A qui profite la Françafrique

Christophe Barbier
Christophe Barbier Directeur de la rédaction de L'Express

Argent, pouvoir et privilèges… Vincent Hugeux a enquêté sur les Sorciers blancs qui prospèrent en Afrique francophone, dans l’ancien espace colonial de la France et de la Belgique. Un livre accablant pour ces  » faux amis  » et leurs pratiques. Extraits l

De l’Afrique, Vincent Hugeux, grand reporter au Vif/L’Express, a connu le pire – la brûlure du génocide rwandais – et le meilleur – l’indicible magie des lumières vespérales. Il en a aussi beaucoup fréquenté la médiocrité vénéneuse, la  » Françafrique « , cette mosaïque francophone issue des anciennes colonies françaises et belges. De cet accouplement lexical sont nés des monstres, des rapaces et des charognards en tout genre.  » L’Afrique rend fou. Elle fascine et envoûte, écrit Vincent Hugeux. Que vient-on y chercher ? Les honneurs que l’on se voit refuser ailleurs, l’argent facile, l’illusion du pouvoir.  » Vanités et vénalités, parfois cocasses, souvent accablantes, se bousculent dans Les Sorciers blancs. Enquête sur les faux amis français de l’Afrique, à paraître chez Fayard le 17 janvier. La France n’en sort pas grandie, la vérité, si. l

Tradition corruption

Au Togo comme au Tchad, les vieux réflexes ont la vie dure. Et l’on comprend mal qu’un envoyé spécial boude la munificence du  » patron « . Journaliste au Figaro, Thierry Oberlé en a fait l’expérience lors de la campagne présidentielle de juin 1998. Après avoir couvert un meeting à Kara, fief du clan, il rallie la résidence du sortant pour une interview. Rendez-vous manqué du fait d’un pataquès quant au lieu précis de l’entretien. Qu’à cela ne tienne, Faure et Kpatcha, deux des fils du chef, lui suggèrent de converser avec papa dans l’avion du retour sur Lomé. […].

 » Sous quelle forme paraîtra cet échange ? s’enquiert Faure, le futur président. – Plutôt un papier, répond Oberlé, évasif. Ça dépend du contenu. – Un bon papier ? – J’ai assez peu de raisons d’écrire un article que vous jugerez bon. – La presse est injuste avec mon père. Cela dit, on peut vous payer. – Je ne travaille pas comme ça. – Si vous préférez, on peut aussi vous donner une licence de pêche. – Je ne suis pas pêcheur. – Pas grave. Vous pouvez revendre la concession en Europe, ou à des Japonais. – Sans façons. Je n’ai aucun sens des affaires. – Soit. Nous pourrions dans ce cas acheter de la pub dans Le Figaro. – Non, vraiment. Désolé. – D’habitude, ça ne se passe pas de cette façon.  »

[…] Un samedi de novembre 2003, le même Thierry Oberlé recueille à Dakar les réflexions du Sénégalais Abdoulaye Wade. Promptement rédigé, puis faxé à la présidence, l’entretien lui revient sans une retouche. L’envoyé spécial du Figaro s’apprête à rentrer au pays quand il reçoit un appel d’un conseiller.  » Le président veut vous voir d’urgence.  » Introduit dans un salon voisin du bureau de Wade, Oberlé se voit offrir un café. Son hôte prend la parole.  » Ainsi, vous partez ce soir. J’ai des per diem pour vous.  » Sur la table basse, une enveloppe, garnie au jugé de 10 000 A.  » C’est pour vous et votre famille, insiste le chantre du sopi. Il ne s’agit en aucun cas d’une tentative de pression. Vous êtes libre d’écrire ce que bon vous semble.  » Devant la mine renfrognée de son visiteur, l’ancien avocat s’essaie à la plaidoirie.  » Vous devez bien comprendre que vous êtes en Afrique, s’obstine-t-il. Chez nous, il y a des coutumes. Vous êtes mon invité. Voici donc pour vos frais. – Mes frais, rétorque Oberlé, sont couverts par le journal. Gardez cet argent pour les bonnes £uvres de votre épouse Viviane. Elle en fera bon usage.  » Colère froide du président :  » Vous venez de me vexer.  » […]

Econduire sans froisser : tout un art. Ce reporter d’une radio périphérique a trouvé la parade. Après la diffusion d’un entretien avec le président, de passage à Paris, l’ambassadeur d’un pays sahélien parvient, à force d’insistance, à lui mettre en main un millier d’euros. Pour éviter l’esclandre, le journaliste consent à empocher la liasse, mais avertit son  » bienfaiteur  » qu’il la lui restituera et s’enquiert du nom d’une ONG digne de confiance opérant dans le pays. La semaine suivante, un déjeuner réunit les deux protagonistes, et l’homme de micro tient parole. Il confie l’obole au diplomate, prié de faire suivre. Retour à l’envoyeur. Pour deux, cinq ou dix qui refusent, combien empochent, voire quémandent l’aumône en cash ?  » Avec celles et ceux que j’ai vus des enveloppes en main, soupire un consultant béninois, on formerait une rédaction pléthorique.  » […]

[…] Au lendemain de l’indépendance, tout envoyé spécial à Abidjan se devait de descendre à l’hôtel Ivoire.  » Sinon, souligne Patrick Girard, aucune chance de voir Houphouët ou ses proches. A l’époque, impossible de régler sa chambre. Laquelle était souvent garnie. Sur le lit, une mallette de billets pour les faux frais. Et, dans le lit, une jolie gazelle locale.  » C’était le temps où le Zaïrois Mobutu accueillait à bord du Kamanyola, refuge flottant dont les roues à aubes donnaient au fleuve Congo des allures de Mississippi tropical, les journalistes qui avaient l’heur de lui plaire.  » Une épreuve, concède aujourd’hui Girard. Le Laurent Perrier rosé, passe encore. Mais les vidéos de la série des Gendarmes en boucle, non merci. Depuis, je voue à Louis de Funès une haine tenace.  »

[…] Brutale ou pacifique, l’alternance exhume parfois des archives du vaincu de troublants indices. En 1997, quand les colonnes de Denis Sassou-Nguesso, venues de son fief d’Oyo, chassent Lissouba et les siens de Brazzaville, elles entraînent dans leur sillage une poignée de reporters. Dans le capharnaüm de la présidence, deux d’entre eux découvrent un cahier à spirale et un jeu de disquettes informatiques. L’une d’elles contient une liste de journalistes, notamment français, présentés comme les obligés du régime déchu, ainsi que le montant des largesses qui leur furent consenties.  » Désolé, je ne peux pas te livrer les noms, confie l’un des membres du tandem, envoyé spécial d’un quotidien parisien. Deux confrères du canard y figurent.  »

Les safaris d’un  » fils de pub  »

Voilà des lustres que Jacques Séguéla l’omniscient recycle à l’export, avec des fortunes diverses, les lauriers cueillis en 1981 dans le sillage de François Mitterrand, incarnation terroir de la  » force tranquille « . Deux décennies plus tard, le fakir au bronzage insolent offrait [au président sénégalais Abdou] Diouf, en piste pour un nouveau mandat, une réplique désinvolte de ses formules magiques. Comment a-t-il convaincu l’héritier de Senghor, géant courtois et austère, de poser sur ses affiches parmi fruits et légumes, un épi de maïs à la main, ou en patriarche guindé entouré d’une nuée de gamins ? Mystère. D’autant que dans la corbeille de la version maraîchère figurait en bonne place une aubergine, emblème guère flatteur en Afrique de l’Ouest.

Il est vrai, que dans le maniement hasardeux des symboles, Séguéla joue alors les récidivistes. Déjà, au Cameroun, lors de la campagne de 1992, il avait affublé le président sortant, Paul Biya, d’un surnom royal : l’Homme-Lion. Certes, au pays des Lions indomptables – ainsi désigne-t-on les idoles de l’équipe nationale de football – l’analogie peut sembler élogieuse. Mais la référence au roi des animaux, réputé indolent, a diverti les railleurs et ceux qu’irritent les fréquentes absences du chef de l’Etat, son goût pour les vacances prolongées et sa cure annuelle de thalassothérapie à La Baule.

[…]Dans la perspective de l’échéance de juillet 2006, Joseph Kabila, président sortant de la République démocratique du Congo (RDC) et candidat à un mandat électif en bonne et due forme, a lui aussi confié son image à RSCG. Et que croyez-vous qu’il advint ? On vit fleurir à Kin des affiches à la gloire de  » Joseph « , barrées de l’inusable référence à la  » force tranquille « . Prudent, le  » petit Kabila  » a aussi recruté les stratèges d’un cabinet américain – Schriefer Group – connu pour avoir pris part aux deux campagnes victorieuses de George W. Bush. […]

Lorsque Abdou Diouf occupait le secrétariat général de la présidence sénégalaise, il avait pour habitude d' » envoyer promener  » les gourous en quête de contrats. Parvenu à la tête de l’Etat, ce socialiste tempéré consent à recevoir Jacques Séguéla qui, fine mouche, se prévaut de l’amitié de François Mitterrand. Le test est jugé concluant : à la veille d’élections européennes, on crédite le visiteur de la publication, dans le quotidien Libération, d’une tribune que le successeur de Senghor consacre à l’Afrique, parent pauvre du débat. Quand se profile la présidentielle de février-mars 2000, c’est à reculons que Diouf le réfractaire, harcelé par ses proches, avalise le retour d’Euro RSCG.  » Ce fut contre-productif « , admet-il aujourd’hui. Loin d’accabler le stratège blanc, le vaincu le dédouane.  » Ce n’est pas sa faute. Il a fait ce qu’il a pu. Ses collaborateurs ont accompli leur travail en vrais professionnels. Mais mon tempérament m’interdit de me plier aux règles de ce jeu-là. Certaines me heurtent. Et toute la presse sénégalaise s’est liguée contre moi. Pourquoi, entendait-on, va-t-il chercher un étranger, alors que nous sommes là ?  »

Les saillies verbales, les bains de foule, le face-à-face télévisé… Non, décidément, ce client-là ne pouvait s’y résoudre. Les rodomontades de Séguéla, pharmacien de formation, vont épaissir le dossier d’instruction du procès en mépris présidentiel.  » Je vais étonner les Sénégalais !  » claironne-t-il dans un entretien accordé aux médias dakarois. Diouf lui-même, qui connaît son monde, est atterré. […] Dans un essai intitulé Le Vertige des urnes, l’un des 25 ouvrages nés de sa plume, Séguéla, qui fut dans une vie antérieure reporter à Paris Match et à France-Soir, reconnaît avoir manqué  » d’à-propos, de jugeote et de courage « .  » J’aurais dû, écrit-il au sujet d’Abdou Diouf, l’inciter à renoncer.  »

L’indéboulonnable Charles Debbasch

Il est 6 h 30, ce jeudi 13 juillet. Le soleil, qui, à son zénith, se fera étreinte, n’est encore que caresse. Rasant, il blondit à peine le muret de pierre qui enserre la terrasse du Kara, l’hôtel le plus huppé de la ville du même nom, dans le nord du Togo. Un homme frêle à la mise soignée glisse à pas lents vers la réception. En chemin, il fait escale devant la haute cage d’un perroquet gris perle à queue rouge, échange avec le volatile quelques civilités puis invite d’une voix douce cet ami de dix ans à piocher dans le morceau de banane glissé entre les barreaux. C’est ainsi : le  » doyen Debbasch  » – son titre de gloire favori – chérit les animaux. Et vénère les yorkshires, chiens d’agrément au long pelage fin et soyeux. […] [NDLR : le juriste a été condamné, le 11 mai 2005, à deux ans de prison dont un ferme pour détournement d’£uvres.]

Deux heures plus tard, une Peugeot 607 bleu nuit, limousine de fonction, dépose le professeur aixois près de la tribune d’honneur dressée en lisière d’un pré de Pya, village natal du défunt chef de l’Etat Gnassingbé Eyadema et fief du clan. C’est qu’il assiste aujourd’hui, au côté du président Faure, de la quasi-totalité du gouvernement et d’une cohorte d’élus, de diplomates et d’hommes d’affaires, à la finale de lutte traditionnelle – les Evala – du canton. […] Tout à l’heure, au banquet de clôture – argenterie, serveurs en livrée, fanfare militaire, sylvaner et mouton-cadet – il siégera non loin de la table de Son Excellence, à la gauche de l’affable Kokou Tozoun, ministre de la Communication et de la Formation civique. Une scène en apparence anodine donne l’exacte mesure de l’audience du doyen. Quand le journaliste de passage s’enquiert du sort réservé à sa demande d’entretien avec le chef de l’Etat, maintes fois réitérée, le ministre Tozoun, tétanisé, le prie de ne pas insister. Son auguste voisin, lui, se lève, va glisser quelques mots à l’oreille de Faure Gnassingbé, puis revient livrer la réponse.  » Peut-être vers 17 heures, s’il a pu entre-temps se reposer un peu. Je ne vous promets rien, mais tenez-vous prêt.  » […]

 » En 1998, raconte l’ambassadeur du Congo à Paris, Henri Lopes, nous l’avons chargé d’une analyse critique de la Constitution alors en vigueur. Il nous a livré sous forme de plaquette un travail remarquable. Une centaine de pages, bien aérées, imprimées sur un papier de qualité. Mais le montant de la facture, précisé par contrat, m’a sidéré. C’était de l’ordre de 3 millions de francs [plus de 450 000 A]. Il fallait bien respecter notre signature. Une première tranche ayant déjà été versée, nous avons décidé d’en rester là. Quand on y pense… L’étude avait été tirée à 3 000 exemplaires, et plus de 2 000 nous sont restés sur les bras. Qui peut lire ça ?  » l

Les Sorciers blancs. Enquête sur les faux amis français de l’Afrique, par Vincent Hugeux. Fayard, 331 p.

Christophe Barbier

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