Penser global, agir local. Les hommes et les animaux sauvages peuvent-ils cohabiter en paix ?

Ben Herremans
En partenariat avec Rolex

Alors que la population mondiale approche des 8 milliards d’âmes, les conflits entre l’homme et la faune sauvage se multiplient. Les enjeux : la nourriture et l’espace. Pour Krithi Karanth, ce problème n’est pas une fatalité, et elle le prouve. En 2019, la biologiste indienne recevait le Prix Rolex à l’esprit entreprise. « Nous devons apprendre à mieux connaître et comprendre les animaux sauvages. »

Élevée dans l’entourage de tigres

Krithi Karanth est la fille d’un biologiste spécialisé dans l’étude des tigres. Née en mars 1979, elle a été élevée dans un amour inconditionnel des merveilles naturelles de l’Inde. « Avant d’avoir deux ans, j’avais déjà vu des tigres. À huit ans, je suivais les tigres avec mon père, j’apprenais à lire et à suivre leurs traces, et adolescente, j’apprenais à poser des pièges photographiques. J’ai passé les dix-sept premières années de ma vie dans la nature sauvage. Pour moi, c’était le paradis, et j’étais persuadée que tous les enfants en Inde vivaient la même enfance merveilleuse. Ce n’est que bien plus tard que je me suis rendu compte à quel point mon enfance a été inhabituelle et combien j’ai eu de la chance. Encore aujourd’hui, les jours passés dans les forêts sont les plus heureux de ma vie. »

Si on n’est pas optimiste, on abandonne en fait la planète à son sort

Sommité en matière de vie sauvage

Aujourd’hui, le Dr Krithi Karanth est elle-même biologiste. Après treize années d’études dans les universités américaines de Duke, Yale et de Floride, sa passion pour la vie sauvage de son pays (la nature et en particulier la faune sauvage) et le souhait d’apporter de réels changements la ramènent en Inde.
Krithi Karanth est actuellement Directrice et Chief Conservation Scientist du Center for Wildlife Studies de Bangalore, un centre d’excellence internationalement reconnu dans le domaine de la recherche sur la vie sauvage. Ce centre a été créé il y a 37 ans, dans le but de protéger la faune sauvage de l’Inde et son habitat.
En 2019, Krithi Karanth a reçu le Prix Rolex à l’esprit d’entreprise. « Ce fut un des moments les plus importants de ma vie », dit-elle. « Cela m’a donné la force et le courage de continuer. Le soutien de Rolex m’insuffle une confiance inestimable. »

Conflits entre l’humain et l’animal

L’Inde est en train de devenir le pays le plus peuplé du monde. Les aires de nature protégée occupent à peine 5% de son territoire, ce qui est une portion minuscule par rapport à d’autres pays comparables. Et pourtant, c’est bien en Inde que vivent 70% des tigres du monde et 50% des éléphants d’Asie.

Faute de territoires vierges, les animaux sauvages et les humains vivent à proximité les uns des autres. En Inde, plusieurs centaines de milliers de situations conflictuelles entre l’humain et l’animal, se produisent chaque année. Les animaux sauvages (tigres, léopards, éléphants, ours…) n’ont aucune conscience des frontières posées par les humains à leur territoire. Résultat, des êtres humains et leurs troupeaux se retrouvent attaqués, blessés ou tués, des cultures sont détruites, des biens sont endommagés.
« Et les humains se défendent en tuant sans pitié ces animaux sauvages », raconte Krithi Karanth. Un vrai cercle vicieux.

Numéro de téléphone gratuit

Le gouvernement indien verse chaque année 5 millions de dollars aux paysans et villageois à titre de compensation pour les dommages causés par des animaux sauvages. Selon Krithi Karanth, les 100.000 cas signalés par an ne sont que la pointe de l’iceberg. Les autorités manquent en effet de ressources pour traiter rapidement les plaintes. « J’estime que le nombre réel est trois à quatre fois plus élevé. »
C’est pour cela qu’en 2015, le Center for Wildlife Studies crée le programme Wild Seve, avec un numéro de téléphone gratuit que les villageois et les paysans peuvent appeler afin d’obtenir de l’aide pour compléter leurs demandes d’indemnisation pour les dommages subis. Des équipes de terrain sont alors envoyées sur place par Wild Seve pour documenter la situation conflictuelle en question et aider à remplir les formulaires destinés au gouvernement.

20.000 plaintes de 10.000 familles

Wild Seve vient actuellement en aide à un demi-million d’habitants de 600 villages situés à proximité des parcs nationaux de Bandipur et de Nagarahole. Le programme est déjà intervenu dans 20.000 demandes d’indemnisation déposées par quelque 10.000 familles, pour un montant total de 973.000 dollars.

Le projet est actuellement en train d’être étendu à un millier d’autres villages proches de trois réserves de faune sauvage. Krithi Karanth utilise une technologie mobile pour identifier les zones sensibles qui nécessitent une attention particulière et des mesures, par exemple des abris et des clôtures à l’épreuve des prédateurs afin de réduire les dégâts aux récoltes et d’améliorer la sécurité des personnes et de leur bétail.
L’approche pragmatique pratiquée par la biologiste renforce la confiance de la population dans le programme Wild Seve, et transforme l’hostilité envers les animaux sauvages en tolérance. « Il est essentiel d’améliorer les habitudes locales et d’accentuer la sensibilisation », estime-t-elle.

Les enfants doivent apprendre à mieux cohabiter avec des animaux sauvages

Impact sur les enfants

C’est précisément dans cette optique qu’en 2018, Krithi Karanth fonde Wild Shaale (Shaale signifiant ‘école’), un programme éducatif mené dans plus de 700 écoles de zones à haut risque de situations conflictuelles avec la faune sauvage. Avec Wild Shaale, elle a touché jusqu’à présent près de 28.000 enfants vivant à proximité de 17 réserves de faune sauvage.

« Les scientifiques du Centre for Wildlife Studies étudient depuis 30 ans les interactions entre l’homme et la faune sauvage », explique Krithi Karanth. « Ce travail nous a permis d’entrer en contact étroit avec des communautés vivant à proximité d’une réserve de faune sauvage. Quand des humains et des animaux sauvages doivent cohabiter, leur interaction tourne souvent au conflit. »

« Nous avons constaté que les conflits entre humains et animaux ont un impact psychologique négatif sur les enfants, chose qui nous avait longtemps échappé. Il est très difficile pour ces enfants de grandir dans un environnement stressant, marqué par un risque élevé de conflit entre l’humain et l’animal. Un père qui doit monter la garde près de ses cultures chaque nuit pendant trois mois, cela ne favorise pas un bon climat familial. Il y parfois des situations réellement traumatisantes, par exemple quand des enfants voient des éléphants détruire les champs sur lesquels leurs parents ont travaillé dur, plongeant leur famille encore un peu plus dans la pauvreté. Ou quand un tigre ou un léopard tue un animal familier de la famille, comme une vache, une chèvre ou un chien, ou blesse (voire pire) un habitant du village ou un membre de la famille. Après des expériences aussi choquantes, il n’est pas étonnant que l’attitude de ces enfants à l’égard de la vie sauvage ne soit pas très positive. »

Stimuler la curiosité et l’empathie

Wild Shaale s’adresse à des enfants scolarisés de 10 à 13 ans vivant dans les campagnes indiennes à proximité de réserves de faune sauvage. Même si l’enseignement des sciences de l’environnement est inscrit par la constitution, c’est très peu le cas dans la pratique.

Krithi Karanth : « Nous devons organiser des programmes d’apprentissage spécifiques et utiliser un matériel pédagogique adapté pour renforcer chez les enfants leur intérêt naturel, leur curiosité et leur empathie pour la nature.

Nous faisons en sorte que le programme soit aussi ludique que possible, avec beaucoup de storytelling, de jeux, et d’autres activités. Comme beaucoup de programmes sont destinés à des enfants occidentaux, nous avons cherché des outils mieux adaptés à notre culture. Notre programme comprend des éléments qui sont spécifiquement adaptés aux écosystèmes locaux et donc à la faune sauvage que nos enfants sont susceptibles de rencontrer.

Nous avons des solutions qui sont bonnes tant pour les humains que pour les animaux

Un modèle pour le monde entier

Un système d’évaluation est associé au programme. Krithi Karanth : « Il nous permet de mesurer l’impact du programme sur leur connaissance de l’environnement et leur attitude envers la nature et la vie sauvage. Quatre sessions suffisent déjà pour constater des résultats. Les enfants acquièrent des connaissances fondamentales sur la façon de préserver la faune sauvage mais aussi de s’en protéger, et ils apprennent à maîtriser les mécanismes qui permettent de mieux cohabiter avec ces animaux en sécurité. »

« Nous espérons, avec Wild Shaale, former les futurs stewards de l’environnement. Le programme est diffusé à une échelle de plus en plus large, à chaque fois dans de nouvelles langues. À un horizon de cinq ans, nous visons 3.000 écoles autour de 70 réserves de faune sauvage. »

À terme, Krithi Karanth souhaiterait que Wild Seve et Wild Shaale fusionnent en un modèle de conservation de la faune sauvage applicable à l’échelle mondiale. « Cela pourrait fonctionner en Afrique, en Amérique du Sud et dans certaines régions d’Asie, bref dans toutes les régions du monde où humains et animaux sauvages vivent à proximité les uns des autres. »

L’optimisme, une obligation

« Je suis résolument optimiste, je n’abandonne jamais. Si on n’est pas optimiste, on abandonne en fait la planète à son sort », conclut Krithi Karanth. « Je constate que nous arrivons à changer l’état d’esprit des gens. L’Inde fait mieux aujourd’hui qu’il y a 50 ans. Il y a bien sûr encore énormément de travail, avec 1,4 milliard d’habitants, dont 800.000 à 900.000 ont du mal à satisfaire leurs besoins de base. J’espère seulement que nous n’oublierons pas que nous partageons aussi notre belle Terre avec les animaux. Beaucoup d’endroits et d’espèces sont en danger, mais nous disposons de la technologie et du soutien des pouvoirs publics pour protéger la vie sauvage. Nous avons des solutions qui sont bonnes tant pour les humains que pour les animaux, des ressources que le monde ne possédait pas il y a 10 ou 20 ans. Nous devons juste faire preuve de suffisamment de bon sens et utiliser ces ressources en temps utile. »

Rolex soutient des personnes et organisations qui recherchent et développent des solutions aux problèmes de la planète et qui ainsi contribuent à rendre le monde meilleur et à préserver la planète pour les prochaines générations. Dans cette série Le Vif met leurs efforts en lumière. Le Vif a réalisé ces articles en toute indépendance rédactionnelle.

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