34. Joué d’avance ?

Le procureur du roi, loin d’épuiser ses prérogatives dans la position qu’il occupe au procès, est essentiellement un homme de l’ombre. Même s’il devait s’en justifier au motif qu’il £uvre dans l’intérêt de la collectivité, la première caractéristique de son travail est d’échapper à la visibilité du public. Or c’est dans la phase préparatoire du procès qu’il exerce la plénitude de ses attributions. C’est dire qu’en étant seul aux commandes lors de ces préliminaires, le parquet dispose, bien plus que le juge lui-même, d’un pouvoir de décision sans partage. Sans faire du juge un fantoche, on observera que le choix des affaires qui lui sont soumises et, surtout, l’état dans lequel celles-ci lui parviennent relèvent de la totale discrétion du parquet. En focalisant l’attention du public sur la phase du procès lui-même, la justice donne à voir, somme toute, une mise en scène, une représentation avantageuse d’elle-même. Quiconque assiste à un procès est amené à se dire que les choses doivent effectivement se passer comme cela, car ses différents acteurs y soignent d’ordinaire leur image. Mais, si chacun utilise avec une certaine habileté rhétorique les arguments qui passent à sa portée, se demande-t-on jamais qui a distribué les cartes ? En tournant le regard en amont, vers ce qu’on appelle l’information judiciaire, en déplaçant les projecteurs vers les coulisses, on s’aperçoit que l’issue du procès dépend, la plupart du temps, de ce qui s’est passé avant. L’imagerie judiciaire en prend certes un solide coup : ainsi, tout serait joué d’avance ? Sans aller jusque-là, la vérité commande de dire que le suspense règne rarement en maître dans les prétoires. A contrario, la cour d’assises détient pratiquement le monopole des verdicts qui étonnent même les habitués : c’est que le caractère profane du jury et son existence momentanée empêchent de miser sur la logique et l’habitude qui font d’une certaine manière de juger une véritable tradition ! Pour le reste, devant des juges professionnels, et à plus forte raison si les plaideurs ont coutume de déployer leur verve devant eux, le jugement final ne surprendra pas. La déception peut être réelle à l’annonce du verdict, la satisfaction aussi. Elles seront cependant, l’une comme l’autre, attendues.

Qu’est-ce qui fait donc du procureur du roi l’authentique maître d’£uvre du procès ? Lorsqu’un fait délictueux est porté à sa connaissance, c’est à lui que revient le pouvoir d’enquêter. Tout comme celui de ne pas le faire. Même s’il a vocation à élucider toutes les infractions dont il est informé, à poursuivre leurs auteurs et à les faire condamner, il y a une marge considérable entre la théorie et la réalité. Le procureur du roi est d’abord redevable des informations qu’il reçoit de la police. Il est surtout tributaire des moyens qui lui sont alloués : si la surcharge de travail est à la fois continuelle et considérable, il tendra d’office à privilégier le travail efficace. Cet impératif de rentabilité conduit, sans parti pris conscient, à traiter par priorité les causes simples, dont la solution n’est pas douteuse, au détriment des affaires complexes, les  » petits  » dossiers plutôt que les  » gros « . A cette aune, la délinquance d' » astuce  » a toujours un bel avenir. Outre qu’il est beaucoup plus difficile de la repérer et d’en identifier les auteurs, la mise en état d’une affaire de droit pénal social ou financier suppose la mobilisation de moyens importants alors que les ressources disponibles n’augmentent pas. Pour une part non négligeable, la politique criminelle des parquets est ainsi dominée par des considérations utilitaires. La fin dictée par les moyens, tel est sans doute l’effet le plus pernicieux de la pénurie. L’opportunité des poursuites apparaît alors comme un principe dévoyé. En théorie, il donne au procureur du roi toute latitude d’apprécier si tel fait dont il est informé mérite que son auteur présumé soit poursuivi. Cette marge de man£uvre permet d’éviter la mise en £uvre mécanique de la répression quand la moindre gravité d’un délit, les circonstances qui l’entourent ou des considérations relatives à la personne qui l’a commis rendent une condamnation  » inopportune « . Il serait fou, en effet, de vouloir réprimer à tout prix, sans relâche, car il faut conserver au jugement pénal l’impact que lui confère sa rareté. Si ce principe peut être approuvé, car il oblige à poursuivre avec discernement, qu’en penser par contre s’il devient l’alibi derrière lequel se camoufleraient l’incurie ou le découragement de magistrats dépassés par l’ampleur de la tâche, n’étant plus  » debout  » que par le nom ?

par bruno dayez

Le débordement et l’objectif de rentabilité conduit les parquets à traiter en priorité les affaires simples

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