Agences de notation : que paie la Belgique ?

Les Etats financent, eux aussi, les agences de notation tant critiquées aujourd’hui. Ils voudraient désormais réduire leur dépendance aux  » big three « . Pas simple.

C’est inscrit dans le budget de l’Etat : 150 000 euros, hors TVA. C’est la somme annuelle que verse le gouvernement belge à l’agence de notation Fitch. Pour le reste, il ne paie rien.  » En réalité, la Belgique reçoit d’office une note globale de la part des trois agences de rating [NDLR : Fitch, Moody’s, Standard & Poors], explique Jean Deboutte, directeur stratégique de l’Agence de la dette au ministère des Finances. Mais, vis-à-vis de certains investisseurs, il est intéressant pour l’Etat d’avoir une notation pour chacun des titres qu’il émet. Nous ne sollicitons qu’une seule agence pour ce service particulier payant. « 

L’an dernier, le gouvernement a, pour la première fois, organisé un marché public pour la notation de ses obligations. C’est la société Fitch Ratings qui l’a remporté. A la fin de l’année, les ministres décideront si le contrat doit être reconduit. Auparavant, la Belgique avait un contrat uniquement avec Standard & Poors, dont le montant avoisinait les 160 000 euros annuels.  » C’était la seule agence payante, les deux autres ne nous demandaient rien, confie Jean Deboutte. Le gouvernement a accepté de rétribuer Standard & Poors pour pouvoir présenter les trois cotations aux investisseurs, jusqu’à ce que Fitch et Moody’s deviennent payantes. D’où le marché public. « 

Bien que le contrat ait été annulé, Standard & Poors continue à noter la Belgique. Notre pays fait partie des sept Etats européens  » unsolicited  » qui reçoivent une notation d’office (France, Allemagne, Italie, Pays-Bas, Suisse, Royaume-Uni) et dont Standard & Poors a récemment publié la liste, à la demande de l’Union européenne. Une transparence nouvelle… Car, jusqu’ici, les pratiques ont toujours été très opaques.  » C’est un peu à la tête du client. Selon les agences, certains Etats paient pour leur notation, d’autres pas, mais cela reste très flou « , dénonce Eric De Keuleneer, professeur à l’Ecole Solvay (ULB).

En réalité, les Etats n’ont jamais demandé à être notés.  » C’est Moody’s qui a commencé à démarcher, dans les années 1980, se souvient Georges Ugeux, patron de Galileo Global Advisors et ancien directeur de la Générale de Banque. Je me le rappelle, car j’étais en charge du consortium des émetteurs d’obligations belges. A l’époque, il y avait peu d’émissions internationales. L’Etat belge pouvait très bien émettre des titres sans rating. Mais Moody’s, suivie par les deux autres agences, a fait preuve d’activisme, en disant aux gouvernements récalcitrants qu’ils seraient notés de toute façon.  » Or il est préférable, pour certains Etats, de collaborer avec les agences en leur fournissant des informations qui ne sont pas forcément publiques. A l’issue d’une grande réunion à Paris entre émetteurs souverains, la Belgique s’est pliée, comme nombre de pays européens.

 » Juge des gouvernements « 

Les Etats sont devenus extrêmement dépendants des agences de notation. Au point que, fin juin dernier, le Premier ministre Yves Leterme et le ministre des Finances Didier Reynders se sont rendus personnellement dans les bureaux de Fitch et de Standard & Poors, à la City de Londres, pour tenter de rassurer les investisseurs sur la situation belge. L’image était éloquente…  » Ce qui me gêne, c’est que ces agences privées sont passées de la notation des dettes souveraines à la notation des Etats, critique Georges Ugeux. Elles se sont érigées en juges des gouvernements, de leur politique de finances publiques. Leurs interventions prennent de plus en plus une tournure politique. C’est inquiétant en termes de démocratie. « 

Parallèlement, bien qu’elles attribuent les A avec la même dose de subjectivité que le Guide Michelin pour ses étoiles, c’est le pouvoir de noter les Etats qui vaut aux agences de rating leur image de superpuissance. Surtout depuis le début des années 1990 : avec la crise de la dette publique et le tarissement des prêts bancaires internationaux, les Etats ont essentiellement financé leur dette sur les marchés obligataires. Les investisseurs ont voulu s’assurer de leur solvabilité.

En outre, depuis la Uniform Net Capital Rule introduite en 1975 par la SEC (le gendarme des marchés financiers américains), les notations d’agence se sont progressivement insinuées dans les contrats de financement pour évaluer le risque d’une obligation. Aujourd’hui, la notation est devenue la règle.  » Impossible de s’en passer, confie le patron d’une grande banque internationale, qui préfère garder l’anonymat. Quasi tous les contrats de financement comportent une clause liée aux notations, qu’il s’agisse d’obligations d’entreprise ou d’obligations souveraines. Ainsi, si la note est diminuée, le créancier est en droit de réclamer des garanties supplémentaires ou une prime de risque, voire le remboursement anticipé de son prêt. « 

Oligopole étroit et profits en hausse

Cette généralisation du rating et la contribution financière de nombreux Etats constitue un beau jackpot pour Moody’s, Fitch et Standard & Poors. Depuis le milieu des années 1990, le trio affiche de mirobolants bénéfices. Leur chiffre d’affaires n’a cessé de grimper, en milliards de dollars pour les deux plus grandes ( voir tableau). Il a certes un peu diminué en 2008 et 2009, après le scandale des subprimes et la sur-cotation de produits qui se sont révélés très toxiques. Mais il est déjà reparti à la hausse en 2010 et les prévisions pour les années à venir sont excellentes. Il faut dire que les contributions des clients ne sont pas modestes. La grande banque susmentionnée, qui a emprunté plus de 50 milliards d’euros l’an dernier, verse entre 80 000 et 250 000 euros par an aux trois agences, selon leur importance, soit près d’un demi-million au total.

Ces trois agences bénéficient aussi d’une situation oligopolistique bien pratique, d’autant qu’elles ne sont sanctionnées par aucune autorité.  » On peut parler d’oligopole étroit ou de monopole collectif, sourit Nicolas Petit, professeur de droit de la concurrence à l’université de Liège. Selon une liste du Fonds monétaire international, il existe pourtant 74 agences de rating dans le monde. Mais, historiquement, seules Moody’s, S & P et Fitch, créées au début du XXe siècle, ont atteint une couverture mondiale sur la quasi-totalité des produits financiers. Elles contrôlent environ 90 % du marché. « 

L’Europe, qui a perdu beaucoup de crédibilité aux yeux de ces agences essentiellement américaines (excepté Fitch, contrôlée à 60 % par le holding français Fimalac), réfléchit à la création d’une agence européenne. Une agence publique ?  » Ce ne serait pas très crédible de voir des fonctionnaires noter des Etats qui les nomment et les rétribuent, remarque Nicolas Petit. C’est le cas de l’agence chinoise Dagon, dont le président serait un conseiller rémunéré du gouvernement de Pékin… Quant à une initiative privée, elle se heurterait à des barrières à l’entrée considérables. « 

Les  » big three  » ont, en effet, développé une expertise intellectuelle et méthodologique telle et engrangé tant d’informations sur tous les produits financiers de la planète qu’il devient presque impossible de leur faire concurrence. En outre, on peut gager qu’elles ne se laisseraient pas facilement déborder par un nouveau challenger et exigeraient des gages de loyauté de leurs actuels clients. Reste alors à diminuer l’importance de leur rôle exorbitant dans les obligations réglementaires, comme cela a commencé aux Etats-Unis. Auparavant, le boulot d’analyse de risque était effectué par les banques, mais celles-ci se sont de plus en plus reposées sur les agences, par facilité et pour comprimer leurs coûts de production…

THIERRY DENOËL

 » Les interventions des agences de notation prennent de plus en plus une tournure politique. C’est inquiétant en termes de démocratie « 

Georges Ugeux

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