La visite de Nancy Pelosi à Taïwan s’inscrit «dans des raisons assez égocentriques dans le chef de la speaker de vouloir exister politiquement». © getty images

Taïwan : la prise de risque injustifiée de Nancy Pelosi (analyse)

Maxence Dozin
Maxence Dozin Journaliste. Correspondant du Vif aux Etats-Unis.

La visite de Nancy Pelosi, la présidente de la Chambre des représentants américaine sur l’île de Taïwan a déclenché l’ire de la Chine qui, depuis, enchaîne les manœuvres militaires pour intimider son voisin, convoité officiellement depuis les années 1970.

La Chine avait prévenu Joe Biden: «qui jouerait avec le feu s’y brûlera(it)». Cela n’a pas empêché Nancy Pelosi, en tournée dans le Sud-Est asiatique début août, de faire étape sur l’île de Taïwan pour l’assurer de son soutien dans son combat pour la démocratie et ce, contre l’avis d’un grand nombre de ténors de l’administration américaine, dont le directeur de la CIA et un président réticent.

A la suite de la visite de la numéro trois du gouvernement américain – la première personne de cette importance à se rendre dans l’île depuis 1997 –, la Chine a réagi par une démonstration de force (patrouille de chars de combat, incursions navales et aéronautiques à la limite des eaux territoriales et de l’espace aérien taïwanais). C’est que le parti communiste chinois, qui a toujours fait de la récupération de l’ancienne Formose un de ses axes majeurs, la qualifiant de «tâche historique», se trouve dans une période charnière. Xi Jinping, en effet, est à la veille de sécuriser une extension à durée indéterminée de son poste de leader du pays lors du 20e Congrès du Parti communiste cet automne. Il n’a jamais fait de secret, non plus, de son désir de voir Taïwan rejoindre le giron de la mère patrie, organisant depuis son arrivée au pouvoir, en 2012, de nombreuses manœuvres militaires dans la région. Celles entreprises après le déplacement de Pelosi sur l’île devaient s’arrêter le 7 août. Elles se sont finalement poursuivies, contre toute attente. Dans le même temps, Taïwan annonçait le début d’exercices à balles réelles, «prévus de longue date», censés simuler une défense de l’île contre une invasion chinoise.

Même s’ils sont du même parti, Nancy Pelosi n’a pas, à proprement parler, de comptes à rendre à Joe Biden.

La visite de Mme Pelosi sur l’île, il est important de le noter, s’inscrit dans une volonté unilatérale de la speaker de la Chambre basse de Washington de rassurer Taïwan sur l’engagement américain en matière de sécurité. L’île jouit de l’intérêt des Etats-Unis car, outre sa position privilégiée en mer de Chine, elle est le premier producteur mondial de puces électroniques. Les échanges commerciaux entre les deux pays s’établissent ainsi à près de 100 milliards de dollars par an. Toutefois, le système politique américain est façonné de manière telle que les pouvoirs d’action de la présidence et du Congrès sont distincts. En d’autres mots, même s’ils sont du même parti, Nancy Pelosi n’a pas, à proprement parler, de comptes à rendre à Joe Biden. Par ailleurs, le fait que John Kerry, envoyé spécial américain pour le climat, ait déploré le voyage de Pelosi – «une visite punitive pour l’entièreté du globe» – après que la Chine ait, en représailles, rompu les pourparlers climatiques entre les deux pays, montre combien le parti démocrate est désuni sur la question.

Comme le rappelait l’éditorialiste du New York Times, Thomas Friedman, ce déplacement intervient à un moment critique, «alors que les Etats-Unis ont demandé à la Chine de ne pas soutenir militairement leur allié russe sur le théâtre ukrainien». Il est «irresponsable» de la part de Pelosi, soutient ce dernier, «qu’elle fasse cavalier seul et mette en péril la position des Etats-Unis sur l’Ukraine alors que le conflit est tout sauf réglé». Les équipes du département d’Etat mises sur pied par Joe Biden ont tenté de convaincre la démocrate que son voyage mettait en péril les relations sino-américaines, sans que le président ne s’y oppose fermement, craignant qu’un positionnement «faible» sur la Chine ne desserve sa propre cause face aux républicains, à trois mois des élections de mi-mandat.

La rationalité de la raison d’État

Les Etats-Unis reconnaissent les aspirations de la République populaire de Chine sur l’île de Taïwan, conformes à la «politique d’une seule Chine» de Pékin stipulant que quiconque désire entretenir des relations diplomatiques avec elle doit reconnaître la légitimité de ses désirs de souveraineté sur, entre autres, Taïwan. Il n’empêche, depuis 1979 et le Taiwan Relations Act, Washington fournit à l’île une assistance militaire afin que cette dernière puisse s’autodéfendre. Une position éminemment trouble.

Que cela soit en raison de piratage informatique, de vol de propriété intellectuelle ou encore de politiques commerciales et monétaires jugées hors la loi, de nombreuses personnalités démocrates comme républicaines ont fait de la Chine leur principal ennemi. Mike Pompeo, chef du département d’Etat sous Trump, considère ainsi que Xi Jinping est aujourd’hui la «personnalité la plus dangereuse» pour la stabilité internationale. La politique étrangère américaine, depuis la présidence Obama, se trouve principalement axée sur un soutien choisi aux démocraties à travers le monde, et Joe Biden a repris ce même agenda depuis le début de sa présidence, estimant que la Chine constituait la menace numéro un à ses propres intérêts.

La Chine a réagi à la visite de la numéro trois du gouvernement américain par une démonstration de force qui s'est poursuivie cette semaine.
La Chine a réagi à la visite de la numéro trois du gouvernement américain par une démonstration de force qui s’est poursuivie cette semaine. © belga image

Comme le rappelle Jonathan Graubart, professeur de relations internationales à l’université de San Diego State et auteur d’un livre à paraître sur les penseurs parias de la cause juive (Jewish Self-Determination beyond Zionism: Lessons from Hannah Arendt and other Pariahs, Temple University, 2023), «les Etats-Unis axent leur politique étrangère, comme toute nation, sur la défense de leur intérêt propre. Toutefois, d’un point de vue communication publique, la défense de la démocratie à travers le monde est bien plus vendeuse que des objectifs purement rationnels consistant à sécuriser leur approvisionnement commercial ou en matières premières.» La visite de Nancy Pelosi sur l’île de Taïwan s’inscrit pour lui dans une logique rationnelle des intérêts d’Etat, mais aussi «dans des raisons assez égocentriques dans le chef de la speaker de vouloir exister politiquement», même si cette dernière a toujours eu, estime-t-il, «un faible pour les questions de démocratie, tout en ne prenant pas de réel risque en matière politique car les violations des droits humains en Chine ne font presque l’objet d’aucune polémique, contrairement à d’autres dossiers, notamment Israël».

La vision projetée des Etats-Unis comme «phare de la démocratie» demeure un argument de vente assumé et puissant à l’échelle internationale.

Gendarmes internationaux sur le tard

Même s’il dispose de dizaines de bases militaires à l’étranger et que son budget de dépenses en matière d’armement et de défense en fait encore aujourd’hui, et de loin, la première puissance mondiale du genre, Washington ne s’est pas toujours historiquement profilé en tant que «gendarme international». Sa propension à jouer de son influence hors du territoire national a toujours fait l’objet de franches dissensions politiques entre démocrates et républicains. L’entrée même du pays sur le théâtre des deux guerres mondiales s’est fait dans la douleur, comme en témoigne le positionnement initial du président Franklin Roosevelt face à la question de l’invasion nazie de l’Europe de l’Ouest, ce dernier estimant, jusqu’à l’attaque de Pearl Harbor, que cette question était d’un ressort «strictement européen» – les souvenirs des pertes occasionnées durant le premier conflit et l’engagement lui-même tardif du président Wilson (en 1917) avaient dû longuement faire réfléchir le démocrate.

Comme le relève Jonathan Graubart, «les intentions belliqueuses des Etats-Unis hors du territoire national ont commencé avec la guerre hispano-américaine de 1898, au cours de laquelle les Américains ont notamment mis la main sur les Philippines. Mais il a fallu cinquante ans pour que les élites politiques américaines fassent consensus sur le fait que le pays passe de puissance régionale à puissance mondiale. Le déclic s’est produit à la fin de la Seconde Guerre mondiale, lorsque Washington a senti qu’il y avait une opportunité, en premier lieu commerciale, à se muer en puissance de premier ordre.»

Les Etats-Unis ont toutefois, depuis, sombré dans une dépendance politique à leur propre industrie militaire, devenue tentaculaire: le montant des dépenses du Pentagone, en 2020, était trois fois supérieur à celui de son premier poursuivant (la Chine, justement). Début des années 1960 déjà, dans un discours passé à la postérité, le président républicain Dwight Eisenhower s’alarmait des liens tissés entre politiciens et le «tout-puissant» complexe militaro-industriel. Soixante ans plus tard, les choses n’ont guère changé. Les dépenses militaires et la position de «gendarme international» constituent un des rares sujets de consensus entre démocrates et républicains à une époque où les deux partis ne s’entendent plus sur rien en matière de politique intérieure. Il n’est donc pas surprenant qu’un président en exercice comme Joe Biden souhaite prolonger ce statut. Même s’il a opéré un retrait significatif des troupes américaines en Afghanistan en août 2021, la vision projetée des Etats-Unis comme «phare de la démocratie» demeure un argument de vente assumé et puissant à l’échelle internationale.

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