35. Pour la galerie

Maître des poursuites, le procureur du roi a pour premier atout dans son jeu de pouvoir décider s’il poursuit ou non. Ce disant, je n’insinue pas qu’il laisse délibérément impunis des faits graves dont les auteurs seraient découverts. Ce serait fantasmatique de croire que le protecteur de la société serait corrompu et renonce à exercer, en contrepartie de quelque avantage, sa mission naturelle : identifier le crime et en obtenir des tribunaux le juste châtiment. En revanche, il n’est pas faux d’affirmer que l’indigence des moyens dont disposent les parquets les amène à sélectionner les causes qu’ils renverront devant le juge, en fonction de leur capacité à les traiter. Quand on ne peut jouir du temps nécessaire à l’examen d’une affaire, ni du personnel suffisant pour en poursuivre l’enquête, il est illusoire de prétendre à une véritable efficacité. Après des décennies de  » régime minceur « , nos parquets ont ainsi pris l’habitude de faire maigre. Les moyens attribués par l’Etat à celui qu’il a chargé d’organiser la répression du crime étant à peu de chose près dérisoires, on ne s’étonnera pas de constater que la  » petite  » délinquance est pratiquement la seule à être réellement poursuivie et condamnée. Le parquet ne renvoie en effet devant le tribunal compétent que les affaires qu’il pense, à bon compte parfois, avoir élucidées. Sans le qualifier de  » mauvais perdant « , il est aisé de comprendre qu’il ne ferait pas bon genre d’être systématiquement désavoué par le juge : si celui-ci acquittait le prévenu dans une proportion appréciable de cas, ne serait-ce pas la preuve honteuse que les investigations ont été menées  » au petit bonheur la chance « , sans rigueur ni méthode ? Sauver la face exige donc, pour l’autorité de poursuite, d’avoir a priori partie gagnée. Pour être magnanime, le procureur pourra renoncer à une condamnation de l’un ou l’autre prévenu qu’il tenait pour principal suspect, mais c’est l’exception qui confirme la règle : toute personne renvoyée au tribunal doit en principe être reconnue coupable.

Assez paradoxalement, le critère à l’aune duquel le parquet sera lui-même jugé tient plus à l’apparence qu’à la réalité. Que nombre de délits ne soient simplement pas rapportés à sa connaissance (le  » chiffre noir  » de la délinquance) échappe globalement à la perception du public et n’engendre aucune responsabilité dans le chef du parquet. Qu’un pourcentage important d’infractions, dont il a été cette fois avisé, ne soient finalement pas poursuivies tient également de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire et n’est pas davantage sanctionné par un public ignorant de ce qui se passe en coulisse. Seul compte dès lors l’apparat, cette supériorité  » naturelle  » de l’accusation sur la défense, tangible tout au cours du procès, et qui se traduit par le fait qu’elle finit presque toujours par l’emporter.

Mais pourquoi donc importe-t-il tant que le procureur du roi conserve la faveur des juges au détriment de l’avocat ? La réponse tient aux représentations que notre système de justice a pour fonction d’entretenir au sein du public. En captivant celui-ci pour un procès dont le déroulement est réglé afin d’accroître sa densité dramatique (selon la règle classique des trois unités : de temps, de lieu et d’action), on détourne l’attention de ce qui a précédé. Or, en général, la tenue d’un procès est toujours une réussite, puisqu’il arrive toujours à son terme et remplit par définition le rôle qui lui était dévolu, quel qu’en soit le dénouement. Les innombrables ratages des enquêtes n’ayant pas abouti seront par le fait même escamotés. Comme le caractère arbitraire des poursuites, orchestrées en fonction des moyens du bord, disparaît par enchantement derrière l’évidence actuelle du procès qui se tient. Cette  » réalité  » du procès, s’imposant au public comme le lieu exclusif où la justice trouve à s’incarner, sert bien les intérêts du parquet : ayant choisi lui-même les causes qu’il confie au tribunal, le procureur du roi prend facilement la mesure de son adversaire, ce qui lui confère en quelque sorte le rôle d' » ange du bien  » et tend à convaincre que  » le crime ne paie jamais « . Après tout, si les honnêtes gens en demeurent convaincus, l’essentiel n’est-il pas atteint ?

par bruno dayez

En choisissant les affaires qu’il fait juger, le plus souvent en  » gagnant « , le parquet tend à convaincre que  » le crime ne paie pas « 

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