5. Vérité judiciaire et vérité: fausses jumelles?

PAR BRUNO DAYEZ

En justice, la vérité est affaire de preuves : seul sera consacré comme vrai ce que le tribunal aura pu établir, en le prouvant dûment. L’intuition du juge ne pourra jamais suppléer aux carences de l’accusation. Le juge aura beau « ne pas en penser moins » au sujet de l’accusé, s’il n’a pas les moyens de le condamner à l’aide des preuves réunies contre lui, il devra le renvoyer des poursuites quitte et libre… C’est la fameuse harangue du juge au malfrat qu’il doit laisser échapper à contrecoeur : « Je vous acquitte, mais ne recommencez pas ! »

La vérité judiciaire présente donc, avant tout, la caractéristique d’être construite : c’est un échafaudage intellectuel, un raisonnement tenu à partir de faits réels, certes, mais qu’il est toujours plus ou moins ardu de reconstituer. Hors les cas de flagrant délit, une enquête policière s’apparente toujours, en effet, à un travail d’archéologue : quelques indices matériels, l’un ou l’autre témoignage fragmentaire, indirect, constituent l’ordinaire d’un dossier répressif. Des bribes de réalité, en quelque sorte, les pièces éparses d’un puzzle dont le juge doit constater qu’elles s’emboîtent l’une dans l’autre et sont en nombre suffisant pour découvrir le sujet. Travail complexe par définition, puisque, sauf exception, la vérité des faits est invérifiable : impossible de remonter le fil du temps pour procéder, comme en laboratoire, à la répétition de l’expérience. Une infraction ne se recommet pas ! Ce que l’on appelle une « reconstitution », à laquelle procède le juge d’instruction dans les affaires criminelles, est une dénomination impropre : en replaçant les acteurs présumés d’un meurtre « en situation », on tente simplement d’apprécier la vraisemblance des déclarations faites par l’inculpé ou les témoins, leur compatibilité avec certaines constatations d’experts (balistiques, entre autres). Mais il s’agit d’une technique plus ou moins rudimentaire produisant des résultats aléatoires. La meilleure volonté des enquêteurs et du magistrat chargé d’instruire une affaire ne peut à elle seule opérer des miracles. Si les témoins d’un événement font défaut, si leurs témoignages ne concordent pas, si les auteurs d’un fait n’ont pas semé derrière eux les traces visibles de leur forfait, faire la démonstration que ces derniers sont coupables peut relever de la gageure. Ce constat est particulièrement fondé en matière d’infractions relatives aux moeurs : des faits de viol ou d’attentat à la pudeur se déroulent hors la présence de témoins et sont souvent dévoilés des jours, des mois, voire des années après le moment où ils ont été commis. En l’occurrence, le juge devra trancher sur la seule foi des déclarations du plaignant et du suspect, tenu d’apprécier leur crédibilité respective en recourant le plus souvent au service d’experts psychiatres… dont l’avis pourra l’éclairer sans jamais lui fournir la certitude qu’il eût préféré posséder.

Tout cela sans compter que le juge est supposé non seulement établir la réalité de certains faits, mais aussi révéler l’intention qui animait leur auteur au moment des faits. Une personne a causé la mort d’une autre : s’agit-il d’un accident (homicide involontaire) ? De la conséquence involontaire d’un acte délibéré (coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner) ? Ou d’une action volontaire (meurtre) ? Voire préméditée (assassinat) ? La vérité à rétablir est ainsi à la fois factuelle et psychologique, impliquant de se prononcer sur la vraisemblance des explications qu’un prévenu donne de son geste : s’est-il lui-même abusé ? Son erreur est-elle de bonne foi ? A-t-il agi consciemment ? Etait-il contraint ? Les questions sur ce qu’il est convenu d’appeler « l’élément moral de l’infraction » nous amènent à ce stade à conclure que le travail du juge est par essence risqué, que l’erreur le guette constamment et qu’une des vertus premières de sa tâche est sans aucun doute la prudence.

C’est aussi en vertu du fait que, sauf exception, la découverte de la vérité reste problématique et que le risque de ne pas pouvoir prouver doit incomber à l’accusation. Avec, pour contrepartie rarement évoquée, le fait qu’un tribunal, lorsqu’il vous acquitte, ne décrète pas pour autant votre innocence, mais se borne à constater que votre culpabilité n’est pas prouvée… au grand dam des vrais innocents !

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