La réforme fiscale de 2017 " a ajouté une couche d'injustice à un système déjà bien abîmé ". Ici, une manifestante devant la Trump Tower. © S. PLATT/GETTY IMAGES/AFP

 » Un gouvernement d’ultrariches pour les ultrariches « 

Le Vif

L’économiste Gabriel Zucman, coauteur de l’ouvrage à succès aux Etats-Unis Le Triomphe de l’injustice (1), dénonce la réforme fiscale de Donald Trump et propose un impôt sur les  » ultramillionnaires « . Le débat fiscal sera un des enjeux des élections américaines de 2020.

Comment s’explique l’intérêt que suscite votre livre ?

Les Américains en ont plus qu’assez des inégalités, qui ont explosé. Aujourd’hui, les 0,1 % les plus riches possèdent autant que 90 % de la population. Notre livre démontre que, pour la première fois, en 2018, les milliardaires ont payé moins d’impôts que toutes les autres catégories de la population, avec un taux d’imposition moyen de 23 %, contre 28 % pour les autres. Le cas américain est passionnant, car c’est le pays qui avait le système fiscal le plus progressif du monde au milieu du xxe siècle, pendant trois ou quatre décennies… avant de partir très rapidement dans la direction opposée dans les années 1980.

Le thème de la justice fiscale peut-il s’imposer dans la campagne ?

C’est déjà fait. Dans ses meetings, Elizabeth Warren fait scander  » 2 cents, 2 cents ! « , slogan qui résume sa proposition d’impôt sur la fortune. Son habileté, c’est de commencer par dire que, si votre fortune s’élève à 50 millions de dollars ou moins, vous n’êtes pas impacté du tout par cet impôt. Donc, pas de panique. En revanche, si vous possédez plus de 50 millions (sous forme de yacht, de bijoux, d’oeuvres d’art, etc.), alors l’Etat prendra 2 centimes pour chaque dollar supplémentaire au-delà de ce seuil. Présenté comme ça, il est clair que Warren n’est pas une révolutionnaire bolchevique qui menace l’économie américaine. Le débat fiscal sera central lors des primaires démocrates, puis lors de la confrontation avec Donald Trump, car la seule réforme durable qu’il a fait aboutir, c’est sa réforme fiscale de 2017, qui a ajouté une couche d’injustice sur un système déjà bien abîmé.

Gabriel Zucman, professeur assistant d'économie à l'université de Berkeley.
Gabriel Zucman, professeur assistant d’économie à l’université de Berkeley.© B. ARBESU/REA

En quoi consiste votre rôle auprès des candidats progressistes Bernie Sanders et Elizabeth Warren ?

Il s’agit d’aider les Américains à se réapproprier le débat fiscal. Avec Emmanuel Saez, nous avons développé des méthodes et des statistiques pour répondre aux questions suivantes : comment faire fonctionner un impôt sur la fortune ? Quelles informations faut-il recueillir auprès du contribuable ? Quel budget pour l’IRS, l’agence qui collecte les impôts ? Qui cibler lors d’un contrôle fiscal ? Bref, tous ces aspects de plomberie de l’économie. Nous ne cherchons ni rémunération ni affiliation partisane. Nous avons aussi construit un site, Taxjusticenow.org, où les internautes peuvent simuler n’importe quelle réforme fiscale et voir ses effets sur l’économie.

Vous écrivez qu’une proposition d’impôt sur la fortune aurait pu changer la donne en 2016…

Le débat Clinton-Trump, cinq semaines avant l’élection, m’a marqué. La candidate démocrate attaquait le milliardaire parce qu’il ne payait pas d’impôts. Trump lui a répondu :  » Ah ! mais ça fait de moi quelqu’un d’intelligent !  » Et là, Clinton n’avait rien à rétorquer, puisqu’elle ne proposait que des mesures technocratiques incompréhensibles.

D’où vient l’opposition des Américains à l’impôt ?

Le mouvement anti-impôts et antigouvernemental est un phénomène complexe, qui vient principalement de l’esclavage. Les propriétaires d’esclaves s’opposaient à l’impôt sur la propriété, qui aurait accéléré l’abolition de l’esclavage, via la taxation. En gros, ils étaient contre l’idée que si vous possédez beaucoup d’esclaves, vous payez beaucoup d’impôts. Puissants et influents, ces esclavagistes ont imposé des limites constitutionnelles très fortes à la progressivité fiscale et aux impôts directs.

Pourtant, les Etats-Unis sont devenus un modèle de justice fiscale au xxe siècle.

C’est l’autre versant de l’histoire, avec une tradition fiscale très progressiste, incarnée par Franklin D. Roosevelt. En 1943, il propose un impôt de 100 % sur toutes les fortunes qui dépassent 25 000 dollars, c’est-à-dire l’équivalent de plusieurs millions de dollars actuels. Le Congrès a hésité et a finalement voté un taux d’imposition marginal de 93 %. Cette tradition a été maintenue par les gouvernements d’après-guerre, jusqu’à Ronald Reagan (1981-1988), qui a fait chuter ce taux d’imposition pour les plus riches de 70 à 28 % ! La progressivité fiscale correspond à une vision anglo-saxonne qui juge que les fortunes exorbitantes sont inutiles et gagnées au détriment du reste de la société. Il faut se rappeler que les Etats-Unis ont été pensés par les Pères fondateurs en réaction à l’Europe aristocratique inégalitaire du xviiie siècle.

Les Etats-Unis sont-ils devenus une ploutocratie ?

Il est difficile d’analyser autrement la réforme fiscale de 2017, qui permet aux plus riches de s’enrichir encore plus. Regardez les membres du cabinet de Donald Trump : leur fortune moyenne est de l’ordre de 100 millions de dollars. On est très proche du gouvernement par les ultrariches pour les ultrariches.

Entretien : Corentin Pennarguear

(1) The Triumph of Injustice, par Gabriel Zucman et Emmanuel Saez, WW.Norton, 2019, parution en français en février 2020 au Seuil.

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