Bernardine Evaristo © getty images

12 nuances de Noir.e.s

Dans Fille, femme, autre, Bernardine Evaristo rend tangible et vibrante la multiplicité des expériences de la diaspora afro-britannique d’hier comme d’aujourd’hui. A travers le destin de onze femmes et d’un personnage non binaire.

Fille d’un père nigérian et d’une mère anglo-irlandaise, dotée d’une carrière prolifique au Royaume-Uni, Bernardine Evaristo a d’abord cofondé – en 1982, avec Patricia Hilaire et Paulette Randall – le Theater of Black Women. A l’instar d’Amma et Dominique, deux des protagonistes de son nouveau roman, elle a cherché tôt à élargir le champ des représentations, à une époque où on reléguait encore les femmes noires à des rôles d’esclaves, de servantes ou de prostituées. Suivront sept romans (dont Blonde Roots et Mr Loverman) et un poste de professeure de littérature à l’université de Brunel, à Londres, où elle mettra entre autres sur pied un prix international de poésie africaine.

Je m’efforce de rester politique au sein des systèmes, en cherchant à subvertir leurs carcans étroits. J’y suis intégrée, mais à mes propres conditions.

Cette pionnière a brisé des plafonds de verre dans son pays – à commencer par être la première auteure noire de fiction à occuper le haut des classements – mais aussi à l’international, en obtenant pour Girl, Woman, Other (titré Fille, femme, autre, dans la traduction en français), le prestigieux Man Booker Prize 2019 (avec Margaret Atwood). Dans son huitième texte choral à la densité impressionnante, avec mordant, empathie et humour, elle nous parle des batailles menées pour trouver une  » chambre à soi  » dans sa famille, son couple mais avant tout dans la société britannique. Il nous dit aussi que l’heure pour envisager plus de diversité dans le monde littéraire a peut-être enfin sonné.

La forme de votre roman fait partie de l’expérience immersive. Comment avez-vous construit ce texte ?

J’appelle ça de la fiction-fusion. J’avais un peu expérimenté ce procédé dans mon roman précédent, Mr Loverman. C’est de la poésie, sans que ça en soit, ce qui me permet d’utiliser les mêmes outils, dont la façon fluide de disposer le texte sur la page ou de se débarrasser des points finaux. Pour moi, c’était extrêmement libérateur de faire un pas de côté par rapport à la grammaire anglaise, de dire beaucoup avec peu de mots. Chaque personnage a environ trente pages dédiées au fil desquelles on peut apercevoir l’ensemble de sa vie, entre passé et présent. Ça m’a aussi permis d’entrer en profondeur dans le subconscient, de les lier. D’en faire un roman, pas un recueil de nouvelles.

Fille, femme, autre tient compte du genre, de la classe, de la race, de l’âge ou même de la sexualité. Donner à voir la pluralité des expériences, c’était combattre les stéréotypes souvent associés aux Afro-descendantes ?

Mon envie était de montrer qui nous sommes, en tant que femmes noires britanniques, dans toutes nos nuances. Enfin, principalement en tant que femmes : un.e des protagonistes est non binaire. Le livre n’a pas pour intention de déclarer une fois pour toutes ce que serait la féminité noire. Personne n’est gravé dans le marbre. Les champs que vous mentionnez, ainsi que la conscience politique ou même le contexte culturel, sont constitutifs de qui nous sommes vraiment. Ce n’est pas seulement que nous sommes stéréotypées dans ce pays : nous avons tendance à être invisibles. Nous ne sommes pas très bien représentées dans la fiction : mon défi était de montrer comment nous devrions apparaître, d’une façon qui comble les trous. De créer une présence en face de toute cette absence.

Fille, femme, autre, par Bernardine Evaristo, traduit de l'anglais (Grande-Bretagne) par Françoise Adelstain, éd. Globe, 400 p.
Fille, femme, autre, par Bernardine Evaristo, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Françoise Adelstain, éd. Globe, 400 p.

Penelope et Shirley sont professeures, avec un enthousiasme rongé par le système. Amma s’éduque surtout grâce à Sisterwrite, la librairie féministe fondée à 1979 à Islington, dans la banlieue londonienne. Avez-vous foi dans la transmission non officielle ?

Le système éducatif au Royaume-Uni n’était pas très inclusif à mon époque, mais très patriarcal et sélectif, voire aristocratique. Quand on nous enseigne l’histoire, cela inclut toujours peu de récits de personnes noires ou asiatiques alors qu’elles aussi font partie du maillage britannique. Idem dans le cas des femmes. Les personnes qui sont touchées par ces manques pallient ça en trouvant leurs balises dans l’histoire alternative ou radicale, deviennent autodidactes par nécessité, sont avides de livres féministes, d’ouvrages plus globaux, de bouquins écrits par des lesbiennes, etc. J’y ai enfin trouvé le genre de littérature qui me parlait, même si ça n’était pas mon vécu spécifique.

N’est-ce pas plus efficace que l’action plus radicale des mouvements, parfois nommée cancel culture ?

Les gens qui font beaucoup de bruit sur les réseaux sociaux sont aussi ceux qui n’ont pas vraiment de leviers à disposition dans la vie réelle. La plupart du temps, ce sont des gens marginalisés, peu écoutés. C’est une autre forme de discrimination, qui vient s’ajouter à toutes les autres. Les réseaux sociaux leur confèrent enfin une voix. Cela ne veut pas dire pour autant qu’ils veulent effacer ou détruire. Je trouve que l’expression cancel culturea quelque chose de terriblement trompeur en regard de la réalité des faits.

Amma, la plus proche de votre parcours, s’interroge sur son art, passé de l’ underground au mainstream et à la consécration publique. Cette tension vous travaille ?

Venant d’un background radical, je me considère toujours comme une auteure radicale. Mais, soudainement, Girl, Woman, Other est devenu un succès commercial important, parce que j’ai gagné le Man Booker Prize. Je sais que ça m’a tout à coup donné un certain leadership, mais le texte conserve sa radicalité, tout comme la pièce d’Amma, La Dernière Amazone du Dahomey. Je m’efforce de rester politique au sein des systèmes, en cherchant à subvertir leurs carcans étroits. J’y suis intégrée, mais à mes propres conditions. Depuis longtemps, je m’efforce de faire découvrir d’autres auteur.e.s noir.e.s mais, aujourd’hui, mon audience s’est considérablement amplifiée.

Vous avez écrit la préface du rapport  » Rethinking Diversity in Publishing « . Cette réflexion sur la diversité est-elle un élan momentané ou va-t-elle susciter de vrais changements ?

Voir le genou de ce policier sur la gorge de George Floyd, un homme noir, était tellement choquant que cela a provoqué des répercussions profondes dans la façon dont les gens envisagent désormais le racisme. En Grande-Bretagne, les institutions ont été ébranlées par les manifestations de rue, très multiculturelles. Par effet rebond, le monde éditorial aussi a été réveillé et ne s’interroge plus seulement sur ce qui est publié mais aussi sur celles et ceux qui publient – jusqu’ici des équipes essentiellement blanches. Je fais partie de la Black Writers’ Guild et nous allons nous assurer que ces promesses ne sont pas vaines. Je pense que nous en verrons les résultats dans les prochaines années, mais il nous faudra très probablement maintenir une certaine pression.

Entretien par téléphone : Anne-Lise Remacle

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