6. Les Années folles avec Catherine Ormen

Ses jupes amples et ses longs colliers ne trompent pas : Catherine Ormen aime les Années folles, cette époque à part qui a vu les femmes jeter les vieilles conventions aux orties et faire un pied de nez aux hommes. Historienne de la mode, auteur d’un remarquable panorama de l’esthétique vestimentaire (Modes, xixe-xxe siècles, éd. Hazan), elle évolue au milieu de nobles tissus : elle a créé le musée de la Mode de Marseille, trié les collections du musée de la Mode et du Textile à Paris, et monté nombre d’expositions. La dernière en date (Modamorphose, à l’automne 2003) avait traité de l’alchimie, qui, comme l’esthétique, fut une tentative pour ralentir la course du temps.

On a quitté le XIXe siècle gris et corseté sans trop de regrets, pour entrer d’abord dans ce qu’il est convenu d’appeler la  » Belle Epoque « . Dans notre histoire de la beauté, on se demande si ce qualificatif-là n’est pas un peu usurpé.

Les premières années du xxe siècle ne sont que le prolongement du précédent ; elles marquent la fin d’un monde qui va mourir avec la Première Guerre mondiale. L’esthétique féminine le traduit bien : le corps est toujours contraint, enserré dans un corset rigide qui plie la silhouette en  » S « , à l’image d’une plante tordue : la poitrine est profilée à l’avant, la taille menue serrée par une ceinture ; les mouvements sont entravés par les superpositions de dentelles et de mousselines ; le visage est entouré d’une masse de cheveux évanescents, mousseux, ondulés… La mode reflète l’Art nouveau, qui s’inspire des formes de la nature (on retrouve cette influence dans les bijoux et les ornementations). Les femmes restent enfermées dans les conventions sociales, soumises à des changements de toilette selon les heures de la journée. La littérature le décrit : les bourgeois de cette époque-là affichent un raffinement décadent, ils ne s’aperçoivent pas de la marche du temps ni de la catastrophe qui s’annonce. Dans ce cadre très restrictif, la mode change légèrement chaque saison : le corset descend plus ou moins bas, mais, à la veille de la Première Guerre mondiale, il est toujours là.

C’est alors que tout va changer.

Oui. Le premier signe du changement vient du couturier Paul Poiret, fasciné par la personnalité d’Isadora Duncan, cette danseuse libérée de toute entrave qui évolue pieds nus, et par les Ballets russes de Diaghilev, qui, en 1909, triomphent au Châtelet dans Shéhérazade, avec leurs costumes souples, leurs couleurs éclatantes et leur érotisme oriental. Poiret, le premier, affirme sa volonté de dégager la femme du corset. En 1911, il donne une fête persane où les femmes portent des sarouals (culottes bouffantes), des tuniques évasées et bigarrées… C’est une autre silhouette, plus naturelle, plus confortable. En outre, sous l’influence du mouvement hygiéniste, il est de bon ton de prendre l’air et de faire de la culture physique. Les bains de mer, la bicyclette, la marche, les voyages imposent eux aussi une tenue moins contraignante. Libérer le corps devient une nécessité, que la guerre va précipiter.

C’est pourtant une période peu propice au souci de l’esthétique.

On s’en soucie par la force des choses. D’abord, les maisons de couture voient leurs matières premières rationnées, elles doivent diminuer leur production. Et puis, pendant la guerre, les femmes deviennent chefs de famille, obligées d’assumer un nouveau rôle. Même les grandes bourgeoises font du travail humanitaire. Du haut en bas de la pyramide sociale, on doit être actif, mobile. Plus question de porter des chaussures qui ne tiennent pas aux pieds, un corset qui brime la poitrine ou des robes qui entravent ! Les femmes commencent par desserrer le corset, puis elles l’éliminent. S’impose alors une tenue simple : jupe sombre, corsage clair, veste. Cette formule du costume tailleur se diffuse dans toute la population d’autant plus rapidement que les journaux, comme Le Miroir ou L’Illustration, publient des photos et non plus seulement des gravures, et montrent des gens  » vrais  » et non plus des icônes.

Ce sont donc les contraintes sociales et économiques qui bouleversent non seulement le vêtement, mais aussi l’idéal du corps ?

Absolument. La mode n’est jamais qu’un reflet de la société. Mais les aménagements seront progressifs (quand on porte le corset depuis l’âge de 15 ans, on ne l’enlève pas du jour au lendemain, ne serait-ce que parce que l’armature musculaire fait défaut). Sans corset, la silhouette devient plus tubulaire : la ligne  » tonneau  » de 1916 dissimule les rondeurs (qui ne sont plus domestiquées). On cherche alors d’autres éléments de séduction : on raccourcit les jupes, on montre une partie du corps qui n’avait jamais été montrée : la cheville en 1916, le bas du mollet en 1918. Cela préfigure la silhouette des années 1920.

Très différente de celle du début du siècle…

Elle est à l’opposé. La conception du corps change du tout au tout. Les attributs des fantasmes masculins (poitrine, taille, fesses) sont gommés. On efface les seins par des bandelettes, on met une culotte qui aplatit les hanches et on adopte une robe simplement faite de deux panneaux assemblés par l’épaule. Un parallélépipède, comme le décrit Colette. Ce qui permet de bouger, de danser le tango et le charleston ; les bras sont libres, l’encolure également. La modernité élimine toute référence au passé. Changement historique : les cheveux sont courts (là aussi, il y a une raison pratique : on n’a plus à se brosser les cheveux pendant des heures). Ainsi, la silhouette n’est plus façonnée par l’homme ; elle reflète l’idée que la femme veut se donner d’elle, c’est-à-dire l’équivalente de l’homme.

C’est la fameuse et scandaleuse image de la garçonne…

Pendant la guerre, les femmes ont acquis une autonomie à laquelle elles ne comptent pas renoncer. Et puis elles veulent oublier cette guerre atroce qui a marqué les consciences au-delà de ce que l’on peut imaginer, se plonger dans un tourbillon de musiques, de danses, de divertissements… On sort entre filles, en faisant fi des anciennes conventions sociales, on fume le cigare, on se conduit comme un homme, l’homosexualité féminine s’affiche. Alors qu’auparavant une femme correcte ne se fardait pas le jour (et seulement discrètement le soir), la garçonne, sous la lumière électrique, s’affranchit des conventions sociales : on peut, et même on doit, se maquiller en plein jour, les yeux passés au charbon noir, la bouche dessinée en rouge foncé… Comme les formes du corps sont estompées, on met l’accent sur le visage, les bras et… les jambes. Pour la première fois, la femme montre vraiment ses jambes û une révolution dans l’histoire de l’esthétique !

Ce changement de silhouette s’impose non seulement aux bourgeoises, mais à la société tout entière.

Les robes pailletées et brodées des années 1920 vont être adoptées par l’ensemble de la population, car elles sont très simples à reproduire et toutes les jeunes filles sont formées à la couture. La demande a changé : les élites qui faisaient travailler la haute couture de la Belle Epoque sont ruinées ; les Américaines, nouvelles clientes des maisons de couture, très sportives, réclament des vêtements légers. Les particularismes régionaux (les Bretons, les Provençaux, avec leur chapeau, leur costume), qui rejetaient la mode imposée par Paris, se sont estompés. Les modes se diffusent désormais sur tout le territoire, par les magazines, les affiches, les publicités pour les produits de beauté.

Qui deviennent eux aussi plus accessibles.

Ils ne cessent de se démocratiser au fil du siècle, l’industrie cosmétique devenant de plus en plus puissante. Toutes les femmes ont accès à la beauté. L’une des grandes nouveautés, c’est le petit tube de rouge à lèvres, que l’on emporte partout avec soi. Le maquillage, qui n’est plus camouflage, comme au xviiie siècle, mais révélateur de beauté, est utilisé dans toutes les classes sociales. Désormais, chacun a les moyens d’être beau. Marcel Prévost l’écrit dans L’Automne d’une femme : la femme refuse d’être vieille à 30 ans. Elle ne veut plus être confinée dans un rôle qui dépend de son âge et de sa situation sociale.

C’est donc la première grande démocratisation de l’apparence.

Absolument. Les bouleversements artistiques, littéraires des Années folles l’accentuent encore. Désormais, il n’y a plus un seul et unique canon esthétique : on accepte la différence, on se passionne pour l’art nègre, pour Joséphine Baker, pour le jazz. Les privilégiés, qui reviennent bronzés de vacances, réhabilitent le hâle, qui devient un symbole de bien-être social. L’industrie s’en saisit : en 1927 sort l’huile de Chaldée de Jean Patou (son équivalent populaire, la fameuse Ambre solaire, arrivera vers 1936, l’année du Front populaire). Des femmes d’exception donnent le ton : Coco Chanel, qui devient une égérie aussi bien pour sa façon de s’habiller que pour sa façon d’être ; Colette, qui, interrogée par le tout nouveau magazine Votre beauté, en 1932, dira :  » La beauté est une politesse et une courtoisie. Elle ne se conçoit pas autrement.  » Les stars du cinéma, elles aussi, aux yeux et à la bouche très fardés, promeuvent une forme d’esthétique androgyne. Tout le monde s’efforce de ressembler aux canons esthétiques. C’est véritablement la naissance de la mode.

La silhouette masculine évolue de son côté.

Les hommes sont sortis de la guerre avec la même volonté de simplifier leur costume (pour le sport, pour l’automobile). Au lendemain de la guerre, leur silhouette est un peu molle : les épaules sont étriquées, les pantalons flottants, les cheveux gominés, et le chapeau mou remplace le haut-de-forme… Ils n’ont plus qu’une tenue de jour et une tenue du soir, le smoking sombre. Les critères d’appartenance sociale existent toujours (la qualité d’une soie, le tombé d’une veste), mais ils sont moins lisibles.

En somme, on tente de tout estomper : les corps, les classes sociales, les sexes…

Les années 1920, extrêmement innovantes, sont modernes au sens où elles ne puisent pas dans le passé, trop douloureux, mais inventent tout (elles ressemblent en cela aux années 1960). Mais ça ne va pas durer. A la fin de la décennie, les maisons de couture réagissent : ce style de robe si simple et si populaire (en 1925, elle arrive aux genoux) les conduit au fiasco ; la crise économique les oblige à créer du nouveau. Et puis les hommes ne supportent plus l’image de la garçonne. Alors, on rallonge la robe, on la dessine en trois dimensions, selon un patron très complexe, pour adhérer aux formes du corps (ce qui exige des heures et des heures de travail pour les couturières), on reprend les bas, les gants, les plissés, et on exploite le biais qui colle sur les hanches et sur les seins. Il faut différencier à nouveau les sexes. La femme est sommée de répondre aux fantasmes masculins et de retourner dans ses foyers pour s’occuper du ménage et faire des enfants. Ses toilettes, ses sorties et son dévergondage, ça suffit ! L’homme, lui, a de nouveau de larges épaules, un petit bassin, des jambes longues : c’est Tarzan, personnage qui a un gros succès à l’époque.

Moi Tarzan, toi Jane ! Machine arrière toute !

Eh oui ! Les vieilles normes reprennent alors le dessus. On en revient aussi à des toilettes différentes pour le matin, la visite de l’après-midi, le cocktail, le petit dîner, le grand dîner, le bal… Et à un maquillage invisible le matin et très sophistiqué pour le soir. Grande révolution néanmoins : dans les années 1930, pour la première fois, les seins sont séparés.

Quel événement !

Enorme ! Cela vous fait rire, mais c’est une vraie révolution. Jusque-là, la femme avait une poitrine en un seul bloc, les deux seins ramenés vers l’avant. Dans les années 1930, ils sont séparés, grâce aux gaines de latex mélangé à la soie qui peuvent épouser au plus près les formes du corps. Ne l’oubliez pas, c’est le sous-vêtement qui fait le vêtement. La femme des années 1930 est façonnée comme une sculpture, en trois dimensions.

On restera avec cette image pendant la Seconde Guerre mondiale.

Dans les années 1940, on fait comme on peut. On peint d’abord une fausse couture sur les jambes pour imiter les bas, et puis on s’en passe : à la fin de la guerre, il n’est plus inconvenant de sortir en sandales avec des socquettes. Même chose pour le chapeau : on le bricole avec des morceaux de rideau ou on porte des turbans, et puis on finit par accepter les cheveux lâchés. La voie est tracée. Mais il faudra quand même attendre les années 1960 pour en finir avec la vieille image de la bourgeoise.

Les Années folles furent en somme un grand moment pour l’apparence. Malgré le reflux des années 1930, elles ont été à l’origine d’une véritable émancipation des femmes.

Beaucoup de choses ont en effet émergé à ce moment-là, et notamment ce souci de l’apparence. Les années 1920 ont assurément marqué l’histoire de la mode ; elles ont tout bousculé. Pour la première fois, les femmes ont imposé une esthétique, jusque dans leur maillot de bain (elles ont même osé les premiers deux-pièces). A ce moment-là, la pudeur, convention séculaire majeure, a reculé, beaucoup de tabous sont tombés. Le corps féminin s’est montré. Désormais, il ne cessera de le faire.

La semaine prochaine : 7. L’après-guerre avec Laurent Gervereau

Dominique Simonnet

ôLa silhouette n’est plus façonnée par l’homme »

ôPour la première fois, la femme montre ses jambes »

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