Cent mètres de haut, dont 80 sous la surface, pour mieux résister à la puissance des vagues. © dr

Polar Pod: l’incroyable expédition scientifique de Jean-Louis Etienne dans l’océan Austral (récit)

Thierry Fiorilli
Thierry Fiorilli Journaliste

La « cathédrale » scientifique de Jean-Louis Etienne sera dressée au cœur de l’océan Austral, le plus sauvage et le moins exploré de tous, en 2024. Elle s’appellera Polar Pod, résistera à toutes les tempêtes et étudiera de pied en cap cette étendue qu’on dit désertée par les dieux et principal puits à CO2 de la planète. Une expédition folle, préparée par l’explorateur depuis douze ans.

Jean-Louis Etienne ne se plie pas aux dictons marins. Pas qu’il les méprise, pour ne naviguer qu’à vue de nez. Diable non. Quand on a 76 ans (tout juste fêtés, c’était le 9 décembre), qu’on a été le premier à atteindre le pôle Nord en solitaire (en 1986, après 63 jours de marche), qu’on a traversé l’Antarctique à traîneau à chiens (en 1990, après sept mois, 6 300 kilomètres parcourus), qu’on a réussi la première traversée du pôle Nord en ballon (en 2010, en 121 heures et 30 minutes, 3 130 kilomètres couverts), qu’on a fendu durant trois mois la banquise, à travers l’océan Arctique (en 2002, au gré des courants de dérive) et qu’avant tout ça, en tant que médecin d’expédition, on a gravi l’Himalaya, traversé la Patagonie, sillonné le Groenland et accompagné Eric Tabarly lors de la course autour du monde (victorieuse, en 1978, à bord du mythique Pen Duick VI), entre autres épopées, on respecte tant les éléments que l’expérience de ceux qui les affrontent depuis des siècles.

Il projette d’ériger sa «cathédrale» en plein cinquantièmes hurlants, au mitan des tourmentes.

Pour autant, sa soif d’aventures, sa quête de découvertes et sa volonté de contribuer tant à la recherche scientifique qu’à la préservation de la planète ne s’affalent pas aux pieds de la sagesse de vieux loups de mer. Jean-Louis Etienne en tient compte. Pour embarquer plus fort, et mieux paré. Avec humilité, mais détermination. Et donc, les marins ont beau claironner que si «sous 40 degrés de latitude, il n’y a plus de lois», eh bien, matelot, «sous 50 degrés, il n’y a plus de dieux», c’est en plein cinquantièmes hurlants, ces latitudes situées entre les 50e et 60e parallèles, au mitan des tourmentes, qu’il projette d’ériger ce qu’il appelle «ma cathédrale».

Jean-Louis Etienne, «l'entrepreneur d'expéditions» contribuant à protéger la planète.
Jean-Louis Etienne, «l’entrepreneur d’expéditions» contribuant à protéger la planète. © dr

Parce qu’il y travaille depuis douze ans. Et que ce sera un édifice de cent mètres de haut, dont quatre-vingts seront immergés, pesant deux mille tonnes, dont 150 de lest. Conçu par le bureau d’ingénierie navale Ship ST, à Lorient, assemblé en Afrique du Sud, il sera tracté à l’horizontale jusqu’au cœur de l’océan Austral, là où les vents soufflent comme des furies – les rafales déferlent à plus de 250 km/h. Là où les vagues se font scélérates, avec une hauteur de leur creux à leur crête plus de deux fois supérieure à la moyenne de celle des autres vagues, ce qui les fait atteindre trente mètres et davantage, et une pression alors d’au moins cent tonnes par mètre carré. Là où, l’hiver, presque aucun navire ne s’aventure plus, tant tout est hostile, tant tous les dieux y ont capitulé, laissant à tous les démons le loisir d’y entretenir leur enfer terrestre. Même s’il n’est que de glace, d’eau et d’air furieux.

L’ISS des mers

C’est précisément pour ça que Jean-Louis Etienne y plantera sa cathédrale, baptisée Polar Pod. Pas pour évangéliser ces lieux diaboliques. Pour les étudier. Sur le long terme – trois ans – , de jour comme de nuit, quelle que soit la saison, avec, à bord, non-stop mais se relayant, une équipe de quatre chercheurs, trois marins et une huitième personne dont le profil dépendra des circonstances. Parce que le monument sera un bateau. Vertical, donc. Battant pavillon scientifique. Une sorte d’ISS, la station spatiale internationale, mais océanographique. Sans aucune motorisation, juste entraînée par le courant circumpolaire, les vents d’ouest, des voiles asymétriques, six éoliennes fournissant l’énergie et réparties sur deux ailes, donnant à l’ensemble l’allure d’une croix plus que d’un phare, et un propulseur transversal (à dix mètres sous la ligne de flottaison) et tournant en orbite aussi.

Au-dessus de la surface, la nacelle de l'équipage et les deux ailes d'éoliennes. Sous l'eau, un lest de 150 tonnes assure la stabilité.
Au-dessus de la surface, la nacelle de l’équipage et les deux ailes d’éoliennes. Sous l’eau, un lest de 150 tonnes assure la stabilité. © dr

L’édifice sera redressé au fur et à mesure que ses ballasts se rempliront d’eau de mer. La nacelle, dont la structure est en aluminium et la coque en acier spécial – pour résister à tous les grains – , où séjournera l’équipage, avec ses instruments de navigation et de recherche et son autonomie de six mois, surplombera alors les flots de quinze mètres. La mission pourra commencer. Si tout va bien, on sera à l’automne 2024. Le Polard Pod se laissera alors dériver pour effectuer deux tours du monde en effectuant une rotation tout autour de l’Antarctique, soit 24 000 kilomètres, à la vitesse moyenne d’un nœud (ou 1,8 km/h). Le ravitaillement et la relève des équipes, tous les deux mois, seront assurés par un voilier, en aluminium lui aussi, Le Persévérance – le même nom que l’astromobile, ou le rover, chargé d’étudier le sol martien pour l’opération Mars 2020. Une belle bête aussi, ce voilier, mon capitaine: 42,64 mètres de long, 11 mètres de large, des mâts hauts de 33 mètres, une vitesse de croisière de 10 nœuds (ou 18 km/h) et la capacité d’affronter les mers démontées, les vents survoltés et les glaces obstinées. Il a été mis à l’eau fin novembre, après construction dans le Finistère.

L'itinéraire du double tour du monde autour de l'Antarctique En vert, la dérive du Polar Pod. En rouge, les trajets de ravitaillement et relève du Persévérance.
L’itinéraire du double tour du monde autour de l’Antarctique En vert, la dérive du Polar Pod. En rouge, les trajets de ravitaillement et relève du Persévérance. © National

Quatre grands objectifs

Si l’on considère qu’une cathédrale est une église abritant le siège épiscopal, Jean-Louis Etienne y résidera-t-il au long cours? «Non, sourit-il, avec une pointe d’accent du Sud de la France (il est du Tarn). Au début, je serai très présent. Pour superviser l’installation, depuis cet océan aux eaux froides, qu’aucun continent ne cloisonne, qui ceinture l’Antarctique et dont les eaux couvrent les parties sud des océans Pacifique, Atlantique et Indien. Mais ce sont les scientifiques qui doivent y séjourner et y travailler, à tour de rôle et dans des conditions de confort et de sécurité que nous avons voulues exemplaires. Pour mener des recherches sur cet océan, tempétueux, lointain et difficile d’accès, donc sous-exploré.» Avec le Polar Pod, stabilisé par son profond tirant d’eau, résistant aux vagues immenses, puisque ne leur offrant que peu de surface d’impact, et récoltant in situ des données tout au long de l’année, jusqu’en 2027, on devrait en savoir beaucoup plus.

Le Persévérance, conçu pour résister aux mers démontées, a été mis à l'eau fin novembre.
Le Persévérance, conçu pour résister aux mers démontées, a été mis à l’eau fin novembre. © dr

Et sur quatre grands axes: «D’abord le climatique, reprend celui qui a été directeur général des instituts océanographiques de Paris et de Monaco. On sait que l’océan Austral joue un rôle très important sur le climat, rien que parce qu’il absorbe à lui seul la moitié de la quantité de CO2 émise par l’activité humaine et captée par tous les océans réunis – «On ne dit plus “les océans” désormais, on dit “l’océan mondial”». Mais en réalité, on ne le connaît pas bien. Des campagnes y sont menées, mais l’été essentiellement. Le reste du temps, on ne sait pas très bien ce qui s’y passe. Dès lors, le Polar Pod est une offre logistique exceptionnelle pour des chercheurs en attente d’une meilleure connaissance, tout au long de l’année, de cette étendue, principal puits de carbone océanique de la planète, et de son rôle majeur dans la régulation du climat.»

En fait, «les eaux, très froides, y remontent à la surface et, au contact de l’atmosphère, absorbent le CO2, qu’elles aspirent littéralement en replongeant vers le fond, sous la force des courants». La hauteur des vagues est dès lors essentielle: plus elles sont grandes, plus elles emprisonnent de gaz, avant de l’emporter dans les profondeurs. Où retombe aussi celui qu’a capturé le phytoplancton (les végétaux). Et puisque l’océan Austral se mêle à ses frères Indien, Pacifique et Atlantique, il leur transmet, d’une manière ou d’une autre, outre sa température, ce double stock de CO2. Bref, les travaux de Polar Pod devraient aider à mesurer quand il en capture et en libère, plus ou moins en quelle quantité, pourquoi, avec quelles conséquences sur le climat et quelle dépendance au dérèglement ou aux actions entreprises pour le limiter. «On a des hypothèses sur cet océan, mais on manque de mesures précises sur la durée.»

Deuxième mission, «l’inventaire de la faune marine. Le Polar Pod est un navire propre, zéro émission et silencieux, puisqu’il n’a pas de groupe électrogène mais six éoliennes qui lui fournissent l’électricité dont il a besoin. Sur la structure, nous installerons des hydrophones, des micros sous l’eau. Grâce à cette écoute, passive, nous recenserons les espèces qui émettent des sons et vivent dans cet océan austral, c’est-à-dire essentiellement des mammifères. Et, une fois encore, à toutes les saisons, ce qui est intéressant puisque, jusqu’ici, les inventaires de faune étaient essentiellement réalisés l’été et souvent de visu.»

Troisième objectif scientifique: «L’étude de l’impact anthropique, la pollution due à l’homme: quelle quantité de microplastiques, de pesticides, de métaux lourds, etc., retrouve-t-on dans l’océan Austral?» Et plutôt à quelle époque, dans quelles parties de ses eaux et pour quelles raisons? «Enfin, il y a le volet validation des mesures qu’effectuent les satellites, avec leurs formidables capteurs. Autrement dit, les calibrer en fonction de ce qu’on observe sur le terrain, de ce qui se passe “au sol”. Nous calibrerons ces satellites sur les états de la mer, de la météo, de la vitesse du vent et de la couleur de l’océan dans le sens où il y a ce phytoplancton, ces herbes planctoniques de mer, qui sont le départ de toutes les vies dans l’océan et qui produisent de la chlorophylle, donnant la teinte verte à l’eau. Si son activité biologique est affectée par les changements climatiques, ça altérerait la couleur des océans.» L’observation du degré de modification de cette couleur serait par conséquent un outil supplémentaire pour prévenir ou constater des dérèglements, et prendre les mesures pour le combattre.

La foi et le banquier

Bref, Jean-Louis Etienne développe depuis douze ans un projet ultra-ambitieux. «Nous avons collecté des informations auprès des palangriers, ces pêcheurs qui sont les seuls à naviguer là-bas, la saison froide. Puis on a réalisé des maquettes, ici, en France. Après, on a procédé à des essais des maquettes dans des bassins, à Nantes et Brest notamment, avec des bureaux d’ingénieurs. Cela nous a permis de concevoir un vaisseau qui n’est pas tributaire du mouvement des vagues, sur la ligne de flottaison, là où le vent et la mer se rencontrent, mais qui descend jusqu’à être stabilisé par les eaux profondes. Et en surface, on a un treillis, dont les tubes sont d’acier, ce qui signifie que la mer passe au travers. Le bateau est donc poreux à la vague. Toutes les études que nous avons menées démontrent ainsi sa stabilité dans cette grosse mer.» Précisément «cinq degrés de gîte au maximum et un mouvement vertical inférieur à 10% de la hauteur des vagues», détaillait en août dernier, dans un entretien au mensuel Science & Vie, l’ingénieur Marc Nokin, embarqué dans la conception du Polar Pod.

C’est une véritable entreprise. Elle exige de l’argent, ce que la science n’a pas. Il faut donc compter sur le mécénat et le sponsoring.

L’aventure relève d’un partenariat public-privé: elle est coordonnée par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), avec le Centre national d’études spatiales (CNES) et l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer) et soutenue par 43 institutions et universités de douze pays et par plusieurs entreprises. L’Etat français prend à sa charge la construction du laboratoire océanographique flottant, soit quinze millions d’euros. A Jean-Louis Etienne, qui a dû emprunter pour la fabrication du Persévérance, de rassembler les «autour de 18 millions» restants, soit le budget d’exploitation, qui couvre l’organisation de l’expédition, la logistique, etc. «C’est une véritable entreprise. Par conséquent, cela exige de l’argent, ce que la science n’a pas. Il faut en conséquence compter sur le mécénat et le sponsoring.» Le budget n’est pas complètement bouclé, la crise et l’inflation mondiales n’ayant naturellement pas fait diminuer les coûts des matériaux indispensables au bateau ravitailleur notamment.

Le Polar Pod abritera dans sa nacelle l'équipe et le matériel scientifiques. Le Persévérance assurera la relève et le ravitaillement tous les deux mois.
Le Polar Pod abritera dans sa nacelle l’équipe et le matériel scientifiques. Le Persévérance assurera la relève et le ravitaillement tous les deux mois. © dr

En attendant, celui qui, à la fin du XXe siècle, a fait construire le voilier polaire Tara puis, au début des années 2000, le dirigeable Total Pole Airship, destiné à mesurer l’épaisseur de la banquise couvrant l’océan Arctique mais détruit par une tempête, garde la foi. Et s’il admet «bénéficier d’une expérience de projets», il continue à courir les financements. «Parce que ce n’est pas sur la foi que le banquier vous prête de l’argent.»

L’équation et la zone d’influence de Jean-Louis Etienne

D’où, aussi, cette expression de «cathédrale», quand il évoque le laboratoire océanographique mobile géant. «Sa hauteur, son ambition, ses engagements, son audace. La persévérance qu’il exige…» On comprend aussi le nom du voilier. Et pourquoi cet «entrepreneur de l’aventure» considère qu’il est nettement moins utile, aujourd’hui, d’«alerter encore sur l’urgence climatique, de descendre dans la rue pour manifester ou de jeter de la sauce tomate sur une peinture, puisqu’on a bien compris que la situation est critique» que «de travailler concrètement aux solutions à apporter à un problème qui est d’une grande complexité, à trouver le moyen de passer le plus rapidement possible de notre addiction aux fossiles pour 80% de notre énergie à une énergie décarbonée. C’est ça, l’équation.»

Il est nettement moins utile de jeter de la sauce tomate sur une peinture que de travailler concrètement aux solutions pour passer à une énergie décarbonée.

Qu’il va présenter dans les écoles, les universités, les entreprises, dans des conférences. «Parce que chacun doit être efficace sur sa zone d’influence.» Comme le sera le Polar Pod durant ses deux années de dérive, au gré du courant circumpolaire, et de relevés scientifiques, avec des instruments presque faits sur mesure, puisqu’il faut composer avec l’espace disponible et les limites de consommation d’énergie imposées par le souci écologique de l’expédition. Avant, sauf vents contraires, de servir à d’autres missions, à travers peut-être d’autres océans. Puisqu’il aura, depuis celui qui est le plus impénétrable, confirmé cet autre dicton marin: «A force de contempler la mer, on finit un jour par la prendre.» En l’ayant affiné, puisqu’il aura fini, lui, par l’apprendre. La comprendre. Au profit de la planète. Aussi vrai que «tout bateau non baptisé est mené par le diable aux rochers».

Ceux de l’océan Austral peuvent toujours rugir. La sagesse de ceux qui vivent au large, Jean-Louis Etienne en a toujours tenu compte.

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