8. Les années féministes, avec Benoîte Groult

Ils ont 20 ans en 1968 et aimeraient bien être fatals à la beauté, valeur éminemment bourgeoise. Soudain, il faut être  » libre « , autonome et révolutionnaire. Les gauchistes s’interdisent de parler de la beauté des femmes, même quand ils pensent très fort que leur copine de manif est bien roulée. Le fond est censé primer les formes. Les féministes envoient valser l’attirail traditionnel de la séduction féminine, talons aiguilles, jupe étroite et rouge à lèvres. Et les filles du MLF cherchent frénétiquement comment être belles, désirables, sans être aliénées… Aujourd’hui, Benoîte Groult, qui marqua cette époque de ses écrits féministes, est bien placée pour en parler.

Voilà quelqu’un qui n’est pas près de se renier. A 84 ans, la romancière Benoîte Groult ne changerait sans doute pas une ligne à l’essai féministe qu’elle avait publié en 1975 : Ainsi soit-elle (Grasset). La voici, dans son appartement parisien de la rue de Bourgogne, qui râle de constater la faiblesse de la représentation féminine en politique et l’incurie des hommes à la maison. Si, si, bien sûr, il y a eu des progrès depuis le temps lointain où, avec sa s£ur Flora, elle écrivait le Journal à quatre mains (Denoël) et où, habillée par sa mère, couturière, elle mettait ses robes de bal devant derrière, car elle les trouvait trop décolletées. Mais il reste tant à faire… Pour cette femme élevée dans le sérail de la mode, les années 1970 auront été une parenthèse bénie : une époque où, épousant la nature, la beauté se moquait des lois, des convenances et des artifices. Une époque où les femmes ont dit :  » Pouce !  »

Au début des années 1970, les jeunes soixante-huitardes, et derrière elles toute une génération, veulent rompre avec un certain rôle de la femme et, donc, avec une certaine image : elles ont envie de se présenter au monde autrement. Elles refusent de s’habiller comme leurs mères et leurs aînées. Témoin et actrice de la montée du féminisme, comment avez-vous traversé cette période ?

Je l’ai vécue d’autant plus intensément que j’appartenais à ce milieu de la mode et de l’art, puisque mon oncle était le couturier Paul Poiret û qui avait libéré la femme du corset dans les années 1920 û et ma mère avait une maison de couture. Cela m’a paru une véritable libération féministe. Toute mon enfance, j’avais été obsédée par l’obligation de beauté et de séduction qu’on imposait aux filles. J’ai eu 16 ans en 1936 et, à cet âge, en ce temps-là, on entrait dans la catégorie horrible des jeunes filles à marier : on passait, dans les grands magasins, directement du rayon fillettes au rayon dames. Si, à 25 ans, on n’était pas mariée, on entrait dans une autre catégorie horrible, celle des vieilles filles, redoutable archétype de la littérature des deux derniers siècles : on devenait une laissée-pour-compte, la parente pauvre, et on était considérée comme forcément moche.

Donc, il fallait tout faire pour être demandée en mariage, et d’abord se mettre en scène…

Je me suis trouvée très mal quand, du jour au lendemain, on m’a dit :  » Il faut porter des chaussures à talons, il faut te faire faire une indéfrisable, il faut apprendre à danser et savoir onduler dans les soirées.  » Tout pour plaire aux hommes. Ma mère, personnage tonitruant, m’a mise en demeure d’aller à la Sorbonne avec des chapeaux à voilette et des tailleurs haute couture.

La femme devait donner une image immédiatement décodable en fonction de son sexe et de son statut. Il fallait cacher certains aspects et mettre l’emphase sur la féminité, souligner l’étroitesse de la taille, la finesse de la cheville, la souplesse de la nuque, l’arrogance des seins.

Les seins, pas trop, dans ma jeunesse, dans la France pétainiste. Après guerre, on a vu fleurir des robes larges et des décolletés : c’était charmant et charmeur, mais pas encore sexy comme ça l’est devenu. Soudain, dans les années 1970, on s’est mis à découvrir que les femmes avaient un corps dont elles pouvaient parler, dont elles n’avaient pas à avoir honte.

La beauté est presque devenue taboue, en 1968… Ce n’était plus le sujet. Tout artifice paraissait suspect. On n’avait plus l’obligation d’être belle, mais naturelle.

Quelle libération, quel bonheur ! J’ai eu l’impression de naître ! J’avais déjà plus de 40 ans, mais j’ai commencé à vivre. Je n’étais plus obligée de porter les robes haute couture de ma mère. On n’était plus sommée d’obéir aux canons de la beauté. On pouvait desserrer les carcans, s’habiller comme on s’aimait : en hippie, en baba cool, en grande robe gitane, en pantalon, en sari, on se teignait les cheveux au henné. On a jeté aux orties la détestable ceinture à bas, qui vous sciait la taille et qu’on faisait tenir avec une pièce de 10 sous quand le caoutchouc était cassé. On portait gaillardement les collants si pratiques que les hommes n’aimaient pas… Les femmes étaient libérées des critères de la jeune fille rangée, auxquels on les avait contraintes depuis toujours.

Et les hommes, comment ont-ils réagi ?

Au début, ils étaient débordés, dépassés, et parfois amusés. C’était un spectacle, les années 1970, un peu une fête permanente. Et puis, très vite, ils ont vu le danger. Ils ont compris qu’il leur fallait reprendre les choses en main et que la société de consommation n’aurait rien à gagner à ce que les femmes s’habillent n’importe comment avec de grosses godasses et des jupes informes. Il n’y avait plus de critères, on avait besoin de tout casser. Des hommes ont soudain découvert qu’ils vivaient avec une étrangère qui ne portait plus son collier de perles et ne courait plus derrière la longueur de son ourlet en fonction des diktats de la mode.

Aux Etats-Unis, des féministes ont solennellement brûlé leur soutien-gorge, symbole de leur  » aliénation « . En France, beaucoup de jeunes femmes l’ont abandonné quelque temps, un peu par militantisme, un peu par provocation. C’était assez érotique, parfois.

Moi, je n’étais plus une jeune femme, j’avais déjà deux enfants. Mais il y a eu, c’est vrai, une exaltation du corps féminin. On découvrait enfin comment on était faite : on discutait de sexe, de contraception. Le livre de Marie Cardinal (Les Mots pour le dire, Grasset) abordait le sujet interdit des règles. Pour la première fois, une femme, une romancière, osait parler du sang des femmes !  » Ce n’est pas un sujet littéraire, ni convenable « , avait protesté son éditeur. Mais l’ouvrage a eu beaucoup de succès. On se réconciliait enfin avec son corps tout entier. Avec ou sans soutien-gorge, on se trouvait belle.

Jusqu’alors, le corps des femmes était une sorte de continent noir ?

Dans ma jeunesse, je cherchais en vain ce qu’était une femme dans les planches anatomiques du dictionnaire Quillet. Il n’y avait pas de clitoris dessiné, juste un triangle pour le sexe féminin, et le vagin, par où on faisait les enfants, ça lui donnait une légitimité ! C’était tout, pour les femmes. En revanche, pour les hommes, c’était bien dessiné et en détail : les testicules, le pénis, l’explication de l’érection. Les femmes étaient censées trouver leur plaisir par la pénétration de l’organe mâle en elles, mais pas du tout par les caresses et le clitoris, organe infantile selon Freud.

Les canons traditionnels de la beauté féminine auraient donc servi de masque à l’essence même de la féminité, qui se serait imposée dans les années 1970. C’est bien cela ?

Dans ces années-là, on a été jusqu’à dire aux femmes :  » Mettez une glace entre vos jambes, et regardez enfin votre sexe, cet inconnu. Il n’y a pas que les gynécologues et les médecins qui ont le droit de le voir. Regardez comment il est fait, à quoi il sert, comment il peut être heureux. Masturbez-vous, si vous ne l’avez jamais fait, ça manque !  » Ce fut une révolution qui a permis aux femmes de se réconcilier avec leur corps.

Dans le même temps, le triomphe des jeans, qui a commencé à cette époque, fut un défi aux différences sexuelles.

Ces merveilleux jeans ! J’aurais rêvé, jeune fille, d’avoir ces vêtements qui permettent de se fondre dans le troupeau. On avait tellement été catégorisées comme des petites poupées Barbie avant la lettre, et soudain on pouvait s’habiller comme un garçon.

Il ne fallait surtout pas s’habiller en bourgeoise. Il y avait un refus de s’identifier, fût-ce par le vêtement ou l’allure, aux femmes convenables de la génération précédente. C’étaient des dessous de grand-mère portés en jupe ou en caraco, de vieilles fringues usées mélangées avec des santiags, des vêtements du soir, en satin ou en matières scintillantes, arborés avec des sabots de cuir ou des paniers en osier…

Ces vêtements permettaient aussi au corps de s’exprimer, de s’asseoir en étalant sa jupe autour de soi, de ne pas être tenue d’avoir les jambes serrées, d’avoir une liberté totale de mouvements. Tout ce qui permettait une nouvelle manière de se comporter me semblait pain bénit. On avait derrière nous des siècles de crinolines, de corsets de pouf’, de minauderies, de chapeaux extravagants. Ce fut une libération non seulement physique mais mentale et morale. Nous sommes devenues des folles et des sorcières. On s’est même mises à trouver du charme aux hommes avec des cheveux longs ou des queues de cheval, alors que nos mères décrétaient qu’ils ressemblaient à des sauvages.

Cette effervescence a-t-elle constitué une parenthèse dans l’histoire des femmes ou un vrai nouveau départ ?

Le début d’une évolution, pour ne pas dire une révolution. Etre mal habillée, c’était une conquête, une provocation. Mais on ne montrait pas grand-chose à côté de la provocation d’aujourd’hui. On est arrivé à un stade incroyable de porno chic dans la mode. Et personne ne dit : vous êtes ridicules, vos talons aiguilles vous torturent les orteils, vous aurez mal au dos plus tard. Ces femmes que je vois dans les aéroports sur leurs talons de 12 centimètres, en jupe serrée, traînant de lourdes valises, je les regarde avec la même pitié que je considère les femmes voilées. Elles se laissent toutes conditionner, les unes par la religion, les autres par la société de consommation ou les fantasmes supposés des hommes.

Pensez-vous qu’on assiste dans la mode à un backlash, selon l’expression de la féministe américaine Susan Faludi ? Revient-on à une conception machiste de la beauté ?

Complètement. Je crois que la panique de la société masculine devant ces femmes qui ne veulent plus être des objets se traduit par une volonté de les coincer en leur faisant porter des vêtements qui les entravent. Les grands couturiers sont tous des hommes, aujourd’hui. Finies les Coco Chanel, Jeanne Lanvin, Grès, Schiaparelli. On ne peut pas faire un discours au Parlement avec une tenue comme on en voit dans les magazines féminins. On ne peut pas non plus parler philosophie ni diriger une entreprise. Le fait que nous soyons de nouveau si soumises aux diktats de la mode prouve que nous sommes très vulnérables et encore imprégnées de l’idéologie traditionnelle. Nous ne nous considérons pas encore comme des êtres humains à part entière.

Les femmes sont un peu schizophrènes. Elles veulent comme jamais poursuivre des études, travailler, être indépendantes financièrement, assumer des responsabilités, conquérir le pouvoir politique, et elles lisent avec plaisir des journaux qui les montrent tout en fanfreluches pas très mettables. N’est-ce pas juste un jeu ?

Un jeu dangereux pour elles, car on flatte leur frivolité. Prenez la nouvelle Marianne, par exemple : après Bardot, qui a trôné symboliquement dans toutes les mairies, j’espérais qu’on choisirait de France des femmes qui ne se sont pas contentées d’être belles, mais qui ont fait quelque chose de leur vie. Et voilà qu’on est allé chercher Laetitia Casta, qui n’était encore à l’époque que top model. Voilà l’idéal qu’on donne aux femmes aujourd’hui : top model ! C’est désespérant ! Comme si la révolution de 1968 n’avait servi à rien. Des seins siliconés, des lèvres gonflées artificiellement, des cuisses liposucéesà On impose une beauté féminine stéréotypée qui est un esclavage.

Alors vous êtes contre la chirurgie esthétique ?

On m’a beaucoup reproché de m’être fait faire un lifting :  » Vous, une féministe !  » Je ne vois pas pourquoi, sous prétexte que nous sommes féministes, nous nous interdirions de bénéficier des avancées de la médecine. Le souci de la beauté n’est pas en soi antiféministe, bien qu’on ait essayé de nous faire croire que toutes les féministes étaient affreuses, hommasses, et stériles de surcroît !

Qu’ont-elles refusé, au juste ?

L’image que les hommes se faisaient de la femme et de la beauté : Bécassine, Cendrillon, la Belle au bois dormant, les oies blanches, les ravissantes idiotes, une certaine fragilité, une douceur, un sourire. Le sourire des femmes, c’est effrayant ! C’est comme un uniforme et l’un des signes de leur sujétion. Regardez les émissions de télévision : les femmes se croient toujours obligées de sourire. Même Françoise Giroud, pourtant puissante, était porteuse de cette tare : elle était capable de dire des choses très dures aux hommes, de leur imposer sa volonté, mais elle le faisait toujours avec un sourire, certes faux et artificiel, mais un sourire tout de même. Elle n’osait pas avoir l’air hostile, même quand elle l’était. Il faut toujours se conformer à l’image de la  » jolie femme « . Et une jolie femme doit sourire. Les Françaises, en particulier, ont ce défaut de toujours vouloir plaire aux hommes. Elles sont trop gentilles. Il faudrait qu’on ait le courage d’être sérieuses, de faire la gueule parfois, d’oublier notre bonne éducation de petites filles modèles.

La semaine prochaine : 9. Aujourd’hui avec Sander Gilman

Jacqueline Remy

ôLe souci de la beauté n’est pas en soi antiféministe »

ôOn se réconciliait enfin avec son corps tout entier »

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