A propos de l’affaire Abou Jahjah

par Jean-Marie Dermagne, avocat

On s’acharne à tenter de diaboliser Abou JahJah. C’est sans se rendre compte que les processus de diabolisation ont généralement l’effet contraire à celui souhaité: les succès électoraux de Jean-Marie Le Pen en témoignent. Si la critique politique, la lutte idéologique et la dénonciation des dérives sont toujours saines, voire salutaires, dans une démocratie, en revanche, le pouvoir en place s’avilit lorsqu’il jette ses adversaires en prison, au lieu de combattre leurs idées dans le cadre du débat public, ou en privant ces idées de pertinence par des mesures sociales, économiques ou politiques appropriées.

L’arrestation et l’emprisonnement de la figure de proue de la Ligue arabe européenne, même si cela n’a duré que quelques jours, ressemblent fort à ces lettres de cachet qui, sous l’Ancien Régime, permettaient au roi de faire jeter en prison tout qui lui déplaisait. Certes, dans le cas qui nous occupe, l’arrestation a été requise par un procureur et décidée par un juge d’instruction. Mais c’était, à l’origine, sur injonction du ministre de la Justice et sous les haros de l’ensemble de la classe politique. Le motif invoqué pour justifier le mandat d’arrêt (l’intéressé aurait « provoqué » une rébellion, des coups à agents et une entrave « méchante » (…) à la circulation) serait presque risible s’il ne camouflait une attaque insidieuse contre la liberté d’expression. Car se sont évidemment les prises de position publiques, jugées (à tort ou à raison) dangereuses, qui seules expliquent son arrestation. La condition de ne pas participer à de nouvelles manifestations pendant trois mois, à laquelle a été subordonnée la remise en liberté d’Abou Jahjah, a, elle aussi, de solides relents politiques.

Au demeurant, personne n’est dupe: il est clair qu’en plus de ses positions anti-israéliennes et pro-irakiennes c’est l’idée de la Ligue arabe européenne d’organiser des patrouilles chargées de surveiller les agissements de la police d’Anvers qui est jugée subversive et, à ce titre, insupportable. Le projet de présenter des listes aux élections, crime de lèse-majesté, a encore accru le scandale…

Ceux qui pensent que la stratégie et les méthodes de la Ligue arabe européenne peuvent faire le jeu de l’extrême droite doivent se garder de se mélanger à ceux qui veulent faire taire les membres de cette ligue (qui n’est encore qu’un groupuscule) ou faire peur à ses sympathisants (pour éviter la contagion), simplement pour éviter l’apparition d’un concurrent dérangeant sur le terrain électoral. Lorsque quelqu’un dont on ne partage pas les idées se fait museler ou emprisonner, chacun a tendance à fermer les yeux. On oublie que les armes utilisées contre lui pourront un jour se tourner vers d’autres cibles et frapper des personnes dont on se sent proche, des partis ou des syndicats auxquels on adhère. Vouloir criminaliser l’idée même que des citoyens ou des groupes puissent vouloir surveiller la police, afin de dénoncer des agissements racistes par exemple, c’est renier les fondements mêmes du régime démocratique sous prétexte de vouloir permettre à celui-ci de se protéger. Le contrôle citoyen relève du droit de résistance aux abus de l’autorité. Ce droit inaliénable est extrêmement précieux en période de crise et de tensions durant lesquelles le pouvoir est tenté de dénigrer ceux qui se dressent pour l’affronter et, si le dénigrement et le mépris ne suffisent pas, n’hésite pas à les criminaliser. Le procédé est vieux comme le monde. Roberto d’Orazio en a fait les frais lorsqu’il a fait relever la tête aux ouvriers de Clabecq victimes d’un véritable séisme social. Plus récemment, José Bové en France, et une quarantaine de militants anti-globalisation en Italie, ont connu les affres de la prison pour avoir dénoncé des risques planétaires en mettant publiquement en accusation l’ordre établi.

La condamnation de la violence, à tout le moins la violence physique, est évidemment légitime. Mais elle sert souvent de cache-sexe à la criminalisation des idées que le pouvoir en place juge subversives. Il ne faut pas se lasser de répéter que la liberté d’expression et de manifester ses opinions est sacrée. Elle a été proclamée comme telle lors de l’avènement de la démocratie moderne: la Déclaration des droits de l’homme de 1789 énonçait déjà que « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ». Les idées et les opinions dont l’expression est protégée ne sont pas seulement celles qui plaisent ou qui sont inoffensives. Pas davantage celles que partage le plus grand nombre. Les idées subversives et minoritaires doivent aussi pouvoir être diffusées. La Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg ne dit rien d’autre lorsqu’elle affirme, comme elle l’a fait à plusieurs reprises, que la liberté d’expression « vaut pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent ». A l’adresse du porte-parole de la Ligue arabe européenne, j’ajouterai, paraphrasant Voltaire: même si je ne partage pas toutes vos idées, M. Abou Jahjah, et même si je devais les combattre, je me battrai pour que vous puissiez les exprimer.

Les textes de la rubrique Idées n’engagent pas la rédaction.

Quand le pouvoir embastille ceux qui lui déplaisent, la démocratie se délite!

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