Une frappe à Kiev par un missile Iskander en février 2022: ces armes qui peuvent porter des charges nucléaires sont déployées aussi au Bélarus. © isopix

Ukraine : quand Poutine fait de la diversion nucléaire

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Au mépris de la prudence de la Chine, le président russe veut délocaliser des armes atomiques tactiques au Bélarus. S’agit-il de masquer les déboires de son armée?

Treize mois après le déclenchement de l’invasion russe de l’Ukraine, le Bélarus, d’où étaient parties les troupes qui devaient renverser le pouvoir ukrainien au terme d’une opération express, et la localité de Bakhmout, où se déroule depuis huit mois la plus sanglante bataille du conflit, se retrouvent à nouveau au cœur de l’actualité. Comme si la guerre n’en finissait pas de répéter les mêmes épisodes, figée dans un statu quo déconcertant alors que le nombre de morts et de souffrances qu’elle provoque ne cesse de croître chaque jour.

C’est une antienne caractéristique de ce conflit: à intervalles réguliers, le «maître de toutes les Russies», Vladimir Poutine, agite la menace du recours à l’arme nucléaire pour rappeler sa puissance et pour instiller la peur, plus dans l’esprit des populations de l’Occident honni que dans celui de ses dirigeants. Il en avait usé quelques jours seulement après le début de son «offensive militaire spéciale». Mais jusqu’à présent, l’apocalypse promise est restée rhétorique et, foi des services de renseignement américains, la menace n’a pas connu le moindre début de commencement d’exécution.

Contrôle russe des armes

En ira-t-il différemment cette fois-ci? C’est en réponse à l’intention affichée par le Royaume-Uni de fournir l’armée ukrainienne en obus à uranium appauvri, qui ne sont pas des armes nucléaires mais ont des effets toxiques avérés sur la population et les militaires, que le président russe a annoncé, le 25 mars, le déploiement sur le territoire du Bélarus, voisin de la Russie et de l’Ukraine, d’armes nucléaires tactiques. Le projet prévoit la construction d’un centre de stockage de ces armements d’ici au 1er juillet.

«Le Bélarus […], soumis à des pressions politiques, économiques et informationnelles sans précédent de la part des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne, de leurs alliés de l’Otan ainsi que des pays de l’Union européenne, […] est contraint de prendre des mesures de riposte», a souligné le ministère biélorusse des Affaires étrangères pour justifier la décision prise, d’après Vladimir Poutine, à la demande de son homologue Alexandre Loukachenko. Selon les explications de Minsk et de Moscou, la Russie conservera le contrôle des armes nucléaires. Une façon pour le maître du Kremlin de pouvoir prétendre respecter le Traité de non-prolifération nucléaire (TNP), ce qui reste à démontrer. Le doute subsiste sur la question de savoir si Poutine sera tenu de consulter Loukachenko avant l’utilisation éventuelle des armements. Malgré la dépendance du second au premier, pas sûr que le président biélorusse soit ravi de cette perspective.

Les Etats dotés de l’arme nucléaire devraient s’abstenir de déployer de tels armements à l’étranger.

Base arrière russe

Le Bélarus est un allié servile de son grand voisin dans le contexte de la guerre en Ukraine. Il en a administré plusieurs preuves. Son territoire, on l’a vu, a été la voix d’acheminement de troupes russes, avec mise à disposition de casernes, et la rampe de lancement de missiles, notamment lors des bombardements intensifs sur les villes ukrainiennes des 10 et 17 octobre 2022. Il abrite ainsi des systèmes de missiles de longue portée Iskander, capables de porter des charges nucléaires. Deux bases militaires dans l’est et le sud du pays ont été rénovées à cet effet. Le Bélarus a en outre accepté, en octobre 2022, la création d’un groupe militaire conjoint avec la Russie, dont on n’a pas encore vu, il est vrai, l’effet sur le conflit, si ce n’est l’obligation pour l’Ukraine de maintenir un minimum de forces à sa frontière nord. Ce partenariat en matière de défense a même éveillé le soupçon que la Chine, peu encline à s’afficher ouvertement comme pourvoyeuse d’armes à la Russie, puisse utiliser le canal biélorusse pour rencontrer cette demande russe si le besoin extrême s’en faisait sentir.

Entre Vladimir Poutine et Alexandre Loukachenko, une relation que la guerre a encore davantage déséquilibrée.
Entre Vladimir Poutine et Alexandre Loukachenko, une relation que la guerre a encore davantage déséquilibrée. © reuters

Minsk a aussi systématiquement voté, à côté de quelques très rares capitales, contre les résolutions de l’Assemblée générale des Nations unies mettant en cause la Russie. C’est ainsi que l’allié est devenu vassal, allant jusqu’à dupliquer les rapprochements que Vladimir Poutine a opérés lui-même en raison des sanctions occidentales, et qu’Alexandre Loukachenko a consacrés par des visites, début et mi-mars, en Chine et en Iran. Il y a quelques années pourtant, le président biélorusse se permettait quelques «infidélités» à la Russie et osait quelques œillades à l’Union européenne. Ce temps est révolu. Il l’était déjà avant le déclenchement de l’invasion russe. La répression de l’opposition après la contestation des résultats frauduleux de l’élection présidentielle de 2020, qui a reconduit Loukachenko pour un sixième mandat, avait déjà banni le Bélarus des largesses occidentales.

Le temps des «infidélités» d’Alexandre Loukachenko à la Russie et des œillades à l’Union européenne est révolu.

Le «garde-fou» chinois

Des sanctions pour son soutien à la Russie dans la guerre ont accru l’isolement du Bélarus ces derniers mois. Restrictions commerciales, exclusion de banques du système Swift, interdiction des trans- actions avec la Banque centrale biélorusse, mesures de rétorsion contre une série de personnalités…: l’Union européenne a puni le pouvoir de Minsk tout en essayant d’aider les opposants à survivre, eux qui ont pour la plupart été contraints à l’exil dans les Etats voisins depuis 2020. Pour ceux-ci, le combat des Ukrainiens contre l’envahisseur russe s’assimile au leur. Un millier d’entre eux sont engagés dans l’effort de guerre en Ukraine. D’autres mènent des opérations de sabotage contre la logistique russe en territoire biélorusse.

Le renforcement contraint du partenariat russo-biélorusse et le rappel récurrent d’une possible menace atomique par Vladimir Poutine n’augurent pas encore de l’utilisation réelle des armes qui seront entreposées à terme au Bélarus. Cette hypothèse est même en contradiction avec la volonté affichée et répétée par son indispensable allié, la Chine. La déclaration qui a clôturé, le 21 mars, la dernière rencontre entre le président russe et Xi Jinping a été assez claire, par anticipation, sur le «projet nucléaire biélorusse»: «Tous les Etats dotés de l’arme nucléaire devraient s’abstenir de déployer de tels armements à l’étranger.» Sachant qu’il n’a pas intérêt à s’aliéner le président chinois, on pourrait donc en déduire que l’initiative de Vladimir Poutine relève à nouveau de la gesticulation. Ou de la diversion pour occulter les déboires de son armée sur le terrain ukrainien.

A Bakhmout, la résistance ukrainienne est cruciale pour l’issue de l’offensive de printemps.
A Bakhmout, la résistance ukrainienne est cruciale pour l’issue de l’offensive de printemps. © reuters

L’inconnue de Bakhmout

En huit mois de combats, l’armée russe n’a en effet pas réussi à s’emparer de la petite localité de Bakhmout, située dans le Donbass, et dont la conquête pourrait ouvrir la voie à une occupation complète de l’oblast de Donetsk, annexée le 30 septembre 2022. Les enjeux de la bataille sont connus: pour les Russes, accrocher enfin une victoire militaire ; pour les Ukrainiens, tenir la ville ou, à défaut, infliger un maximum de pertes à l’ennemi.

Le 28 mars, le commandant des forces terrestres ukrainiennes, Oleksandr Syrsky, a estimé que «la situation à Bakhmout était extrêmement tendue». Le groupe Wagner «a envoyé à l’attaque ses unités les mieux préparées qui tentent de percer la défense de nos troupes et d’encercler la ville», a-t-il complété. Mais il est difficile d’estimer si cette escalade annonce un retrait ukrainien ou si elle n’est que la répétition de précédents moments de tensions.

Des informations donnent du crédit à la première hypothèse: la progression de l’armée russe au nord-ouest de la ville et celle du groupe Wagner au nord, les lourdes pertes enregistrées par l’armée ukrainienne. D’autres plaident pour la seconde hypothèse. Le ministère britannique de la Défense évoquait, le 27 mars, un «assaut russe stoppé» et l’expliquait à la fois par «l’usure extrême des forces russes» et par «les tensions entre l’armée et la société militaire privée Wagner». «La Russie a probablement déplacé son objectif opérationnel vers Avdiivka, au sud, et vers le secteur de Svatove-Kreminna, au nord, des zones où la Russie n’aspire probablement qu’à stabiliser sa ligne de front. Cela suggère un retour général à une conception opérationnelle plus défensive après les résultats peu concluants de ses tentatives de mener une offensive générale depuis janvier 2023.» Une prise en tenaille seulement défensive? Le chef de l’administration militaire d’Avdiivka, Vitaliy Barabash, reconnaissait implicitement, le 28 mars, un accroissement de la pression sur la localité: il a invité les employés municipaux à s’en retirer.

Le groupe Wagner a envoyé à Bakhmout ses unités les mieux préparées pour percer la défense de nos troupes.

Les prémices de l’offensive

Difficile donc de prévoir l’issue de ces combats. Quelle qu’elle soit, le constat devra être dressé que les soldats ukrainiens ont épuisé, à Bakhmout et dans la région, toutes leurs ressources pour retarder au maximum la progression de l’armée russe. Une stratégie sans doute cruciale pour offrir les meilleures chances de succès à l’offensive que Kiev prépare.

Les premiers chars britanniques Challenger 2 et les premiers Leopard 2 allemands sont arrivés en Ukraine. Ils suivent les véhicules blindés de combat d’infanterie ou de transport de troupes AMX 10 RC français, Stryker et Cougar américains, et Marder allemands, qui les aideront lors de la grande bataille. Challenger 2 et Leopard 2 ne sont pas encore assez nombreux pour prédire son calendrier. Mais leur mise à disposition et le retour prochain du beau temps inclinent à penser que le Bélarus et Bakhmout céderont le relais, en avril, dans la couverture de la guerre en Ukraine, à d’autres lieux emblématiques, témoins à Marioupol ou à Melitopol d’une possible reconquête ukrainienne.

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