A quoi servent encore les services secrets ?

Y a-t-il une fatalité qui pèse sur la Sûreté de l’Etat et qui la condamne à revivre toujours le même cycle de scandales, déstabilisations et démissions ? En moins de quatre ans, la  » maison  » a connu le départ précipité de deux administrateurs généraux : Godelieve Timmermans, en 2002, et Koen Dassen, le 30 janvier dernier. Ces départs faisaient suite à la publication de rapports cinglants du Comité permanent de contrôle des services de renseignement et de sécurité (Comité R), même si, dans le cas de Dassen, d’autres raisons de discorde avec les pouvoirs de tutelle apparaissent. A quoi cela rime- t-il, alors que de nouvelles menaces obscurcissent l’horizon ? Un service de renseignement est un élément clé de la souveraineté d’un Etat. En Belgique, on en use comme d’un Kleenex. Le Vif/L’Express a enquêté dans les services secrets d’un pays qui ne les aime guère.

La chute du mur de Berlin a plongé les services secrets occidentaux dans une crise d’identité dont ils peinent à émerger. Et la Sûreté de l’Etat tâtonne dans la redéfinition de ses objectifs et de ses méthodes. Mais la menace terroriste bouscule les agendas

(1) Les Services de renseignement en Belgique et les nouvelles menaces, Simon Petermann et Willy Claes, Politeia.

(2) Son témoignage précis, truculent et sensé se trouve, à côté d’un grand nombre d’autres contributions, dans La Sûreté. Essais sur les 175 ans de la Sûreté de l’Etat, Politeia.

(3) Sur l’affaire Bonvoisin, la plaidoirie de Mario Spandre, L’Etat coupable, éditions Jourdan-le-Clerq.

(4) Philosophie du renseignement. Logique et morale de l’espionnage. Isaac Ben-Israël. Editions de l’Eclat.

Notre pays, c’est évident, n’a pas de  » culture du renseignement « , comme le relevait assez justement le Pr Simon Petermann (ULg), initiateur d’un réseau qui a pour but d’y remédier, le Belgian Intelligence Studies Association (Bisa).  » Cette culture du renseignement, explique- t-il, constitue dans de nombreux pays l’un des éléments indiscutables de la décision politique et, donc, de la préservation de l’intérêt général  » (1). Entre les Etats-Unis et la Russie, où l’occupation d’un poste de dirigeant d’un service secret – voir George Bush père ou Vladimir Poutine, forgé par le KGB – semble la voie royale pour atteindre les sommets, et le  » modèle  » belge en pleine déglingue, il doit bien exister un moyen terme ! En France, malgré les coups tordus de certains services spéciaux, sabotage du Rainbow Warrior ou écoutes ordonnées par l’Elysée, la Direction de la surveillance du territoire (DST), qui relève de la police nationale (Intérieur), et la DGSE ou Direction générale de la sécurité extérieure (Défense), jouissent d’une certaine estime. Sortis de fonction, ses hauts fonctionnaires poursuivent leur carrière dans des cabinets ministériels, des entreprises publiques ou, ce qui est plus original pour des agents secrets, écrivent leurs Mémoires. Rien de tel en Belgique. De grands serviteurs de la société – et pas seulement de l’Etat – passent à la trappe dans l’indifférence générale ou restent inconnus du grand public. Qui se souvient de l’analyste qui, à la Sûreté de l’Etat, en faisant l’exégèse des textes des Cellules communistes combattantes (CCC), a mis ses collègues et la gendarmerie sur la piste de Pierre Carette et consorts ?

La Belgique possède deux services de renseignement. Un civil : la Sûreté de l’Etat (600 agents, selon certains), un militaire : le Service général de renseignement et de sécurité (SGRS). Moins connu, mais très présent par sa force de lobbying, la division antiterroriste de la police fédérale fait aussi du renseignement. Elle collecte des informations en amont du processus pénal, c’est-à-dire sans qu’aucune infraction ait été commise. Dans le cadre d’une information ou d’une instruction judiciaire, la police met en £uvre des méthodes particulières de recherche (observations, recours à des indics, viol de la correspondance ou du secret bancaire, etc.) qui ont longtemps été l’apanage, même sans encadrement légal, des services secrets. Bref, dans la course au leadership, la police fédérale bénéficie de son excellente organisation, de sa proximité avec le gouvernement et le parquet fédéral, lui aussi étroitement connecté au pouvoir politique. Le SGRS, enfoui dans l’armée, est le plus discret des services de renseignement belges (lire encadré page 22). Quant à la Sûreté de l’Etat, c’est elle qui détient la plus longue et la plus fine expérience en matière de renseignement. Mais, en l’occurrence, cela ne semble lui être d’aucune utilité, vu son isolement dans la guerre sourde que se livrent aujourd’hui les services de  » haute police  » autour de leur bien le plus précieux : l’information (lire encadré ci-dessous). Séparée de l’Office des étrangers (sous la tutelle de l’Intérieur depuis 1993), elle a également vu rétrécir sa  » surface de captage  » des informations, comme l’indique Stéphan Schewebach, administrateur général de la Sûreté de l’Etat entre 1990 et 1993 (2).

 » Contemporaine de la création de la Belgique, la Sûreté de l’Etat s’est battue pour assurer la protection du jeune Etat en ciblant d’abord les orangistes, puis les républicains, lorsque l’Europe subissait le souffle révolutionnaire de 1848, explique Xavier Rousseaux, professeur d’histoire à l’UCL. Mais sa légitimité a toujours été contestée non seulement parce que son histoire publique est émaillée de crises mais surtout parce qu’elle est le miroir d’un Etat faible.  » Quant à connaître la véritable histoire de ce service secret en dehors de sa chronique scandaleuse, forcément biaisée, le chantier ne fait que s’ouvrir aux historiens. Un projet est en cours qui associe la Sûreté de l’Etat, les Archives de l’Etat, le Centre guerre et sociétés contemporaines et les universités vise à ouvrir scientifiquement l’étude de la  » chose secrète « .

 » Incontrôlable  »

Pendant la Seconde Guerre mondiale, la Sûreté de l’Etat a joué un rôle éminent dans la Résistance. Ensuite, la polarisation Est-Ouest lui a offert une colonne vertébrale bien pratique, même si les pressions exercées sur la Belgique – par exemple, pour implanter des missiles nucléaires à Floreffe – étaient parfois un peu voyantes. Dans un contexte de guerre froide, l’administrateur général de la Sûreté de l’Etat, Albert Raes, a toutefois résisté aux immixtions de la CIA américaine, ce qui lui valut, dit-on, la vindicte des milieux atlantistes. Son règne exceptionnellement long, de 1977 à 1990, a été terni, vers la fin, par des scandales à répétition. L’existence d’un réseau stay behind (composé notamment d’anciens résistants s’entraînant à maintenir un système clandestin de communication en prévision d’une éventuelle invasion et improprement appelé Gladio) était couverte par deux ministres, dont Guy Coëme (PS), ministre de la Défense, qui le nia. En revanche, la fabrication, en 1981, d’un rapport biaisé sur Benoît de Bonvoisin, lavé en 2000 du soupçon d’avoir financé l’extrême droite, ou l’infiltration poussée du Westland New Post (groupuscule d’extrême droite) par un membre de la Sûreté de l’Etat ont laissé entrevoir des luttes de clans prenant le bien public en otage (3). Ces tensions étaient aussi le reflet de la diversité de la société belge – dont la Sûreté de l’Etat est le microcosme -, avec ses piliers et ses communautés, ses gouvernements de coalition chaotiques et la valse-hésitation de sa politique internationale, notamment en Afrique centrale.

D’où l’image, malheureusement bien ancrée, d’un service  » incontrôlable « . Pour y remédier, le Parlement se dota, en 1991, d’un Comité permanent de contrôle des services de renseignement et de sécurité (Comité R), capable d’exercer, avec un degré d’habilitation  » très secret « , un contrôle a posteriori sur les affaires de la Sûreté, du SGRS et, même, par hypothèse, de la police fédérale, dans le cadre de la collaboration de celle-ci avec les deux précédents. Le Comité R s’est installé dans son double rôle de défense des droits fondamentaux des citoyens et de vérificateur de l’efficacité du travail de renseignement. En dehors de contributions très intéressantes sur des aspects particuliers du métier de renseignement, les rapports du Comité R sont attendus avec une crainte et une irritation grandissantes dans les rangs des agents. Car, si ces rapports dévoilent des dysfonctionnements bien réels, la correction de ceux-ci se fait rarement sans dommages collatéraux. Pieds et poings liés par leur secret professionnel, les membres des services ont la tentation d’organiser des  » fuites  » dans la presse qui permettront d’évacuer la pression, de rectifier une fausse information ou de disqualifier l’  » adversaire « . Ce mode de communication, épidermique et convulsif, masque la véritable difficulté de leur travail sur une scène nationale et internationale en pleine recomposition.

Des voies négligées

La fin de la guerre froide a privé nos espions de leur meilleur ennemi : le bloc de l’Est et ses alliés traditionnels (Irak, Syrie…). Pris de court, ils se sont retournés fébrilement contre d’autres menaces (espionnage industriel et économique, criminalité organisée, organisations sectaires nuisibles), ont délaissé fort rapidement le contre-espionnage (les services de renseignement russes sont pourtant toujours actifs en Belgique), tout en suivant de près la naissance d’un courant extrémiste musulman, dopé par la révolution khomeyniste en Iran, en 1979. La collaboration de la Sûreté de l’Etat avec la police fédérale (ex-gendarmerie) sur les  » sujets arabes  » a, certes, été fructueuse. Mais elle a renforcé une tendance à travailler en vue d’un résultat à court terme. L’ancien administrateur général Koen Dassen estimait ainsi que 17 % de l’information concernant l’extrémisme alimente des dossiers répressifs, alors que cette proportion oscille entre 2 et 5 % dans d’autres domaines. Cette activité parajudiciaire est l’arbre qui cache la forêt, même si son importance est vitale pour prévenir des actes de terrorisme. Car, dans le même domaine  » arabe « , la Sûreté de l’Etat n’a pas décrit de façon assez explicite – et audible pour les destinateurs de ses notes – la montée de certaines tendances extrémistes. Un traitement exigeant de l’information collectée et l’utilisation maximale de  » sources ouvertes  » permettent de communiquer, le plus simplement et le plus honnêtement possible, des informations non classifiées aux administrations et aux décideurs concernés par une  » menace « . A sa décharge, les autorités politiquesn’étaient pas, non plus, disposées à entendre un langage clair.

Cet aspect Renseignements généraux (RG), tels qu’ils existent en France, a été négligé en Belgique. Nos espions sont devenus timorés. Politiquement trop corrects. Marre d’avoir été accusés successivement de saper le mouvement ouvrier, la revendication nationaliste flamande, les opposants au nazisme avant la Seconde Guerre mondiale, les communistes après, d’avoir fait un ennemi de l’extrémisme de droite qui a pris pied dans les palais de la Nation ? Prudence, prudence. D’ailleurs, la  » liste des sujets  » sur lesquels travaillent les services de renseignement doit être validée tous les six mois par le gouvernement. Les parapluies s’ouvrent. Or le travail de renseignement se prépare très longtemps à l’avance et il suppose une bonne dose de feeling, vu l’imprévisibilité des phénomènes qu’il est censé détecter. Sans imagination, comment se mettre dans la peau d’un adversaire insaisissable et envisager tous les scénarios possibles, y compris les plus fous ? Le renseignement n’est pas une science exacte. Les services secrets américains n’ont pas prévu la chute du mur de Berlin, ni les Israéliens la guerre du Kippour.  » Sur le plan méthodologique, écrit Isaac Ben-Israël, spécialiste du renseignement militaire israélien, professeur à l’université de Tel-Aviv, il existe une similitude entre les difficultés inhérentes au processus d’estimation des renseignements et la recherche scientifique : tant l’estimation des renseignements que la prévision scientifiquese fondent sur des hypothèses, lesquelles sont tout au plus réfutables, mais dont l’exactitude ne peut jamais être tenue pour certaine.  » (4)

Les moyens humains

A la Sûreté de l’Etat, les effectifs et les moyens légaux sont notoirement insuffisants. Certes, la ministre de la Justice a décidé de renforcer le personnel, en engageant surtout des analystes. Mais si, comme elle l’a annoncé à maintes reprises, elle accorde au service secret civil l’autorisation de procéder à des écoutes administratives, cela aura immanquablement des répercussions sur la charge de travail (écoutes, transcription, traduction éventuelle, analyse). L’autocritique qui a suivi les attentats du 11-Septembre a fait ressortir la trop grande confiance accordée par les services secrets américains aux interceptions de signaux (sigint), au détriment des  » sources  » humaines et de l’analyse (humint). La découverte de la mise sur écoute du gouvernement grec et de leaders altermondialistes ou musulmans, avant et pendant les Jeux olympiques de 2004, montre que les Américains, s’il s’agit bien de leurs grandes oreilles, n’ont toujours pas renoncé aux moyens technologiques lourds. l

M.-C.R.

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