29. En délibéré !

La position qu’ils occupent fait donc des juges, a priori, des êtres qui échappent à la mêlée. Toutes les qualités leur sont en effet présumées acquises. Ainsi seront-ils impartiaux jusqu’à preuve du contraire. Pourvu que les apparences soient sauves, (ce qui implique, par exemple, qu’ils ne s’attablent pas avec l’une ou l’autre des parties), on sera bien obligé de supposer qu’ils ne sont jamais animés d’aucun parti pris ! De même sont-ils considérés comme indépendants, sauf si la démonstration est faite qu’ils ne le sont pas. Remarque identique pour toutes les autres vertus dont la loi les pare : intelligence, compétence, perspicacité, etc. Dans tous les cas, le rôle dévolu au juge sous-entend qu’il soit  » surnaturellement  » doué !

Or quelle nécessité y avait-il à confier le soin de décider, en dernière instance, à un homme seul, alors que la vérité est censée résulter du débat judiciaire, soit d’une discussion entre les diverses parties au procès ? Autrement dit, quel est le rôle exact du débat en justice, s’il revient à un seul de délibérer puis d’imposer son  » verdict  » (littéralement :  » dit vrai « ) ? Cette question, curieusement, passe toujours inaperçue alors que la réponse est essentielle pour comprendre notre manière de rendre la justice. C’est que l’on met toujours en évidence la phase du débat pour soutenir que le procès est réellement contradictoire. Et, s’il donne la parole à toutes les parties à la cause, sans en réserver le monopole à la défense ou à l’accusation, s’il permet à chacun de faire valoir ses arguments et de soumettre à la critique ceux de la partie adverse, n’est-ce pas que le procès est équitable ? On avance donc qu’il ne pourrait y avoir de meilleure justice possible puisqu’elle confère à tous un droit égal à la parole. De la sorte, la libre confrontation qui s’ensuivra permettra au juge de faire son opinion en parfaite connaissance de cause. Mais ce que l’on escamote, ce disant, c’est le fait qu’au terme du débat le juge, l’ayant clôturé, délibère dans la solitude et privilégie toujours seul la solution qui prévaudra. On a donc opté pour un système qui fonctionne en deux temps : si la justice fait la part belle aux joutes d’arguments qui font le sel du procès et en assurent le spectacle, elle enveloppe ensuite la prise de décision elle-même d’un profond mystère. Comme si le juge, par définition, se situait au-dessus du débat, comme si sa façon de raisonner opérait miraculeusement la synthèse des opinions qui s’expriment devant lui, comme s’il avait le pouvoir de réconcilier les contraires. Ce que le juge décidera n’est donc pas considéré comme l’expression d’un point de vue supplémentaire, subjectif ou partisan. Ce qu’il dira pèse d’office d’un poids déterminant parce qu’il sera parvenu, grâce aux qualités dont sa fonction le dote, à dépasser le particulier pour devenir l’expression de l’universel : par lui, raison et justice s’incarnent.

Ce langage grandiloquent peut paraître caricatural. Il ne l’est pas. Il révèle au contraire la part de mysticisme qui entoure notre conception de la justice. Même si les juges se prennent très rarement pour des pythies, c’est l’organisation judiciaire qui les place en posture d’énoncer non-stop la vérité. C’est pour persuader qu’ils constituent une race à part que la loi entoure leurs délibérations du secret le plus absolu. Ainsi, lorsqu’ils rendront leur jugement, celui-ci doit-il s’imposer comme une révélation, avoir pour caractéristique première d’être incontestable. Il ne se conçoit pas, en effet, que la teneur du jugement soit à son tour débattue : pendant le débat, le juge s’est tu ; quand le juge a parlé, tout est dit. Son devoir de réserve avait déjà pour fonction d’éviter qu’il se compromette en paraissant avoir un quelconque préjugé ; dès lors qu’il s’est exprimé, ce ne peut être que de manière définitive et irrévocable. Certes, dira-t-on, mais il y a des chambres composées de trois juges et le droit d’appel est presque toujours garanti. Ces deux remarques n’ébranlent pas, me semble- t-il, ce qui précède. Que les juges soient plusieurs ne change rien à leur statut : ils détiennent toujours sans partage le pouvoir de juger, tandis que les parties au procès ne sont d’aucune manière associées à son issue : partie civile, prévenu et ministère public ne participent nullement à la prise de décision. Quant à la possibilité d’exercer un recours contre un jugement, elle équivaut à substituer un juge à un autre, et nullement à remettre en cause la suprématie du juge en tant que telle. Si l’on voulait qu’un jugement ait force de loi, existait-il une autre solution que d’ériger en oracle celui qui le rend ? C’est en tout cas l’option que l’on a retenue.

bruno dayez

Pourquoi et comment le juge dit la vérité

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