31. A quelle sauce être mangé ?

Le domaine dans lequel s’exerce le plus visiblement le pouvoir des juges est sans nul doute celui de la sanction. Feraient-ils preuve en l’occurrence du pire des défauts, celui de l’arbitraire ? La loi pénale n’a-t-elle pas été conçue, justement, pour épargner ce risque au justiciable ? En légiférant, ne voulait-on pas éviter que règne en maître la liberté de punir  » à la tête du client  » ? Quelle est la place exacte qu’occupent, dans notre système, l’impératif légal et le libre arbitre individuel de ceux qui sont chargés de l’appliquer ? Force revient-elle, en fin de compte, à la loi ou bien à ceux qu’elle arme ? Cette question est fondamentale puisqu’elle revient à se demander si l’égalité formelle des citoyens devant la loi ne se double pas d’une inégalité, bien réelle cette fois, devant la justice.

On constate d’abord, à l’examen des lois pénales, qu’elles prévoient pour chaque infraction une peine minimale et une peine maximale. La loi s’est donc départie du  » tarif unique  » autrefois en vigueur et lui a préféré un système d’évaluation beaucoup plus souple, faisant la part belle à ceux qui devront décider en fonction des caractéristiques de chaque cas particulier. Le vol, par exemple, est puni d’un emprisonnement… d’un mois à cinq ans. Comme on le voit, la marge de man£uvre du juge va donc dans ce cas de 1 à 60 ! Cette latitude d’évaluation n’est pas exceptionnelle. Un assassinat est puni de la réclusion à perpétuité, mais, en admettant les circonstances atténuantes (qui ne sont pas légalement définies et relèvent donc d’une appréciation quasi discrétionnaire), le coupable peut se voir infliger une peine de trois ans d’emprisonnement, qui plus est assortie d’un sursis. Cet exemple est le plus frappant, puisque le juge peut aller, pour ainsi dire, paraphrasant un roman célèbre, de zéro à l’infini ! On ne peut donc faire grief aux juges de fluctuer d’un extrême à l’autre, puisqu’ils ont mission de punir selon leur propre jugement de valeur. La loi ne leur dit pas, au surplus, à quoi doit servir la peine qu’ils infligent et les maintient, au contraire, dans une complète indécision à cet égard. Tout se passe, en d’autres termes, comme si la loi les laissait se débrouiller seuls en étant convaincue qu’ils feront pour le mieux. N’est-ce pas qu’étant juge, ils sont présumés agir d’office conformément à ce que justice exige ?

Le cadre légal, s’il enserre la fonction de punir, le fait donc lâchement. L’invention de nouvelles peines (telles que la peine de travail ou la déclaration de culpabilité) ne fait qu’accroître le champ d’autonomie des juges. Ceux-ci se trouvent, en fin de compte, quasiment seuls pour choisir le type de sanction et la fixer en quantité. S’étonnera-t-on, dès lors, d’observer d’énormes disparités d’un tribunal à l’autre, voire d’une chambre à l’autre du même tribunal ? Mais peut-on reprocher à tel juge d’être manifestement beaucoup plus répressif que ses collègues, ou brocarder tel autre pour faire couramment preuve d’une mansuétude excessive quand la loi les investit en quelque sorte de juger par eux-mêmes ? Paradoxalement, les juges ne cultivent d’ailleurs pas leurs particularités. Ils ne tiennent pas beaucoup, en général, à se faire une réputation et se défendraient plutôt de se distinguer de leurs homologues. Sont-ils même conscients, l’un d’être sévère, l’autre d’être indulgent, puisqu’ils sont convaincus de juger en conscience et qu’ils sont ce qu’ils sont, comme chacun de nous ? Rare est sans aucun doute le magistrat qui trouve plaisir à sanctionner, étant par là même, non plus sévère, mais plus cruel ! A l’inverse, le juge au tempérament doux se défendra, sauf exception, de pécher par laxisme. Nul doute que chacun essaie de faire pour bien faire en s’arrangeant avec sa propre conception du bien et du mal. Que tous ne partagent pas la même vision du monde relève d’une insurpassable évidence. Les conséquences, malgré tout, n’en sont pas minces puisque, selon que vous serez jugé ici ou là, si vous êtes déclaré coupable, le sort qui vous sera fait peut varier considérablement. Faute de balise, en effet, les juges doivent, au fil du temps, constituer, chacun pour soi, leur système de références. Tenus de  » travailler sans filet « , ils flirtent continuellement avec le risque. Et toute erreur de jugement est fatale, forcément. Une position aussi vertigineuse serait certainement intenable s’il n’y avait ceci : l’autorité que revêt tout jugement empêche normalement de le critiquer. Il n’existe aucun lieu où pouvoir affirmer que la peine infligée par tel jugement définitif à tel condamné est inéquitable. La justice telle qu’elle existe se survit ainsi grâce à sa situation de monopole.

bruno dayez

Selon que vous serez condamné par un juge laxiste ou sévère…

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