaires étrangères. Policiers et magistrats le confirment : même s’il existe des chefs d’entreprise honnêtes et des expatriés prêts à investir sur leur terre d’origine, bien des projets du moment sont le fruit d’activités criminelles.

Le phénomène n’est pas récent. Les Européens, en particulier les  » voisins  » grecs et italiens, s’inquiètent depuis des années du rôle de ce pays dans la criminalité internationale. Les Américains se préoccupent aussi du sort de cet allié idéalement situé dans les Balkans. Fin 2003, leur ambassadeur, James Jeffrey, déclarait :  » Le crime est en train de détruire l’Albanie et de jeter le doute quant à sa capacité à intégrer les institutions occidentales.  » Depuis, le mal a empiré. Jamais la pègre locale n’a été si puissante, la corruption si répandue. Jamais le contraste n’a été si flagrant entre l’opulence d’une minorité et la pauvreté du plus grand nombre. L’Albanais le plus célèbre, l’écrivain Ismail Kadaré, en a conscience : pour lui, l’emprise des mafias est si forte que son pays ne connaît qu’une  » liberté virtuelle « .

La plupart de ses compatriotes souffrent, eux aussi, de cette situation. Ils l’ont fait savoir lors des élections législatives du 3 juillet en imposant une nouvelle donne politique. Les socialistes au pouvoir, soupçonnés des pires compromissions, ont été devancés par la droite. Un nouveau Premier ministre, impopulaire mais réputé intègre, a été intronisé en septembre : Sali Berisha (Parti démocratique). Un retour inespéré pour cet autocrate de 61 ans chassé de la présidence de la République en 1997, à la suite de graves émeutes.

Qui est corrompu, qui ne l’est pas ?

Sali Berisha, médecin de formation, avait axé sa campagne sur la lutte contre la corruption et le crime organisé, promettant même une opération  » mains propres « . Sitôt au pouvoir, il a nommé des ministres sans réputation d’aucune sorte, ayant pour la plupart étudié ou travaillé à l’étranger. Certains sont très jeunes, à l’image de Sokol Olldashi (Intérieur), âgé de bientôt 33 ans. Charge à eux de mettre en £uvre les promesses électorales : une réforme du Code pénal sur la corruption ; la levée de l’immunité parlementaire pour tout élu suspect ; des récompenses pour les délateurs… Cela suffira-t-il ? Bien des observateurs sont sceptiques. Le mal est profond ; il peut toucher tout le monde, y compris au sein de l’équipe Berisha.

Un visiteur étranger le comprend vite : le pays des Aigles est aussi celui du soupçon. A qui faire confiance ? Qui est corrompu, qui ne l’est pas ? Ce douanier ? Ce juge ? Cet élu ? Idem pour l’argent : comment différencier le  » sale  » du  » propre  » ? Impossible de passer devant un magasin de luxe – ils ne manquent pas à Tirana – sans s’interroger, à tort ou à raison, sur l’origine des fonds. Impossible, également, d’arpenter les rues de Vlora ou de Durrës, sur la côte adriatique, sans avoir des doutes sur les hôtels de bord de mer. Le parc automobile n’échappe pas à la suspicion : comment un pays dont 14 % de la population survit avec moins de 1 euro par jour peut-il compter autant de BMW et de Mercedes ?

Au quotidien, la corruption est partout. Payer à l’hôpital pour être mieux soigné. Payer à la mairie pour obtenir un acte de naissanceà Une nouveauté cependant : nombre d’Albanais n’hésitent plus à s’en plaindre. Une association (CAO, Citizen’s Advocacy Office), fondée par un ancien juge, Kreshnik Spahiu, tente même, avec succès, de  » changer les mentalités « . Mais le chemin est long, dans une société ivre de consommation après quarante-cinq ans d’isolement et de privations.

C’est ainsi : tout s’achète en Albanie, à condition d’y mettre le prix. Un narcotrafiquant n’a-t-il pas soudoyé le conseil municipal de sa petite ville pour que soit votée la construction, sur les deniers publics, d’une route d’accès à sa propriété ? Justice et police n’échappent pas à la contagion.  » Rien de plus simple que de corrompre un juge, confie un habitué des milieux judiciaires. Les avocats s’en chargent volontiers, ils servent à ça chez nous !  » Bien des responsables policiers ont bénéficié du système. Certains se sont enrichis en travaillant aux frontières, à l’aéroport de Tirana ou sur le port de Durrës.  » Les collègues malhonnêtes sont de moins en moins nombreux, assure néanmoins un policier de haut rang. La situation évolue dans le bon sens.  »

Domaine de prédilection : le proxénétisme

Les grands corrupteurs, eux, ne désarment pas. Ils constituent une confrérie hétéroclite aux contours mal définis. Il y a là des négociants internationaux, habitués à frauder le fisc ; des hommes d’affaires enrichis par les privatisations ; ou encore d’anciens ministres, assez habiles pour avoir su conjuguer fonctions publiques et intérêts privés. Sans oublier les authentiques malfaiteurs, membres de ce qu’il est convenu d’appeler le  » crime organisé « . Il ne s’agit pas d’une mafia au sens italien du terme ; plutôt de groupes assez restreints, rassemblant des hommes d’un même quartier ou d’un même clan.

Dans les années 1990, l’émigration clandestine a fait leur fortune. Le marché était porteur : entre 1991 et 2001, au moins 700 000 Albanais ont fui le pays, en priorité vers l’Italie, la Grèce et la Grande-Bretagne. De telles filières, destinées également aux étrangers en transit (Chinois, Kurdes, etc.), existent toujours, mais sans atteindre les proportions des années d’exode. Les réseaux travaillent désormais de manière plus pointue, plus professionnelle, en fabriquant par exemple des faux passeports.

Au fil du temps, les gangs ont gagné en envergure et noué des liens hors de leurs frontières (Serbie, Turquie, Russieà). Certains ont profité des conflits dans les Balkans, en particulier au Kosovo (1999), pour prospérer dans le trafic d’armes. D’autres ont opté pour la vente de véhicules volés en Europe de l’Ouest. Leur domaine de prédilection demeure cependant le proxénétisme. Là aussi, l’Albanie est une plaque tournante.

Les Albanais ont leurs techniques pour séduire les futures prostituées, qu’il s’agisse ou non de compatriotes. Ils ont également leurs réseaux pour acheter (de 1 500 à 3 000 euros) des jeunes filles originaires de Bulgarie ou de Moldavie. Celles-ci seront ensuite  » placées  » ici ou là selon un système bien rodé. Les Albanais contrôlent ainsi une partie de la prostitution de rue en Italie, à un degré moindre en Grèce. En Belgique ou aux Pays-Bas, seuls les Bulgares peuvent prétendre rivaliser avec eux. Prudents, ces proxénètes passent l’essentiel de leur temps au pays, à attendre les virements bancaires des femmes sur lesquelles ils exercent, même à distance, une pression constante. Bien souvent, la police les connaît mais rechigne à intervenir. Il faut que les enquêteurs occidentaux se rendent sur place, munis de commissions rogatoires internationales – les Belges le font fréquemment – et nouent des relations de confiance avec certains de leurs homologues, pour espérer obtenir des résultats. Les gains de la prostitution donnent la mesure du poids économique des proxénètes. Une femme  » travaillant  » en vitrine à Bruxelles peut gagner entre 1 000 et 1 500 euros par jour. Le salaire mensuel d’un ministre en Albanie.

Autre activité florissante : le trafic de stupéfiants. Dans ce domaine aussi, ce pays est en première ligne. Il est même devenu une  » petite Colombie « , pour reprendre l’expression du policier français Jean-François Gayraud, auteur du livre Le Monde des mafias. Géopolitique du crime organisé (Odile Jacob).

Le cannabis, cultivé dans le Sud et près de Tirana, est vendu en Italie. Quant à l’héroïne, produite en Afghanistan et en Turquie, elle transite soit par la Serbie (le  » couloir nord « , selon les experts), soit par l’Albanie même (le  » couloir sud « ) avant d’être acheminée vers l’ouest.  » Les Albanais règnent sur le marché belge et vont jusqu’à Amsterdam acheter de la cocaïne « , constate un policier bruxellois. L’argent, lui, est blanchi en Europe occidentale ou à Tirana. La pratique est si courante, dans la capitale, qu’elle n’étonne plus personne. Magasins, bars, appartementsà Ces investisseurs-là n’empruntent pas aux banques. Ils paient cash, et sans regarder à la dépense. La population se doute bien d’où viennent les fonds, mais elle semble se dire que, après tout, ils alimentent une économie nationale en forte croissance (+ 6 % en 2003 et 2004)à Etrange ville où un magistrat peut vous convier à prendre un verre dans un restaurant à la mode et confier en souriant :  » Le patron est un ancien policier reconverti dans l’héroïne !  »

Dans ces conditions, comment éviter que ce pays ne soit, selon l’expression de ce même magistrat, un  » corridor mafieux entre l’Est et l’Ouest  » ?  » Nous ne pourrons pas résoudre ce problème seuls, reconnaît Besnik Mustafaj, ministre des Affaires étrangères. Il nous faudra l’aide de la société civile et de nos partenaires occidentaux.  »

De l’avis général, des progrès ont toutefois été faits depuis cinq ans. Les lois ont été durcies, des réseaux démantelés, des mafieux incarcérés (310 en 2003) et leurs biens saisis. Il semble même que certains trafics (voitures, armes, cigarettes) soient en baisse. Quant à l’aide extérieure, elle n’a jamais été aussi importante. Diverses organisations, comme l’Office des migrations internationales (OMI), aident les ex-prostituées. Les Etats-Unis et l’Union européenne contribuent à l’informatisation des fichiers de la police. Vingt douaniers occidentaux travaillent sur place, avec les Albanais. La France organise des stages pour les cadres de la police. L’Italie dispose pour sa part d’une trentaine de fonctionnaires expatriés.  » La coopération a gagné en efficacité, constate Angelo Greco, responsable de ce service baptisé Interforce. Le cadre législatif existe. Il reste à le mettre en £uvre. Il faut frapper, et frapper fort.  »

 » Un système judiciaire gangrené  »

Les autorités se disent prêtes à agir, quitte à faire le ménage dans les rangs d’une administration mal formée et sous-payée. En 2004, 50 douaniers ont été déférés devant la justice. Mais, cette fois encore, comme dans les dossiers criminels, toutes les procédures n’aboutissent pas, le plus souvent par manque de pugnacité de la justice.  » Le système judiciaire est gangrené « , estime Kreshnik Spahiu (association CAO).

Autre défi majeur : le contrôle des mouvements financiers. Selon Kol Hysenaj, un procureur spécialisé dans la délinquance financière, certaines banques jouent volontiers un rôle de  » machine à laver « . Ce blanchiment a pris une telle ampleur qu’il faudrait une armée de fonctionnaires, à la fois incorruptibles et insensibles aux menaces, pour s’y attaquer. Problème : ils risqueraient alors de se heurter à ceux que l’on surnomme ici les  » intouchables « . La très haute hiérarchie de la pègre. Celle qui, d’après les spécialistes, arrive aujourd’hui à  » maturité « .

Quelques dizaines de jeunes chefs mafieux, retirés ou non des activités criminelles, sont si influents qu’ils paraissent hors d’atteinte. Certains tentent de se lancer en politique ou d’investir dans les médias. L’un d’eux, Vajdin Lamaj, un ex-officier de police connu pour trafic d’armes, est ainsi devenu actionnaire d’une chaîne de télévision très populaire (Top Channel), président de la fédération de boxe et propriétaire de restaurants, avant de mourir, le 27 février dernier, dans un attentat. Une bombe, activée à distance à l’aide d’un téléphone portable, a explosé dans l’ascenseur où il venait de monter. D’après Kreshnik Spahiu, Vajdin Lamaj n’était pas un cas isolé.  » En achetant des journaux ou des chaînes de télé, d’autres personnages douteux gagnent en influence « , explique-t-il.

La marge de man£uvre du nouveau pouvoir est donc étroite. Il lui faut agir vite sans pour autant donner l’impression de mener une chasse aux sorcières. Début septembre, une première affaire a montré la difficulté de ce défi, à la frontière du banditisme et de la politique. Un homme présenté comme un  » intouchable  » à Durrës, Leonard Koka, a été incarcéré pour contrebande de cigarettes. La fraude portait, semble-t-il, sur 2,5 millions de paquets. Or il se trouve que Koka est le beau-frère de l’ex-ministre de l’Agriculture, Agron Duka. Il passe en outre pour être un proche de l’ancien Premier ministre socialiste, Fatos Nano. Les Albanais ont perçu son arrestation comme un signal fort. Le début d’une opération  » mains propres  » à l’issue encore incertaine. l

Post-scriptum

Un important trafic de faux papiers vient d’être démantelé en Albanie. La police a saisi 1 000 passeports, de 29 pays. A ce jour, 10 personnes ont été arrêtées, dont 3 officiers de police en poste à l’aéroport de Tirana. Un faux visa français coûtait 2 500 euros ; un passeport américain, 16 000 euros.

Philippe Broussard

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