Le Pigeon, Felix De Boeck, 1927. © Collection Musée d'Ixelles

50 nuances d’abstrait

Avec le soutien du Musée d’Ixelles, le FeliXart Museum à Drogenbos retrace l’histoire de l’abstraction en Belgique. Un abrégé aussi nécessaire qu’efficace.

En 1965, le peintre flamand Felix De Boeck (1898 – 1995) a les honneurs d’une exposition qui fait grand bruit au Musée d’Ixelles. L’accrochage sacre l’oeuvre atypique d’un artiste-paysan reconnu comme l’un des pionniers du modernisme en Belgique. Cinquante-cinq ans plus tard, il serait dommage de ne voir qu’un simple juste retour des choses, une boucle un peu trop facilement bouclée, dans L’Art abstrait à vol d’oiseau, à découvrir au FeliXart Museum, en périphérie bruxelloise. Bien sûr, le musée en question rend hommage à De Boeck et est installé dans le domaine où l’artiste a usé ses sabots d’agriculteur… mais il y a plus. La façon même dont le natif de Drogenbos envisageait son travail entre en parfaite résonance avec la manière dont l’aventure formelle qu’est l’abstraction s’est enracinée dans notre pays. La légende dorée veut que le peintre flamand qui consacrait une grande partie de son temps aux travaux de la ferme, ce qui lui permettait d’assurer noblement sa subsistance, concevait mentalement ses tableaux pendant les six jours passés aux champs. Le septième jour ? Nul trêve du Seigneur pour ce brave, Felix De Boeck s’enfermait dans son atelier pour en ressortir cousu de compositions.

L’abstraction est un terminus, la fin d’une tradition qui remonte à la Renaissance.

Ce décalage, né d’un processus d’intériorisation, entre la conception et la réa- lisation renvoie au destin de l’abstraction telle qu’elle s’est déployée sous nos latitudes. Là aussi, quelque chose comme un recul peut s’observer. Anne Carre, responsable des collections permanentes au Musée d’Ixelles, qui a prêté cinquante oeuvres pour l’occasion, explique :  » L’abstraction en Belgique arrive dix ans après son émergence internationale. Du coup, les différents mouvements qui se libèrent du réel, c’est-à-dire les nabis, le fauvisme, le cubisme, l’expressionnisme ou encore le futurisme, arrivent quasi simultanément chez nous.  » Cet effet retard n’est pas sans s’accompagner de conséquences positives : les artistes belges pourront à loisir élaborer plusieurs qualités d’abstraction en dosant les influences extérieurs selon leur sensibilité propre. Le tout pour un véritable nuancier aussi fascinant que passionnant.

Peindre sans représenter

Dès la première salle, le visiteur est happé par le propos. Les deux musées, qui ont travaillé main dans la main, ont eu la bonne idée de présenter ce que l’on pourrait appeler un  » arrêt sur le seuil « . Avant de nous plonger au coeur même de cette tentation moderniste d’autonomiser la forme et la couleur, les commissaires ont choisi de nous laisser observer  » l’instant d’avant « , celui où une dissolution de la représentation est déjà à l’oeuvre.  » Dès la fin du xixe siècle, il est question de dépasser le monde visuellement perceptible, précise Anne Carre. L’illusionnisme, ce goût de l’imitation de la nature ne séduit plus les artistes. En ce sens, on peut affirmer que l’abstraction est un terminus, la fin d’une tradition qui remonte à la Renaissance. Mais il s’agit d’une fin féconde car elle engendre aussi un début, un nouvel horizon en prise directe sur les expérimentations de toute sorte. Ils seront nombreux à faire le choix de la forme et de la couleur envisagées uniquement pour leurs pouvoirs d’émotion potentiels.  »

Les contours liminaires de la proposition, ceux-là même où l’oeil voit coexister figuration et explosion formelle, s’incarnent dans des tableaux qui portent la patte de Jos Albert (1886 – 1981), Jehan Frison (1882 – 1961), Ferdinand Schirren (1872 – 1944) ou Roger Parent (1881 – 1963). C’est toutefois sur un Harmonium, peint en 1917 par Louis Thévenet (1874 – 1930) que l’on s’arrête. Cette paisible scène d’intérieur, laissant entrevoir l’instrument de musique dans le fond, témoigne de cette  » peinture du bonheur  » que l’on attribue aux fauvistes brabançons auxquels Thévenet est apparenté. Certes les couleurs sont frêles, fluettes diront certains, mais l’agencement de celles-ci par pans et aplats annonce un réel désormais organisé selon les lois propres de la peinture.

Harmonium,  Louis Thévenet, 1917.
Harmonium, Louis Thévenet, 1917.© Collection Musée d'Ixelles

Après ces premiers pas, L’Art abstrait à vol d’oiseau entre dans le vif du sujet par le biais d’une première vague abstraite empreinte de radicalité. Comme l’affirme Anne Carre :  » L’abstraction connaît son apogée entre 1920 et 1926 à la faveur d’une synthèse entre futurisme et fauvisme.  » Les artisans de cette révolution formelle sont notamment Prosper de Troyer (1880 – 1961), Jan Kiemeneij (1889 – 1980) ou encore Felix De Boeck. Leurs débuts sont tellement audacieux, la subjectivité de la vision y est poussée tellement loin, que les intéressés ne tardent pas à faire marche arrière. On pense à De Boeck et à son Pigeon (1927), composition magnétique plaçant le volatile au centre d’un réseau de diagonales, qui revient sur ses pas en s’arrimant au port d’attache que représente la réalité. L’effet est renforcé par une palette subtile de gris qui joue parfaitement avec la lumière naturelle.

Par la suite, la gamme de l’abstraction nationale va emprunter deux voies distinctes qu’à la suite de l’historien de l’art Serge Goyens de Heusch, on qualifiera respectivement d' » apollinienne « , comprendre ordonnée et mesurée, et de  » dionysiaque « , c’est-à-dire teintée de chaos. D’un côté, une abstraction  » géométrique « , marquée par l’aplat chromatique, ainsi que des influences du Bauhaus et de Mondrian, qui culmine chez un éclaireur comme Jo Delahaut (1911 – 1992) ou dans les paysages organisés de Gaston Bertrand (1910 – 1994) ; de l’autre, un mouvement qualifié de  » lyrique  » marqué par les recherches d’un Kandinsky, une gestuelle libérée et des fulgurances de couleurs comme on les trouve chez Maurice Wyckaert (1923 – 1996). Il reste que ces grandes orientations ne suffisent pas à restituer les mille et une variantes que compose le panorama abstrait belge. Bien sûr, il est possible de parler de  » lyrisme  » à propos d’un Antoine Mortier (1908 – 1999) mais l’aspect expressionniste de cette imposante composition rappelle tout aussi bien l’oeuvre, pourtant figurative, d’un Constant Permeke (1886 – 1952).

Il faut également mentionner le matiérisme d’un Walter Leblanc (1932 – 1986) dont Torsions (1964) transcende les habituelles techniques picturales pour leur préférer d’autres usages – collage d’objets, utilisation de fils de coton, support gratté -, voire le minimalisme contemplatif d’un Dan Van Severen (1927 – 2009). Sans oublier, le goût du monochrome que l’on trouve chez Jef Verheyen (1932 – 1984) ou les séries de panneaux colorés, odes chroma- tiques vibrantes, chez Marthe Wéry (1930 – 2005). Enfin, une dernière salle raconte les avatars contemporains du genre à travers des oeuvres de Marie-Jo Lafontaine (1950) ou Edith Dekyndt (1960). Preuve que plus de cent ans n’ont pas suffi aux plasticiens pour épuiser les potentialités de l’abstraction. Le voyage continue bel et bien.

L’Art abstrait à vol d’oiseau, au FeliXart Museum, à Drogenbos, jusqu’au 14 janvier 2021.

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