Umberto Eco © GINO BEGOTTI/ISOPIX

Umberto Eco: « J’ai été formé sous le fascisme. Ça m’a rendu fondamentalement antipatriotique »

Le Vif

Le monument de la littérature, Umberto Eco, s’est éteint vendredi soir, à l’âge de 84 ans. En mars 2014, il nous avait accordé une interview à l’occasion de la sortie de Construire l’ennemi et autres écrits occasionnels.

Umberto Eco est un monument de la littérature. A 82 ans, l’écrivain italien – éternellement associé au Nom de la rose – reste toujours curieux du monde qui l’entoure. Il s’en fait l’écho dans Construire l’ennemi et autres écrits occasionnels (Grasset), qui regroupe plusieurs conférences ou essais thématiques. L’identité, les nouvelles technologies, l’astronomie ou la poétique particulière de Victor Hugo nous interrogent quant au pouvoir de l’art, du feu et des hommes. Faisant preuve d’humour, d’esprit et de bonhomie, Eco nous parle aussi, en exclusivité belge, du rôle essentiel de l’éducation dans la lutte contre le racisme et de l’évolution de l’Italie. Silvio Berlusconi a certes été un « génie » médiatico-politique. Mais face à la paralysie récurrente, l’accession du jeune Matteo Renzi au poste de Premier ministre est une chance et une nécessité. Encore faut-il qu’il le confirme dans les actes…

Le Vif/L’Express : Qui vous a transmis « la flamme » des livres quand vous étiez petit ?

Umberto Eco : Il n’y avait pas de livres à la maison, mais dans la cave à charbon, j’ai découvert une caisse d’ouvrages, reliés par mon grand-père typographe. Il possédait L’origine des espèces de Darwin, des livres osés ou un journal des poilus. Plus tard, j’ai reconstitué sa bibliothèque grâce aux bouquinistes. Cette première rencontre narrative s’est prolongée par Pinocchio ou des romans d’aventure. J’ai aussi été influencé par ma grand-mère, une femme sans culture, abonnée à la bibliothèque publique. En 1943, nous avons fui à la campagne pour échapper aux bombardements de ma petite ville qui comportait une gare stratégique. Nos amis m’ont permis de dévorer tous leurs livres ancestraux. C’était donc une enfance de lecteur.

Vous écrivez que « petit garçon, je rêvais devant les atlas, j’imaginais des voyages et des aventures en terre exotique ». Quelle terra incognita explorez-vous en écrivant ?

Amateur de science-fiction et de terres légendaires, j’aimais jadis inventer des pays. Dès l’âge de 10 ans, je me suis mis à écrire des romans. Le petit-fils du typographe les nourrissait de frontières et d’illustrations, mais ces « chefs-d’oeuvre » sont restés inaccomplis (rires). Aujourd’hui, je ne cherche pas à transmettre quoi que ce soit. L’écriture est une manière de m’amuser. Je décris plutôt le monde de tous les jours, même s’il s’agit parfois d’une vision déformée car l’écrivain peut effectivement décrire des terra incognita.

Quel est son rôle ?Il ne s’agit ni d’être poète ni d’être un Heidegger creusant la vérité. La narrativité se situe de l’autre côté de la philosophie. Certaines choses ne peuvent pas être démontrées, mais elles peuvent être racontées. J’estime que la narrativité est une leçon de moralité et de psychologie, comme l’atteste A la Recherche du temps perdu de Proust. Si la philosophie s’avère cruciale pour mettre en scène des idées universelles, la narrativité se concentre sur les particularités, qui deviennent universelles quand elles sont des oeuvres d’art.

Vous percevez-vous comme un écrivain italien cosmopolite ?

Je suis un écrivain européen pour plusieurs raisons, notamment de par ma formation comparatiste et mes innombrables lectures. L’un de mes premiers soucis est de savoir comment je vais être traduit, pour qu’un lecteur d’un autre pays puisse me comprendre. Aujourd’hui, j’ai la chance de l’être dans une quarantaine de langues et parfois, j’ai plus de succès à l’étranger. Je répète pourtant la tradition idéologique italienne : le roman est un objet poétique, ce qui compte c’est l’histoire racontée. Si je reste un adulte opposé aux clichés de la patrie, c’est parce que lors de mon enfance, j’ai été formé sous le fascisme. Ça m’a rendu fondamentalement antipatriotique. Voilà pourquoi, je me sens si européen !

« Avoir un ennemi est important pour se définir une identité […], mesurer son système de valeurs », écrivez-vous. Dès lors, construire un ennemi est-il naturel et excusable ?

C’est un phénomène naturel au même titre que le sexe et la mort. Mais ce n’est pas excusable. La mort n’est pas excusable ; elle est là. L’agressivité pour se forger une identité existe depuis le commencement. C’est fondamental. Mais dans toutes les civilisations, la civilité est un effort pour nous libérer. Ainsi la culture essaie d’apprivoiser le sexe : tu ne le pratiqueras pas avec ta mère, avec des enfants, en dehors du mariage… Je raconte, dans ce livre, mon dialogue avec un taximan pakistanais à New York. « Quel est votre ennemi ? » me demande-t-il. « Au XIXe siècle, il s’agissait des Autrichiens. Pendant la Seconde Guerre mondiale, on l’a commencée avec un ennemi et on l’a terminée avec un autre… Nous sommes un peu volages « , lui ai-je répondu. Lorsque je lui ai dit que nous n’avions plus d’ennemi, il m’a regardé comme un eunuque. Un homme qui n’a pas d’ennemi ! Je me suis rendu compte ensuite que la question n’est pas que les Italiens n’ont pas d’ennemi. En fait, ils ont des ennemis intérieurs. Depuis la chute de l’Empire romain, l’histoire de l’Italie n’a été qu’une lutte de ville à ville, de région à région. Le besoin de se dessiner un ennemi est fondamental.

Comment sort-on du racisme ? Vous parlez de l’éthique : essayer de comprendre l’ennemi.

Par l’éducation, seulement l’éducation. Les Etats-Unis ont attendu un siècle et demi pour en sortir. Et ils n’en sont pas encore complètement sortis. Le refus de celui qui est différent est normal. Ce ne sont pas seulement les Blancs qui disent que les Noirs puent. Les Noirs prétendent que les Blancs ont l’odeur de la mort. L’éducation peut changer les choses. Mon petit-fils a noué une grande amitié avec un garçon noir avec qui il était à l’Ecole française de Rome. Si on est éduqué à l’acceptation normale de la différence, le rejet peut être surmonté.

Le danger est la « diabolisation de l’ennemi ». Aujourd’hui, qui est l’ennemi diabolisé en Europe ?

C’est l’immigré. L’ennemi est avant tout celui qui occupe l’espace qui devrait être à moi. L’immigré occupe cet espace. Le racisme est toujours un vice des pauvres. Les riches ne sont pas racistes. Un grand industriel italien a épousé une Tunisienne, très belle. Ses ouvriers seraient un peu plus prudents. Lui n’est pas menacé par les autres. J’insiste : l’acceptation de l’ennemi est un produit culturel.

UMBERTO ECO EN 6 DATES

1932 Naissance à Alexandrie, en Italie.

1954 Son père rêvait qu’il fasse du droit, mais il fait le choix d’une licence en philosophie médiévale et littérature à l’Université de Turin.

1983 Après plusieurs essais, publication de son premier roman Le nom de la rose, vendu à des millions d’exemplaires et succès mondial au cinéma.

2008 Il est nommé professeur à l’Université de Bologne, où il devient une référence en sémiotique et linguistique.

2011 Membre de l’Académie Royale de Belgique, il continue à publier des essais et des romans.

2014 Sortie du recueil Construire l’ennemi et autres écrits occasionnels (Grasset).

Matteo Renzi est-il l’homme politique qui peut sauver l’Italie ? L’Europe a-t-elle besoin avant tout de dirigeants qui décident, qu’ils soient de gauche ou de droite ?

L’Italie a besoin de personnes qui prennent des décisions parce qu’y prévaut une situation narcotique depuis des années. Renzi est-il cet homme ? Nous ne le savons pas encore. Je ne suis pas voyant. Il est en train de prendre des décisions ; ce qui est important. L’Italie est ce pays où si vous trouvez sur votre table un journal d’il y a 20 ans en pensant avoir un quotidien actuel, vous pouvez le lire tranquillement sans vous en apercevoir. Un sursaut décisionniste était nécessaire.

Le mouvement populiste de l’humoriste Beppe Grillo est-il passager ou durable ?

Les prochaines élections en fourniront le test. Certes, il est né comme un mouvement de protestation. Mais tout le monde pensait qu’une majorité de ses électeurs souhaitait qu’il agisse. Or il continue à être uniquement dans le registre de la contestation. Quelle sera la réaction de son électorat ?

La longévité de Silvio Berlusconi a étonné dans d’autres pays d’Europe. Comment l’expliquer ?

L’explication, c’est que Silvio Berlusconi est un génie. Un génie financier, industriel… pourvu d’un charisme exceptionnel. Pour les vieilles dames qui regardent uniquement ses télévisions et ne lisent jamais un journal, Silvio Berlusconi a continué à garder ce charisme. Berlusconi me fait penser à la définition qu’on donnait de Nixon : « C’est le type qui entre après vous dans une porte à tourniquet et en sort le premier « . Ce qui lui permet de mentir avec une énorme désinvolture. Il sait que son public n’a pas une longue mémoire et qu’il est doté d’un âge moyen de 12 ans. Là est son génie. Sa base électorale est plus réduite qu’il y a 10 ans, mais encore consistante. De là son pouvoir. Les autres sont moins intelligents que lui. Ce n’est pas un jugement moral ; c’est un jugement technique.

Quel est votre rapport à l’Histoire d’hier et à celle qui est en marche aujourd’hui ?

Je considère que je suis né pour me souvenir du passé. Je dispose d’ailleurs d’une mémoire exceptionnelle. A 16 ans, j’écrivais déjà des choses nostalgiques car le futur ne me fascine pas. L’Histoire m’interpelle également sous l’angle culturel. Alors que la culture américaine est celle du présent, celle de l’Europe est axée sur l’Histoire et une réflexion permanente quant au passé. L’Histoire fait l’histoire, mais chez nous, elle est assimilée à une façon de penser. Ce n’est sans doute pas un hasard si la moitié de mes romans parlent du passé, c’est bien plus amusant que d’aborder le présent ! Pour comprendre ce dernier, on doit toutefois saisir l’Histoire. Or, la nouvelle génération perd l’épaisseur de la mémoire car elle ne s’en préoccupe pas.

Qu’en est-il d’Internet, contribue-t-il à une pluralité ou une uniformité des mondes ?

Internet nous offre une énorme quantité d’informations, mais cela aplatit le présent. Pour les gens de ma génération, c’est un formidable répertoire de recherche. On y trouve toutes les idées, que ce soient celles du Pape ou des nazis, mais ce flot empêche le filtrage, un phénomène une fois de plus lié à la scolarité. Les livres anciens nourrissent mon imagination. Quand j’écris certains romans, je cherche des livres qui ont trait au sujet traité. Mais il arrive qu’un ouvrage attise ma curiosité au point de me donner envie d’approfondir un thème. Il y a tant de choses que je n’ai pas abordées, que je crains toujours de me sentir à l’étroit.

Vous expliquez que le pouvoir a de plus en plus le moyen de contrôler le citoyen mais aussi – et c’est nouveau – que le citoyen peut désormais, surtout le hacker – surveiller le pouvoir. La transparence est-elle un progrès pour la société ?

Pour les particuliers, non. Même le pouvoir, parfois, a besoin de garder le secret. Nous vivons une période de grande confusion. Si je dévalise une banque, le fait de pouvoir être contrôlé quand je prends l’autoroute servira à me rattraper plus vite. Mais qu’une autorité mystérieuse sache toutes les fois où j’ai pris l’autoroute produit une quantité d’informations impossibles à exploiter. Cela oblige plutôt à la sincérité. Je ne mets pas dans mes courriels des propos que je ne dirais pas publiquement.

 » Si nous ne pensions pas que nos semblables nous disent le vrai ou le faux, toute vie sociale serait impossible », écrivez-vous. Ne pensez-vous pas que notre société banalise de plus en plus le mensonge ?

Toute notre vie se fonde sur le fait que nous croyons à ce qui nous est dit. Cela paraît une platitude. Mais c’est fondamental. Sur ce pilier de confiance se greffent les menteurs et les mensonges. Dans la vie courante, on dit : « Je n’ai pas confiance en ce type, c’est un menteur ». On ne dit pas : « Aie confiance en ce monsieur, il dit toujours la vérité ». La société est capable de se défendre contre le mensonge généralisé. Mais avec Internet, il est vrai qu’on est confronté à un accroissement des mensonges apolitiques qui risque d’anesthésier le public. A partir d’un certain niveau, cela pourrait être tragique. Mais on n’y est pas encore.

Construire l’ennemi – et autres écrits occasionnels, par Umberto Eco, éd. Grasset, 303 p.

Propos recueillis par Kerenn Elkaïm et Gérald Papy, à Paris

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