Ainsi fonts, fonts, fonts…

A Liège, 400 kilos de laiton massif fascinent et intriguent. Des personnalités se mêlent aux touristes pour les admirer. Et des bébés, chaque année, s’y font encore asperger.

Rendus fous par le soleil, des pigeons s’abreuvent à la fontaine du monument aux morts, non loin du sex-shop  » Délicatescence  » parfaitement incongru parmi les bibliothèques, les musées et les boutiques d’antiquaires de la place Saint-Barthélemy, à Liège. Sans un regard pour les volatiles, ni pour le commerce honteux ni pour les murs vanille-framboise- mangue qui confèrent à la collégiale un aspect de tranche cassata, une dame âgée en déverrouille la porte latérale. Il est 14 heures, et le trafic des curieux peut reprendre.  » C’est pour visiter ?  »  » Non, répond une Sud-Américaine en baskets, je viens pour prier…  » La matrone grommelle, plus en elle-même que pour être entendue :  » C’est bon. Alors l’entrée est gratuite.  » Mais on ne la lui fait pas : les faux dévots resquilleurs, elle les flaire à plein nez. Elle les repérera de toute façon plus tard, à tournicoter, comme par hasard, autour des fonts baptismaux…

Nous y voilà : formidable article de mobilier ecclésiastique, le chef- d’£uvre d’art mosan médiéval (400 kilos de laiton massif, une splendeur de métal rutilant) attire chaque année près de 30 000 admirateurs.  » On a beau dire, ce n’est pas rien, se rengorge Armand Van Swalm, secrétaire paroissial et guide à l’humour grinçant. Beaucoup de Flamands, des Français à la pelle, des Néerlandais on aime ou on n’aime pas, et puis des Allemands, des Anglais, des Américains, des Polonais, des Russes et des Japonais. Et des Australiens, reconnaissables à leur poche kangourou. Ha, Ha ! « 

 » C’est surtout du tutti frutti ! « 

L’été, cette foule s’agglutine autour des cuves, s’approche pour en sonder l’intérieur, et patatras ça ne rate jamais, provoque un écroulement de tous les diables, corde et poteaux, dans un vacarme de fin du monde. Car, dans cet étonnant morceau de bravoure métallurgique, on mouille encore d’eau bénite quelques petits braillards. Certes moins qu’au temps de Fortemps (Achille, l’abbé jovial, qui mettait des bouteilles au frais dans les fonts et officiait en wallon) : l’an dernier, 26 enfants y ont néanmoins fait trempette, dont 23 provenant du grand Liège. C’est beaucoup.  » C’est surtout du tutti frutti !  » s’exclame assez hermétiquement José (sans e) Delruelle, trente ans de  » Saint-Bar « , trésorière et responsable de la collégiale. Ce que veut dire la sacristine ? Que l’origine sociale des impétrants s’est fortement diversifiée. Que le quartier, rue Féronstrée, a perdu la plupart de ses autochtones.  » Mais regardez ! La ligne Coronmeuse ne transporte que des Africains !  » souligne Armand, vaguement goguenard.

Assez de commérages. Zoom sur l’imposant chaudron, solidement arrimé à son socle de pierre, sous un christ pendu sans croix, les bras étendus dans le vide, tel un gymnaste aux anneaux grimaçant.

Aux flancs du bassin, en haut-relief, le Christ, encore lui, mais imberbe et comme en jupette, cette fois, portant cheveux longs et la main posée au sein gauche. Cette scène centrale (le sauveur est l’unique personnage frontal) illustre le mystère en marche dans le baptistère. Le Christ est nu, plongé jusqu’aux hanches dans le Jourdain, et c’est le fleuve qui, soulevé, lui taille cette tunique de donzelle, enserrant étroitement son corps, qui a gardé la douceur de l’adolescence.

A gauche, saint Jean-Baptiste penché sur des néophytes au torse souple et ondoyant, au modelé parfait, presque en ronde-bosse. A la tourne, le même, prédiquant. Miracle d’orfèvrerie. Dans le cuivre et le zinc se détache la silhouette de profil, si belle et si rigoureusement exacte, d’un miles du début du XIIe siècle. (Ils étaient en effet nombreux, à cette époque, à monter la garde, tout harnachés, dans les églises séculières.) Le guerrier a endossé un bouclier qui a la forme de ses yeux – amande allongée. Il a revêtu sa cotte de mailles et son casque conique sans nasal. Entre ce militaire, le petit groupe en retrait et le saint aux paluches de Playmobil, un dialogue pacifique semble s’être installé. Quant aux mots qu’ils échangent… tout est dans l’évangile selon saint Luc.  » Et nous, que devons-nous faire ? Il leur dit : Ne pratiquez nulle violence, ni fraude envers personne…  »

Message mal entendu. Si on veut bien se le rappeler, un voleur a eu le culot de dérober le calice – et de verser la piquette dans une plante verte, qui ne s’en est pas remise.  » On a aussi bouté le feu à l’autel de la Vierge « , se souvient José, qui en frémit encore d’indignation. Enfin, des irrévérencieux ont beaucoup gribouillé dans le livre d’or, ce qui finit par causer son retrait.  » Les gens écrivaient n’importe quoi. Surtout des intentions…  » Pour le reste, un public docile se promène dans les travées, jugeant les tableaux de l’école liégeoise, inspectant le puits de lumière sur les fondations du XIe siècle, malgré la condensation moussue qui en gâche un peu l’examen. Ou visionne la vidéo quadrilingue sur les fonts. Elle date. On y voit les tours jumelles de saint Barthélemy, celles aux toits en losange, avant leur restauration. Mais pas un mot sur la controverse… Comment imaginer que les visiteurs ignorent que la marmite a provoqué, il y a près de trente ans, une fameuse dispute entre savants ?

Longtemps, ce fut acquis : les fonts devaient avoir été coulés entre 1107 et 1118, sur ordre de l’abbé qui les destinait au baptistère de son église, paroisse primitive de la cité de Liège. Une chronique ancienne autorise en effet qu’on les attribue à un orfèvre hutois, un certain Renier, mort en 1150. Les inscriptions latines, la représentation de Dieu le père, les silhouettes sinueuses, jusqu’aux arbres qui scandent les scénettes… tout contribue à prouver l’origine typiquement occidentale de l’artefact.

 » Au Moyen Age, tout voyage « 

Pourtant, en 1984, d’audacieux Liégeois lisent l’£uvre autrement : la cuve aurait été fondue à Constantinople ou à Rome, par des artistes byzantins, autour de l’an mille… Ne restait plus qu’à interroger la matière. Dès 1990, des analyses révèlent que le plomb des fonts n’est pas d’extraction locale, mais issu de gisements espagnols. De quoi infirmer leur appartenance à l’art mosan ? Pas sûr.  » On a pu utiliser du métal de récupération, estime le Pr Geneviève Xhayet (ULg), dans une étude consacrée aux fonts. Le recyclage est une pratique alors très répandue. Et le plomb du Rio Tinto ou de la Sierra Morena a été vendu dans tout l’Empire… « 

Il faudrait convoquer des historiens de l’art, des spécialistes des costumes et de l’armement, des épigraphistes, des philologues et des fondeurs pour trancher la question. Pas simple. La controverse s’est donc éteinte, chaque camp se convainquant peu à peu que la quête de l’origine géographique d’une £uvre demeurait finalement vaine.  » Au Moyen Age, tout voyage, assure l’historienne : les matières premières, les objets fabriqués, les artisans, les idées… C’est le sens qui importe, le message que les fonts apportaient aux gens de ces temps-là. « 

Sous le couvercle envolé (perdu après la Révolution française), Jean effleure le front de celui qui porte l’espérance du monde ; des anges s’inclinent, les mains voilées en signe de respect. Au sol, aux quatre points cardinaux, des trios gracieux de demi-b£ufs ont des bonnes têtes de jouets. Seul le tout seul paraît s’interroger sur l’absence de ses deux congénères.

Mais un autre disparu a beaucoup manqué, ici… Au fond de l’église, le fac-similé d’une lettre manuscrite évoque une intrigante amitié. Elle est datée du 30 août 1984, et signée Jean Marais :  » Mon père, j’ai fait le chandelier pascal. C’est un agneau, je ne sais pas s’il vous plaira […]  » Sans doute, puisque l’animal en terre cuite trône au centre d’une vitrine, à côté d’un autre courrier plus récent. Le 29 juillet 1998 (Marais ne sait pas qu’il lui reste trois mois à vivre), l’acteur écrit :  » Cher père Achille, je vais mieux mais je suis un peu vexé que le bon Dieu n’ait pas plus envie de m’avoir près de lui. La mort m’est complètement indifférente […]  » Quel lien unissait ces deux là – l’écrivain-peintre-sculpteur-metteur en scène-cascadeur amant de Jean Cocteau et l’officier de réserve devenu curé, qui avait montré les fonts à Jacques Chirac, après lui avoir mis sous les yeux la Vierge d’Evegnée, la plus ancienne statue maritale romane du pays de Liège, qui possède les traits durs d’une ancienne idole et ressemble tellement à… Mitterrand ? Mystère.

Portés sur l’Ewe di Moûse

Quoi qu’il en soit, l’agneau est laid. Ses bouclettes noires, sa tête bêlante et le mât sortant tout raide de son échine lui donnent l’air mauvais. Et assez lubrique pour que deux vieilles dames s’en offusquent :  » Mais c’est phallique, ça !  » ont-elles un jour glapi auprès d’Armand. Ce souvenir venait de lui revenir, entre deux rires et deux larmes d’Ewe di Moûse, un péquet couleur turquoise, une vraie mer du Sud, servie et sirotée entre amis dans la sacristie. A moins qu’Armand force un peu sur les anecdotes, vu qu’il en raffole. Une autre ?

Une autre. Dans le registre des célébrités en visite aux fonts, à côté du prince Philippe et de Barbara Hendricks, Chirac, donc, et son épouse Bernadette. Pour tout dire assez portés sur l’Eau de Meuse, qui a pas mal coulé dans les présidentiels gosiers. Vachement pompettes, même.  » Sont repartis le chapeau tout de travers !  » A Saint-Bar, la bien-nommée, on en rigole encore.

En pratique

Les fonts baptismaux se trouvent dans

la collégiale Saint-Barthélemy, 8, place Saint-Barthélemy,

à Liège. Accueil

de 10 à 12 heures

et de 14 à 17 heures. Infos au 04 250 23 72.

La semaine prochaine

2. LE TRÉSOR D’OIGNIES

Retrouvez l’ensemble de notre reportage photo sur www.levif.be

VALÉRIE COLIN PHOTOS : FRÉDÉRIC PAUWELS/LUNA

L’agneau est assez lubrique pour que deux vieilles dames s’en offusquent :  » Mais c’est phallique, ça ! « 

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