Paul Rusesabagina

Un tribunal belge a-t-il été utilisé pour arrêter le « héros de l’Hôtel Rwanda »?

Muriel Lefevre

À la demande d’un tribunal rwandais, une perquisition au domicile de Paul Rusesabagina, le « héros de l’Hôtel Rwanda », a eu lieu à Kraainem en septembre 2019. Cette enquête controversée est aujourd’hui critiquée par l’administration Biden. Retour sur une étrange affaire.

«  »Je me suis réveillé à Kigali… » C’est ainsi que Paul Rusesabagina s’est confié au consul de Belgique venu lui rendre visite en prison dans la capitale rwandaise le 1er septembre 2020. On est au lendemain de son apparition sur le sol rwandais, menottes aux poignets, dans les locaux du redoutable Rwanda Investigation Bureau. Pour sa famille, c’est un choc. Ce farouche opposant au pouvoir de Paul Kagame était censé se trouver à Dubaï, en provenance de San Antonio, au Texas, où il réside. Personne n’imaginait qu’il se retrouverait dans son pays d’origine, qui le pistait sans relâche. » écrit François Janne d’Othée dans son long article qui lui est consacré dans nos colonnes.

Paul Rusesabagina, 66 ans, est le personnage central du film Hotel Rwanda (2004) qui narre les jours tragiques de l’hôtel Mille Collines de Kigali, alors propriété de la Sabena, qu’il a dirigé pendant le génocide de 1994. Grâce à ce Hutu, plus de 1.200 Tutsis ont pu s’y réfugier, s’entassant dans les chambres et faisant la cuisine avec l’eau de la piscine. Avec son épouse tutsi, il a ensuite obtenu l’asile politique en Belgique en 1996 avant de se voir octroyer la nationalité belge. Pour sa bravoure, « Mr Paul » a été décoré par le président Bush de la plus haute distinction civile aux Etats-Unis. Une fondation à son nom a vu le jour.

Paul Rusesabagina
Paul Rusesabagina© Belga

Dans son pays il va pourtant passer du statut de héros à paria. « Après le génocide, mon père était bien vu par Kagame, et cela a duré jusqu’au film », affirme sa fille adoptive Carine Kanimba, dont les parents ont été tués durant le génocide. « On lui a proposé de beaux jobs. Mais quand il a commencé à évoquer les droits de l’homme, comme il le faisait déjà sous le précédent régime, il est progressivement passé de héros à paria. » Le nouveau pouvoir, qui a mis fin au génocide, finit par le qualifier de « faux héros hollywoodien ». Il est vrai que des bruits circulent: l’hôtelier a sommé des réfugiés, dénués de tout, de payer leurs chambres et leurs repas, il a fermé les yeux sur la présence aux étages de militaires du régime génocidaire…

En 2018, un mandat d’arrêt est même lancé contre lui. C’est l’année où il crée le Mouvement rwandais pour le changement démocratique (MRCD), dont le siège est installé dans sa maison de Kraainem. Or, le MRCD est soupçonné d’avoir un bras armé, le Front national de libération (FNL), qui veut renverser l’actuel pouvoir.

Comment Paul Rusesabagina s’est-il retrouvé au Rwanda, un pays où il était certain de se faire arrêter ?

Que s’est-il passé entre le 27 août, jour de son arrivée à Dubaï avec un vol Emirates depuis Chicago, et le 31 août, jour de son apparition à Kigali ? Les autorités émiraties assurent que l’homme a quitté légalement le pays. Les deux Etats entretiennent des rapports étroits, sur les plans diplomatique, aérien, commercial. L’avocat belge de la famille, Me Vincent Lurquin, évoque un enlèvement, ce qui rendrait toute poursuite irrecevable. Sauf que Kagame lui-même a balayé toute idée de kidnapping. L’homme aurait-il dès lors été trompé sur la destination ? Au correspondant à Kigali du New York Times, invité à l’interviewer dans sa cellule, l’ex-hôtelier a expliqué qu’en embarquant depuis Dubaï, il pensait mettre le cap sur Bujumbura, au Burundi, pour pouvoir donner quelques conférences. Un de ses contacts, un prêtre burundais, l’avait en effet invité à se rendre à Bujumbura en jet privé. Mais à la surprise de Rusesabagina, l’avion s’est envolé pour Kigali où l’opposant a été arrêté et accusé de terreur, de meurtre, d’enlèvement et d’incendie criminel.

Depuis, il y attend son procès. Un procès, qui aurait dû commencer le 26 janvier de cette année, mais qui a été reporté au 17 février. Des organisations de défense des droits de l’homme telles que Human Rights Watch et Amnesty International ont décrit le vol de Dubaï à Kigali comme un transfert extrajudiciaire et un enlèvement. Par ailleurs, un nouveau rapport de l’American Bar Association (ABA) se montre très critique sur la façon dont Rusesabagina est maintenu en détention préventive. Selon ce rapport cité par De Standaard, il a dû passer des mois sans avocat de son choix et ses avocats internationaux ne sont pas autorisés à entrer au Rwanda. Les enquêteurs de l’ABA soulignent que Rusesabagina est cardiaque et souffre d’hypertension, et n’a pas accès à ses médicaments habituels ni à des soins médicaux indépendants.

La Belgique a accepté d’apporter son aide judiciaire à Kigali

Fait plus gênant pour notre pays, et bien que M. Paul soit Belge, la Belgique a accepté d’apporter, en 2019, son aide judiciaire à Kigali dans cette affaire. Des perquisitions à son domicile de Kraainem auraient permis – dixit la justice rwandaise – de découvrir les preuves d’un versement de 20.000 euros au FLN. « Un dossier pénal est ouvert en Belgique, et se trouve toujours à l’instruction pour des faits dénoncés par le Rwanda », signale Eric van Duyse, porte-parole du parquet fédéral.

Selon le ministre de la Justice Vincent Van Quickenborne (Open VLD), une perquisition au domicile de Rusesabagina à Kraainem a effectivement eu lieu en septembre 2019. Elle a été menée à la demande du tribunal rwandais par un juge d’instruction belge et deux agents de la police fédérale. Selon des sources citées par De Standaard, l’un des objets saisis était un disque dur. Le parquet fédéral confirme que cette coopération judiciaire est soumise à l’accord du ministre des Affaires étrangères et du ministre de la Justice, respectivement en 2019 Didier Reynders (MR) et Koen Geens (CD&V). Les informations de l’enquête belge ont été transmises au tribunal rwandais et font maintenant partie du dossier de l’accusation.

Pour la famille de Rusesabagina et son avocat belge Vincent Lurquin, il s’agit là de l’instrumentalisation du système judiciaire belge au profit d’un régime autoritaire qui a enlevé un citoyen belge en violation de tout le droit international précise encore le quotidien flamand.

L’affaire a aujourd’hui gagné l’international. D’autant plus depuis que le nouveau secrétaire d’État américain Antony Blinken a fait de la libération de Rusesabagina une priorité après que Carine Kanimba, la fille adoptive de Rusesabagina, a plaidé sa cause auprès de lui.

Rencontre avec le ministre rwandais Vincent Biruta

À ce jour, la ministre des Affaires étrangères Sophie Wilmès (MR) refuse de parler d’un enlèvement ou d’un transfert extrajudiciaire et déclare que la Belgique « met tout en oeuvre, par des contacts au plus haut niveau, pour que M. Rusesabagina soit traité avec dignité, reçoive des soins médicaux adéquats et bénéficie d’un procès équitable ». Toujours selon le cabinet de Wilmès, « on travaillerait intensivement sur ce dossier au niveau diplomatique, mais avec la discrétion nécessaire, afin de ne pas désavantager M. Rusesabagina ».

Elle rencontrait aujourd’hui même son homologue rwandais Vincent Biruta. Lors de cette réunion, la ministre des affaires étrangères Sophie Wilmès a insisté pour que Paul Rusesabagina, qui a été emprisonné au Rwanda, soit suivi médicalement depuis la Belgique puisqu’il est belge depuis 1999. Par exemple en « mettant en relation les médecins concernés ». Selon des rapports non confirmés, Paul Rusesabagina souffre d’un problème cardiaque et d’hypertension et n’a pas accès à ses médicaments.

Lors de la conversation téléphonique, le vice-premier ministre a également insisté pour que les droits de M. Rusesabagina, en tant que citoyen belge, soient strictement respectés ». Wilmès n’a par contre pas fait de commentaires sur son état ni sur les circonstances de son arrestation. Le ministre rwandais aurait reçu « positivement » les demandes de Wilmès, ce qui ne signifie pas pour autant que les demandes belges seront acceptées. En tout état de cause, la Belgique et le Rwanda restent en contact étroit. « C’était une bonne conversation » est-il encore précisé.

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