Vladimir Poutine
Vladimir Poutine © Getty

« Vladimir Poutine s’érige en défenseur de la Russie éternelle » (entretien)

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Dans la propagande pour justifier le conflit en Ukraine, le président russe se drape dans le souvenir de la Grande Guerre patriotique, la victoire de l’Armée rouge sur l’Allemagne nazie, analyse l’historien Pierre Rigoulot. Quitte à manipuler l’histoire.

«L’Occident provoque des conflits et des coups d’Etat, entretient un culte pour le nazisme et détruit les valeurs traditionnelles pour continuer à dicter sa volonté aux peuples et perpétuer un système de vol et de violence.» Le discours du président Vladimir Poutine à l’occasion du Jour de la victoire, célébration de la victoire de l’Union soviétique sur l’Allemagne nazie en 1945, n’a pas dérogé, le 9 mai, à l’argumentaire russe sur la guerre engagée contre l’Ukraine depuis le 24 février 2022. L’Occident est l’agresseur. Il perpétue la barbarie nazie. La Russie est dans son droit quand elle attaque son voisin. Il en va de la défense et de la survie de la forteresse assiégée…

Il y a dans les Etats totalitaires une assez grande indifférence au sort de chaque individu.» Pierre Rigoulot, historien.

Pour nourrir ce fantasme, Vladimir Poutine ne cesse d’entretenir, depuis des années, le souvenir de la Grande Guerre patriotique, l’héroïque combat de l’Armée rouge contre l’Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale sous la houlette de Staline. Mais il s’évertue scrupuleusement à en masquer les aspects les plus controversés, le pacte germano-soviétique ou l’invasion de la Pologne en 1939. L’historien Pierre Rigoulot publie, avec sa collègue Florence Grandsenne, Quand Poutine se prend pour Staline (1), étude fouillée sur cette manipulation de l’histoire et cette réhabilitation inconditionnelle de son prédécesseur. Décryptage.

Lors de son discours pour le Jour de la victoire, le 9 mai, Vladimir Poutine a de nouveau dénoncé la menace de l’Occident.
Lors de son discours pour le Jour de la victoire, le 9 mai, Vladimir Poutine a de nouveau dénoncé la menace de l’Occident. © belgaimage

Quel intérêt Vladimir Poutine trouve-t-il à redorer l’image de Staline en entretenant notamment le souvenir de la Grande Guerre patriotique?

Poutine se drape dans le souvenir de la Grande Guerre patriotique mais aussi dans celui de l’histoire glorieuse de l’armée russe. Il fait volontiers référence à la victoire contre les Polonais au XVIIe siècle, à celle contre Napoléon au XIXe, ou à celle contre Hitler au XXe. En inscrivant son «opération militaire spéciale» en Ukraine dans la lignée des conflits passés, il en fait un des moments glorieux du roman national russe. Ainsi, il s’érige en défenseur de la Russie éternelle. Il ne s’arrête pas à Staline.

La référence par Poutine à la Grande Guerre patriotique s’accompagne d’oublis délibérés. Les deux principaux sont-ils l’alliance avec l’Allemagne nazie entre 1939 et 1941, et l’aide substantielle des Etats-Unis et du Royaume-Uni après la volte-face d’Hitler?

Deux des critiques les plus vives à cette approche par Poutine sont effectivement le silence sur l’alliance germano-soviétique et la minimisation de l’aide anglaise et surtout américaine à l’URSS à partir de 1942. Une aide formidable. Moi-même, je n’avais pas conscience de son importance. Elle se manifeste dans les domaines du transport, de l’alimentation, mais aussi de l’équipement et de l’aviation militaires. Elle fut absolument capitale pour l’armée soviétique. Et puis, il y a la première période gommée du pacte germano-soviétique: le pacte de non-agression du 23 août 1939, où l’Europe centrale et orientale est partagée par les deux puissances, le véritable pacte d’amitié du 28 septembre 1939.

L’attaque conjointe de la Pologne par l’Allemagne nazie et par l’URSS en 1939 est-elle le symbole de cette alliance?

C’est à la fois le symbole de cette coopération et un des meilleurs exemples des mensonges de Poutine. L’offensive contre la Pologne consacre la mise en application du pacte germano-soviétique du 23 août 1939 et met en évidence les précautions prises par Staline pour faciliter sa volte-face. D’abord, il requiert du gouvernement polonais un appel à l’aide pour contrer l’attaque de l’Allemagne nazie, ce à quoi celui-ci se refusera. Ensuite, il justifie l’intervention de l’Armée rouge par le fait que l’Etat polonais n’existe plus. Il y a dans cette façon de traiter la Pologne une dimension qui peut rappeler l’attitude de Vladimir Poutine à l’égard d’une Ukraine qui, selon lui, n’existe pas de façon indépendante.

En quoi, autre parallèle, la guerre actuelle en Ukraine est-elle en partie comparable à l’offensive soviétique contre la Finlande en 1939?

L’offensive contre la Finlande en 1939 nous a particulièrement intéressés parce qu’elle présente des similitudes assez remarquables avec la guerre en Ukraine. Comme Poutine soupçonne aujourd’hui l’Ukraine d’être manipulée par l’Otan et les Etats-Unis, Staline considérait que la Finlande l’était par l’Allemagne nazie. L’attaque contre la Finlande est provoquée par les Soviétiques, qui prétextent des tirs d’artillerie contre leurs troupes à la frontière, comme l’a été celle contre l’Ukraine par les Russes. Le déroulement du conflit lui-même présente des ressemblances avec l’actuel. La population finlandaise défend vaillamment son territoire et le connaît parfaitement. Les Soviétiques sous-estiment leurs adversaires et méconnaissent le pays qu’ils attaquent. Résultat: ceux-ci perdent cent fois plus d’hommes que les Finlandais et subissent quelques défaites peu glorieuses. Ensuite, ils se replient et procèdent à des bombardements répétés et indiscriminés. C’est ce à quoi on a aussi assisté en Ukraine. Le parallèle entre les deux conflits pourrait aussi susciter une certaine inquiétude puisque en 1939, ce sont les Soviétiques qui l’ont emporté. Sauf que, grande différence, l’aide que les Français et les Anglais n’ont pas apportée à la Finlande à l’époque est aujourd’hui bien fournie par les alliés occidentaux de l’Ukraine…

Le pacte germano-soviétique de 1939 signé par l’Allemand von Ribbentrop et le Russe Molotov, entourant Joseph Staline.
Le pacte germano-soviétique de 1939 signé par l’Allemand von Ribbentrop et le Russe Molotov, entourant Joseph Staline. © getty images

Vous expliquez l’apport essentiel de l’Union soviétique, lors de la Seconde Guerre mondiale, dans la lutte contre le nazisme et le tribut excessivement lourd payé par l’armée et la population civile. Les pertes humaines importantes, est-ce une constante dans la conduite des guerres par les Russes?

Ces pertes sont effroyablement élevées. On évoque des estimations de 27 millions de personnes décédées, dont onze millions de soldats. Je pense qu’il y a, dans les Etats totalitaires, une assez grande indifférence au sort de chaque individu. L’URSS a procédé en 1941, sur ordre de Staline, à des opérations offensives qui n’étaient pas du tout adaptées à l’attaque allemande et avec un matériel militaire beaucoup moins avancé sur le plan technique qu’on pouvait le penser. Le résultat a été effectivement un nombre très important de victimes. Les pertes russes en Ukraine ont l’air élevées, même si elles ne le sont pas autant qu’elles le furent en Finlande. Là, on était dans un rapport de un à cinq entre pertes locales et soviétiques. Aujourd’hui en Ukraine, il semble que le rapport soit plus serré. On peut se demander s’il ne faut pas étendre ces cas des guerres germano-soviétique et en Ukraine à d’autres conflits menés par d’autres Etats totalitaires. Je pense, par exemple, à la guerre de Corée lorsqu’à la fin 1950, Mao a lancé ses troupes mal équipées contre les forces sud-coréennes et, surtout, américaines. Des soldats américains ont témoigné de leur écœurement face au grand nombre d’ennemis tués lors de ces offensives.

La violence est magnifiée alors qu’à l’époque soviétique, elle était “l’accoucheuse de l’histoire.”

Comment expliquer les sympathies de certains Ukrainiens à l’égard de l’armée nazie?

Beaucoup d’Ukrainiens ont effectivement bien accueilli les troupes allemandes en 1941 parce qu’ils étaient épuisés par le système soviétique qui les dominait. Ils souhaitaient deux choses, la décollectivisation et la possibilité de retrouver le chemin de l’église. Ils ont cru qu’il en irait ainsi avec l’arrivée des Allemands. Ils ont vite déchanté car, en réalité, les nouveaux occupants se souciaient peu de l’avenir des Ukrainiens. Ils ont notamment été lents à démanteler les kolkhozes, l’agriculture collectivisée. Il n’en demeure pas moins qu’un certain nombre d’Ukrainiens se sont engagés aux côtés des nazis en faisant leur l’accusation selon laquelle les Juifs et les bolcheviques étaient de même nature, cette idée du judéo-bolchevisme. Cela a existé. Il faut le reconnaître. Mais il est bien difficile de faire un rapprochement avec la situation actuelle. Dans l’Ukraine d’aujourd’hui, seule une faction extrêmement minoritaire de la population peut être qualifiée d’extrême droite. Les dernières estimations aux élections la situent dans une fourchette de 3% à 4%.

(1) Quand Poutine se prend pour Staline. L’ombre de la Grande Guerre patriotique sur l’Ukraine, par Florence Grandsenne et Pierre Rigoulot, Buchet-Chastel, 256 p.
(1) Quand Poutine se prend pour Staline. L’ombre de la Grande Guerre patriotique sur l’Ukraine, par Florence Grandsenne et Pierre Rigoulot, Buchet-Chastel, 256 p. © National

Installer des Etats tampons aux frontières, est-ce un souci commun à l’URSS de Staline et à la Russie de Poutine?

Si l’Europe centrale a été conquise après 1944 au moment de l’avancée victorieuse de l’Armée rouge vers l’Allemagne, ce n’était pas pour rendre leur liberté à ses populations mais bien pour les faire passer d’un régime autoritaire à un autre. Cette Europe a servi à étendre le pouvoir soviétique et aussi à garantir stratégiquement l’éloignement de l’Otan. Avec l’effondrement du bloc communiste, ces Etats se sont rapprochés assez rapidement des frontières de l’Otan que dénonce Poutine. Mais il n’a pas compris que c’est sa propre politique qui a produit des volontés d’adhésion à l’Otan, la Finlande et la Suède en étant les derniers exemples. Il s’agissait donc bien, après 1945, de créer un glacis aux marges de l’URSS, mais aussi à l’intérieur même de son territoire. Des populations jugées susceptibles collectivement d’être traîtres à la patrie ont ainsi été déportées dans des endroits où elles «ne nuiraient pas», souvent au-delà de l’Oural ou au Kazakhstan. Cette politique du glacis continue-t-elle avec Poutine? Il me semble que c’est le cas. On l’a vu avec la Géorgie, au sud de la Russie, en 2008. Et on peut se demander si une lutte contre la perte d’un glacis essentiel de la Russie n’est pas aussi à l’œuvre aujourd’hui. Il y certainement plusieurs raisons à cette guerre en Ukraine du côté russe. Celle de la volonté de maintenir un Etat tampon n’est sans doute pas négligeable. La Russie se perçoit toujours comme une sorte de forteresse assiégée. C’est une de mes plus grandes surprises. Vladimir Poutine considère que la Russie est menacée par l’Occident depuis bien avant la période de l’Union soviétique.

Vous écrivez aussi que «la Russie d’aujourd’hui réalise une osmose inattendue et même improbable entre le soviétisme, la mafia, et le tsarisme»…

C’est cela. Il y a aussi la brutalité mafieuse dont on n’a pas parlé. Dans le livre, nous insistons sur le fait que l’Union soviétique représentait quand même quelque chose. On peut dire que les gens se sont trompés et qu’ils ont placé leurs espoirs là où il ne fallait pas. Mais dans l’Union soviétique, on parlait des lendemains qui chantent… Aujourd’hui, on ne parle plus de lendemains qui chantent. On a l’impression que cette puissance et cette capacité à faire la guerre prennent beaucoup plus d’importance et, plus inquiétant peut-être, que c’est la violence qui est magnifiée en tant que telle, alors qu’à l’époque soviétique, la violence était, comme l’affirmait Friedrich Engels (NDLR: philosophe et théoricien communiste allemand, 1820- 1895), «l’accoucheuse de l’histoire», c’est-à-dire des fameux lendemains qui chantent. Il y avait un mauvais moment à passer, le moment révolutionnaire, mais après, on allait voir ce que l’on allait voir… Aujourd’hui, ce n’est plus du tout cela que défendent Vladimir Poutine et les dirigeants russes.

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