A400M Rattrapé au vol

L’avion de transport militaire européen a fait sa première apparition publique au Bourget. Mais ce programme a bien failli capoter. Voilà trois ans qu’il mobilise politiques et industriels à son chevet. Récit d’un sauvetage.

Valérie Lion

Il n’aura fait qu’une brève apparition dans le ciel gris du Bourget, ce lundi 20 juin. L’énorme oiseau ventru porté par ses quatre hélices géantes a paradé quelques minutes devant le président de la République, les grands patrons de l’aéronautique et les chefs d’état-major des armées. Avant de rejoindre le solà pour y rester cloué toute la semaine. Un petit tour et puis s’en va ! Motif : il faut ménager la bête, dont les essais en vol sont tendus et qui a connu il y a quelques jours un incident du moteur. Le cauchemar de l’Airbus A400M, l’avion de transport militaire européen, semble interminable. Ce programme – le plus ambitieux jamais lancé en Europe, en 2003, avec sept pays partenaires, dont la Belgique – a bien failli exploser en vol. Il n’a été sauvé qu’après des mois d’intenses négociations diplomatico-industrielles, tout juste conclues.

D’un Bourget à l’autre, la saga de l’A400M ne lasse pas d’étonner. Le lundi 15 juin 2009, jour de l’ouverture du Salon, Laurent Collet-Billon, le délégué général de l’armement, convie ses homologues à un déjeuner privé à son domicile parisien. L’heure est grave. L’avion accuse trois ans de retard, les surcoûts s’accumulent et, hormis la France et l’Espagne, rares sont les pays résolument décidés à sauver ce projet fou. Il faut dire que le choc a été terrible, quand, à l’automne 2008, de Paris à Londres, en passant par Berlin, Madrid et Bruxelles, ils ont découvert que le programme n’était plus sous contrôle. Airbus reportait sine die le premier vol et demandait quelques semaines plus tard une révision complète du contrat.  » Six ans après la signature !  » s’étrangle encore un protagoniste. Quelques mois plus tard, à l’été 2009, Le Bourget est l’occasion de resserrer les rangs.  » Il faut se remuer « , insiste Collet-Billon, qui en impose par sa carrure de rugbyman. A l’initiative de la France et de l’Allemagne, une équipe de représentants de chacun des pays clients avait été constituée dès la fin 2008 : la  » joint exploratory team « (JET) était chargée de dresser un état réel du programme. En trois mois, les membres du JET, experts issus des organismes étatiques responsables des achats d’armement, ont passé l’industriel à la moulinette. Conclusion des tricolores, Collet-Billon en tête :  » Le programme était viable techniquement. Il fallait le sauver. Il n’y avait pas d’alternative. Quand on étudiait les besoins des armées, tout nous ramenait à l’A400M « , raconte le délégué.

Les armées ? Elles l’ont rêvé, cet avion : capable d’atterrir sur un terrain non préparé, de décoller vite pour évacuer une zone de conflit, de transporter des véhicules blindés, de larguer des parachutistes jusqu’à plus de 6 000 kilomètres de leur base, le tout avec une protection maximale, système de détection et de détournement de missiles compris.  » Le produit est impossible « , résume un spécialiste du secteur.  » Il offre le meilleur du C-17 et le meilleur du C-130 [NDLR : deux concurrents américains] « , affirme Domingo Urena-Raso, patron d’Airbus Military. Sauf qu’à vouloir imaginer un mouton à cinq pattes, les Etats et EADS se sont brûlé les ailes.

Un besoin impérieux pour Paris et Londres

Quand le contrat est signé, en 2003, c’est l’euphorie : une coopération européenne d’une ampleur inédite dans la défense démarre et EADS trouve là l’occasion de percer dans le militaire.  » Il y avait une sorte d’illusion partagée « , analyse Fabrice Brégier, n° 2 d’Airbus depuis 2006.  » C’était un contrat léonin et irréaliste « , répète depuis 2008 Louis Gallois, patron d’EADS. L’industriel prenait tous les risques de développement contre l’engagement ferme des Etats d’acheter 180 appareils pour une somme fixée à l’avance – 20 milliards d’euros, pas un centime de plus. Un classique dans l’aviation commerciale, une hérésie dans le militaire. Pour corser le tout, les moteurs devaient aussi sortir de la planche à dessin : un coup de fil de Jacques Chirac, alors à l’Elysée, avait aimablement mais fermement enjoint Noël Forgeard, patron d’Airbus, de choisir une motorisation européenne (inexistante) plutôt qu’américaine (déjà disponible sur le marché). Ce fameux moteur à hélices, qui signe la silhouette de l’avion (des pales de plus de cinq mètres de diamètre) et lui assure une puissance inégalée (11 000 chevaux), aura aussi causé en partie son malheur. Car le consortium européen qui emporte le marché est une drôle d’alliance entre des leaders mondiaux (le français Safran, le britannique Rolls-Royce) et des joueurs de second niveau. L’un d’entre eux, l’allemand MTU, chargé de développer le logiciel du calculateur – trois fois plus de lignes de programmation que pour celui du Rafale -, est dépassé par l’ampleur de la tâche. Il faut dire que, côté avionneur, la maîtrise du programme est approximative. Confiée aux alliés espagnols pour ménager leur susceptibilité, elle est loin de mobiliser l’attention des dirigeants d’Airbus, qui se débattent dans les problèmes de l’A380. Jusqu’à la crise ouverte de 2008…

Les cadors entrent alors dans le jeu. Gallois se saisit du dossier au niveau politique, Brégier prend les rênes de la négociation industrielle. EADS crée une division Airbus Military, qui dépend directement de Toulouse et nomme à sa tête Domingo Urena-Raso, un homme à poigne, artisan du plan de réduction des coûts Power 8. Lors de sa première réunion avec la Direction générale de l’armement (DGA) et les experts des autres pays, en février 2009, l’Espagnol encaisse sans coup férir trois heures de critiques virulentes. Et n’hésite pas, quand la parole lui est enfin donnée, à en appeler aux avocats pour négocier d’emblée la rupture du contrat. Stupéfaction des Français et des Britanniques, qui ont absolument besoin de l’A400M. Sans parler de l’Espagne, qui joue son image – le développement se fait à Madrid, l’assemblage à Séville.

Lors du déjeuner du 15 juin 2009, Laurent Collet-Billon convainc ses homologues de la nécessité de discuter d’un nouveau contrat avec EADS. Sept jours plus tard, à Séville, les ministres échouent à s’entendre. C’est au Castellet, en juillet, que le consensus est enfin obtenu pour lancer la négociation.  » Virile « ,  » rugueuse « , elle met à rude épreuve les nerfs des protagonistes. EADS veut obtenir des Etats qu’ils paient les surcoûts du programme, estimés à 5 milliards d’euros. Pas question d’aller au-delà de 10 % d’augmentation du prix de l’avion, soit 2 milliards, décident les gouvernements, alors empêtrés dans la crise financière. Pas question de mettre en péril Airbus, rétorque son patron, Thomas Enders, qui menace de tout abandonner. Mais, en coulisses, chacun convient qu’un arrêt du programme serait désastreux.  » Notre objectif était de garder tous les pays fondateurs à bord « , confie Jacques Sandeau, chargé du dossier à la DGA. Même les Allemands commencent à assouplir leurs positions. Le 11 décembre 2009, le premier vol à Séville, devant une kyrielle de généraux et le roi Juan Carlos en personne, détend l’atmosphère. Enfin, il décolle !

Il faudra attendre le 5 mars 2010 pour un accord définitif, signé après plus de trois heures d’ultimes discussions, à Berlin. Grâce au versement de crédits à l’export, EADS décroche 1,5 milliard d’euros supplémentaires. Les livraisons, ramenées à 170 exemplaires, commenceront début 2013.  » Personne n’a jamais développé d’avion militaire en moins de dix ans, plaide Louis Gallois. Nous sommes dans la norme.  » A 110 millions d’euros pièce, les Etats font une bonne affaire. Les comptes d’EADS, eux, font grise mine : 4 milliards d’euros de pertes à l’issue de l’aventure. Seules les ventes à l’export – 300 à 400 visées – pourraient un jour faire de l’A400M autre chose qu’un gouffre financier.

VALÉRIE LION

A vouloir imaginer un mouton à cinq pattes, les Etats se sont brûlé les ailes

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