À MON REGRETTÉ BANQUIER

David Abiker

Mon cher banquier : voilà vingt-huit ans qu’on est ensemble ! J’ai ouvert un compte chez toi en 1988. Internet n’existait pas et j’avais trois poils au menton. A l’époque, derrière le guichet, il y avait Samantha. Elle s’occupait de moi, me répondait au téléphone, reconnaissait ma voix, et elle était disponible. Je me souviens même l’avoir invitée à déjeuner alors que je n’étais pas riche et que je n’avais rien à lui emprunter. Vingt-huit ans, les noces de nickel ! Et ni pour nos 10 ans, ni pour nos 15 ans, ni pour nos 20 ans, ni pour nos 25 ans, tu n’avais eu le moindre geste commercial. Rien. Je ne te demandais pas de supprimer les agios ou de diminuer mes frais bancaires. Juste un peu de considération. En vain.

Sur la touche. Toi, mon cher banquier, au tournant des années 2000, tu as muté Samantha et organisé l’incommunicabilité entre toi et moi. Tu as industrialisé notre relation tout en me faisant faire ton boulot. Tu m’as branché sur un call center, tu m’as quasiment obligé à gérer mes comptes avec lui ou sur Internet. Quand j’essayais de contacter les successeurs de Samantha (il y en a eu des dizaines), ils étaient occupés à vendre du prêt ou en congés (payés, sans solde, maternité, sabbatique…).

A la place, j’avais les touches de mon téléphone (# et *), le numéro de client introuvable au moment où j’en avais besoin, et cette phrase sur notre conversation  » susceptible d’être enregistrée à des fins d’amélioration de la qualité « . Foutaise. Ensuite, il y a eu la numérisation, qui a surtout consisté, pour toi, à me faire faire ton boulot pendant que tu tentais de me vendre une voiture. Mais ce qui m’a vraiment fait basculer du côté obscur de l’insatisfaction client, ce fut l’épisode du mois dernier.

Je perds mes clés de voiture. Mon concessionnaire m’explique que je suis assuré grâce à un truc que tu m’as vendu quand j’ai pris ma carte de crédit. Je t’appelle, mais tu n’es pas là. Je t’écris, mais tu me réponds que mon (trop) chargé de clientèle a changé (on avait à peine eu le temps de faire connaissance). Tu me dis qu’il faut contacter le centre de la carte bancaire, qui me renvoie vers toi, qui me renvoies vers une collègue, qui m’explique au bout de quarante-huit heures qu’elle va me renvoyer vers votre compagnie d’assurances. Et elle me met en garde contre les pièces justificatives que je vais lui adresser par courriel, car si elles sont trop lourdes, ma demande ne sera pas prise en compte… A moi de vérifier que mon mail n’est pas trop chargé en kilo-octets de justificatifs. La classe. Tu appelles ça la transformation digitale. Moi, j’appelle ça le degré zéro de la relation commerciale.

Divorce consommé. Vingt-huit ans qu’entre toi et moi, ça durait comme ça et que je me laissais faire ! D’accord, je ne suis pas facile à vivre. Découvert, exigences hors normes. Mais toi… Près de trois décennies sans un signe, sans un merci pour la confiance, sans un petit mot. Même pas un agenda en faux cuir, même pas un café, rien ! Alors un matin, j’ai décidé de me tirer. Je suis parti avec un concurrent. Lui non plus ne me regardera pas, je ne le bousculerai pas, il ne se réveillera pas. Mais il ne me facturera pas un service qu’il ne me rendra pas. On progresse. Lui aussi a un site Internet pour me faire faire le boulot, me fera payer des frais bancaires, mutera ses chargés de clientèle tous les deux ans, mais il est content de me voir.

A ta place, je me ferais du souci. Déjà, les géants de l’informatique, Apple, Facebook ou Google, s’intéressent à nous, les déposants que tu traites comme des numéros. Ils savent tout de nos besoins grâce aux données qu’ils récoltent sur nous. Continue comme ça, et je ne donne pas cher de ton enseigne. Peut-être que la morale de l’histoire, c’est que le numérique ne remplacera jamais les égards dus à un être humain par un autre être humain.

Vingt-huit ans… Je n’en reviens pas. J’ai l’impression d’être une femme négligée par un mari qui s’endort devant un match de foot. Mais tu vois, malgré ma quarantaine bien tassée, je sens que j’ai encore la vie devant moi. Sache que maintenant, je suis heureuse. Heureuse d’avoir vidé mes comptes. Et mon sac.

Chroniqueur pour 01net, le newsmagazine du numérique

David Abiker

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